Chapitre 3 : Le Havre des Cimes
Silke n'avait pas l'habitude de suivre des inconnus. Pourtant, ce Morten fut persuasif : il lui décrivit sa vie depuis sa naissance jusqu'à son arrivée en Exil. Personne n'en savait autant sur elle, hormis Blanche et Rika. Sa sœur. Celle qui avait envoyé cet homme si étrange la chercher.
Il se mouvait dans la neige avec une efficacité redoutable. Silke avait du mal à le suivre, tant il était rapide. Mais pas une seule fois il se tourna vers elle. Pas une fois il ne parut se demander si elle s'en sortait. Soit il s'en fichait, soit il était persuadé qu'elle pouvait tenir la cadence.
-Que voulait me montrer Rika ? Lança-t-elle, au bout de dix minutes de marche silencieuse. Qu'est-ce qui est si important ?
-Tu connais ta sœur. Tu crois vraiment qu'elle se serait simplement contentée de se rebeller contre Lucifer ?
-Hein ?
Que voulait-il dire ? Une rafale de vent manqua la faire tomber dans la neige. Elle maugréa en recouvrant son équilibre. Il leur fallut encore cinq minutes de marche, au terme desquelles Morten s'arrêta. Ils se trouvaient au sommet d'une bute. Un pic se dressait juste en face, majestueux.
-Tu vois la montagne, droit devant ?
Un nuage de condensation se formait devant sa bouche.
-Oui. Pourquoi ?
-Dans ce cas, c'est que tu es aveugle, ma petite Silke.
Il l'attrapa, pour la tirer plus en avant. Elle se raidit pour le repousser, mais sa poigne ne l'emprisonnait pas : il la lâcha dès qu'elle se trouva à un emplacement précis. Alors, elle ne vit plus le pic. A sa place se trouvait une imposante citadelle, cernée par les rochers de la montagne. La lumière coulait à flot sur les lieux, donnant une idée de la taille colossale du bâtiment. Des arches démolit côtoyaient des bâtiments en ruines, des murs d'enceinte éventrés. Une épaisse couche de neige recouvrait le tout.
-Qu'est-ce que... C'est ? Demanda-t-elle dans un souffle, touchée par la majesté des lieux.
-Je te présente le Havre des Cimes. La dernière trace de l'empire des Némésis sur Terre.
Stupéfaite, elle admira la citadelle. Une œuvre de ses Ancêtres ? Une chose aussi belle ? Comment diable était-ce possible ? Ils ne faisaient que verser le sang et répandre la terreur. Non ? N'étais-ce pas ce que tous racontaient ?
-Rika a travaillé dur pour sécuriser les lieux, fit Morten en passant devant elle. Viens. Tu as encore bien des choses à découvrir.
Un pas de plus, et il disparut dans un grésillement bleuté. Silke écarquilla les yeux. Une... Porte ? Il y avait une porte, ici ? Ou était-il doté d'un pouvoir identique à celui de Barbatos, pour la teleportation ?
-Alors ? Lança-t-il, sa tête surgissant du vide. Tu viens ?
Il se volatilisa de nouveau. Bon. Soit elle restait à se geler dans les vents des sommets, soit elle agissait. Or, elle n'était pas venue jusqu'ici pour abandonner si près du but. Prenant une grande inspiration, elle fit un pas en avant...
... Et posa le pied sur une dalle de pierre. Autour d'elle se dressaient des colonnes de pierres, des arches brisées. Le souffle coupé par le spectacle, elle tourna sur elle-même, admirant ces différentes nuances de gris, toutes gravées de symboles en langue ancienne.
Une découvrant une immense structure, quasiment intacte, elle cligna des paupières. D'un style gothique, cela ressemblait à un mélange de château de conte de fée maudit et de cloître des humains, adossé au sommet de la montagne.
-Ferme la bouche, petite Silke, fit Morten en lui tapotant l'épaule. Et re... Ha, mais qu'est-ce que...
Il regarda un espace sur la gauche de Silke, sourcils froncés. Puis il fit un geste de la main, l'air particulièrement contrarié.
-Un problème ?
-Quelqu'un qui nous espionnait par magie, grommela-t-il. Rien de grave. Quoi qu'il en soit... Admire la vue !
Au bout d'un la grande place de pierre, le vide. Il n'y avait plus rien, hormis une vue imprenable sur les Alpes, et, plus bas encore, le monde des humains. Un panorama inégalable.
Une place impossible à prendre par surprise, de quelque façon que ce soit.
-Bon. Passons aux choses sérieuses, déclara son guide. Tu as encore bien des choses à voir.
Encore ? Elle était déjà suffisamment impressionnée, émue par ces lieux qui avaient appartenu à ses Ancêtres. Que pouvait-il y avoir d'autre ?
*
Rika fut incapable de dormir. Exaspérée au bout de trente longues minutes, elle se redressa d'un bond. Elle allait régler rapidement ses problèmes, puis partir d'ici. Elle se sentait suffisamment en forme pour tout faire.
Néanmoins, elle n'avait aucune envie d'aller au Hall de la Souffrance en minijupe et sans sous-vêtements. L'armoire de Fergus contenait un nombre des plus restreints de t-shirts et de pantalons. En tout, il devait avoir deux ensembles. Il ne lui en resterait plus qu'un, désormais.
Bon sang, quelle taille faisait-il !? Elle nageait dans le haut, et dut serrer la ceinture du pantalon au maximum. C'était confortable, mais tout de même. Il était vraiment temps pour elle de rentrer chez elle.
Pieds nus, elle sortit dans le calme d'Exil. La nuit était tombée depuis longtemps. Ce devait être le milieu de l'automne, maintenant. L'obscurité prenait ses droits de plus en plus tôt dans la journée, pourtant, elle n'eut aucun mal à s'y retrouver. La lune éclairait crûment le pic, lui permettant de remonter les ruelles pavées, d'une propreté exemplaire, jusqu'au Hall de la Souffrance.
Le bâtiment, tout de bois, s'élevait, grand et menaçant. Il semblait sortit d'une époque viking, ou ce genre de choses. Un poussant la lourde porte sculptée d'un chêne, elle fut accueillie par la lueur tamisée de deux grands braseros, chargés de combattre la pénombre de la grande pièce. Elle aussi faite de bois, elle offrait à la vue toute la structure des poutres du toit. Sur sa droite, un trône rudimentaire servait à Alastor pour les réunions officielles. Après tout, il était le chef d'Exil, en dépit de la mentalité des plus solidaires du groupe installé dans le Hall.
-... veut dire que Lucifer a perdu une place des plus importantes. Sans « génisse » ni endroit pour la reproduction, il va devoir se réorganiser.
C'était Fergus. Toujours torse nu, les cheveux en bataille, l'épée à la ceinture, il paressait pourtant d'un calme serein. Il devait finir son rapport, car tous les autres hochèrent la tête, concentrés. Il y avait là Nergal, Cassandra, Blanche, le Bourreau, Barbatos. Mais pas Hell. Sa sœur devait se trouver avec le Clan.
-Ce qui devrait nous laisser le temps de nous retourner. Salut, Rika. Content de te voir vivante.
Le Bourreau adressa un clin d'œil à son alliée. Tous les autres la saluèrent avec de grands sourires. Elle se demanda à quel point cela était feint. Après tout, elle n'était pas très sociable, et leur avait collé la raclée de leur vie en guise de présentation.
-Nous mettons la maison d'accueil à ta disposition, fit Cassandra en s'approchant d'elle, sans pour autant la toucher. Pour te laisser le temps de te retourner.
-Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux venir nous voir, ajouta Blanche, avec un grand sourire épanouis.
Tiens, au fait, depuis le temps, était-elle mariée ? Elle avait vaguement entendu parler d'un mariage en Exil, impliquant le démon duplicateur et elle. C'était une bonne chose. Elle aimait bien Blanche. Elle méritait d'être heureuse. Surtout après tout ce que Lucifer lui avait fait subir.
-Je vous remercie. Néanmoins, je n'ai pas besoin de la charité. Je me débrouille très bien toute seule.
-Toujours aussi aimable, lança Barbatos.
-Casse pieds, ajouta Nergal.
-Vous ne pouvez pas franchement la ramener sur ces deux points, rétorqua Blanche.
Cela leur cloua le bec. Rika en profita pour intervenir.
-Je suis ici pour savoir quelles sont les dernières nouvelles, depuis un mois. Je n'ai pas eu l'occasion d'être tenue au courant.
Tous hochèrent la tête, compréhensifs. Fergus, lui, eut un air coupable. Elle avait envie de le frapper. Le simple fait le voir, en fait, lui donner des envies de meurtres ! Quand elle pensait qu'elle avait... Non. Pas maintenant. Sinon tous les autres allaient comprendre.
-C'est bien simple : Lucifer fait le mort, préparant certainement son prochain mauvais coup. Nous, on tente de sortir de notre isolement en cherchant des alliés. Autant dire qu'en un mois, nous n'avons pas beaucoup avancé, marmonna Alastor.
-Ni dis ça, fit Cassandra en lui posant une main réconfortante sur l'épaule. Nous avons obtenus une rencontre avec Satan, tout de même.
Attendez... Elle avait bien entendu « Satan » ? Le roi déchu des Enfers ? Qui se perdait dans la guerre civile pour récupérer son trône ? Celui qui n'avait pas vu les manigances de Lucifer sous son règne ? Qui, pas son ignorance, lui avait laissé carte blanche pour ses élevages ?
-Pourquoi lui ?
-Parce que je ne supporte pas Belzébuth, lança Alastor. Il était déjà narcissique et fêlé avant son intronisation, alors maintenant, ce doit être insupportable. En plus, il ne m'a jamais pardonné de m'être fait sa sœur.
-Quoi !?
-C'était bien avant que je ne te rencontre, Cassandra !
La nymphe foudroya son époux du regard, ce qui impliquait une sacrée explication de texte plus tard. Épuisée, Rika se tourna vers Blanche. L'ancienne servante lui fit un doux sourire. A son doigt, nul bague n'annonçait son mariage.
-Quand aura lieu la rencontre avec Satan ?
-Dans une semaine, sourit-elle. Dis-moi, est-ce que... Heu...
Elle rougit, lui faisant hausser un sourcil.
-Est-ce que tu voudrais assister à mon mariage ?
Toutes les têtes se tournèrent vers elles. Rika sentit une pression inexplicable s'abattre sur elle, sans raison apparente. Elle ne c'était pas vraiment attendue à ça.
-Je... Croyais que c'était déjà fait.
Blanche secoua la tête, l'air triste.
-Silke est partie le lendemain de l'attaque. Svenn est... Barbatos était... Enfin, les conditions n'étaient pas propices aux réjouissances.
Silke était partie ? Rika eu beaucoup de mal à ne pas sourire. Sa sœur avait donc décidé de respecter ses « dernières volontés » ? Ha, tiens, elle avait hâte de la revoir. Même si... Elle repensa au jeune métamorphe, ce Svenn. A la façon dont Silke le regardait. S'il avait eu des problèmes, sa petite sœur risquait de ne pas avoir le moral.
-Tu viendras ? Demanda Blanche, l'arrachant à ses réflexions.
Elle soutint son beau regard vert.
-Tu mérites d'être heureuse, Blanche. Si ça te fait plaisir, je serais là.
Une fois dehors, dans l'air frais de la nuit, elle prit une profonde inspiration. Bon. Il était temps de rentrer. Elle avait une rencontre à préparer.
*
Bien après la disparition de l'image, il continua à fixer le miroir devant lui, sans même voir son reflet. La lune avait obscurci sa chambre, faisant passer sa chevelure de blanche à argenté. Ses yeux jaunes, eux, semblaient luire dans la pénombre. Cela lui arrivait souvent, ces derniers temps. La colère provoquait ce phénomène, lui donnant l'impression d'avoir deux phares à la place des iris. Bon, il n'illuminait pas toute la pièce, mais c'était quand même gênant.
Comme son espionnage auprès de Silke. Depuis son départ des terres d'Exil, il l'avait surveillé. Fergus, tout d'abord, s'y était opposé. On devait respecter le choix de la jeune femme : sa seule famille était décédée. Elle n'avait jamais été très proche de Rika, pourtant. Mais le dragon était revenu le lendemain, avec un miroir ensorcelé. Il n'avait qu'à penser à elle, pour la voir apparaître sur la surface polie.
Les dieux seuls savaient à quel point elle occupait ses pensées. Cela empirait de jour en jour. En apercevant son visage épuisé, torturé par des pensées connues d'elle seule, il mourrait d'envie de lui faire face. De la toucher. De la serrer contre lui.
Ha, merde. Ses yeux devenaient un peu plus intenses. Il les couvrit de sa main, avec un profond soupir. Il ne pouvait toujours pas la rejoindre. C'était trop dangereux. Il était trop dangereux.
-Svenn ?
Le timbre chaleureux de Hell Ferguson le tira de sa réflexion. La belle rousse, Phoenix de son état, lui adressa un sourire. Depuis sa mise en couple avec Barbatos, elle était radieuse.
-C'est l'heure, ajouta-t-elle en lui faisant signe de la suivre.
Résigné, il lui emboîta le pas. Au cours du mois passé, il avait fait une poussée de croissance. Désormais, il faisait la taille d'Alastor. Sa carrure, aussi. Ce qui lui permettait de surplomber les femmes d'une bonne tête.
Celles du Clan Ferguson l'adoraient. Il ne savait pas pourquoi, mais toutes lui faisaient des avances, en dépit parfois de leur statut de femme mariée. Il avait bien du mal à les repousser, parfois. D'un autre côté, sa réputation de « sainte nitouche » avait rapidement fait le tour de l'endroit. Cela lui épargnait de se faire battre comme plâtre par les hommes, dont le physique de guerrier et la force inhumaine aurait fait pâlir n'importe quel démon.
Mal à l'aise sous les coups d'œil pleins d'un désir inexplicable, il fendit la foule. Le bâtiment en U, qui hébergeait la majorité du Clan, était plongé dans les ténèbres. Minuit approchait à grands pas. Hell le précédait, paressant insensible au monde. Forcement. Elle était née avec ces gens. Avait vécu le plus clair de son temps au milieu de leurs souffrances, de leurs plaies béantes qu'ils tentaient de dissimuler comme ils le pouvaient.
Les Ferguson étaient les plus grands chasseurs de démons du monde de l'Invisible. Mais aussi les êtres les plus durs. Fergus les maintenaient d'une main de fer afin d'éviter toute dérive. En un mois, il avait eu le temps de voir de quoi il en retournait : sans lui, ils pourraient être dangereux. Dans leur désir de vengeance, ils pourraient défier les dieux eux-mêmes. Et s'ils n'avaient toujours pas accepté de devenir officiellement les alliés d'Exil, c'était uniquement parce qu'un démon était à sa tête.
Le mariage d'amour de Nergal et de Blanche les ferait peut être changer d'avis. Car il n'avait aucune envie de voir Fergus imposer sa volonté, à l'ancienne. Pourtant, il devait l'avouer, leur chef éviter le plus souvent le conflit. Mais tous ces êtres vivaient depuis des siècles, se dit-il en croisant le regard d'azur d'une femme, à l'apparente jeunesse. Leurs traditions n'étaient ni démocratiques, ni pacifiques. Il n'y avait pas non plus d'enfants pour venir adoucir leur caractère, ici.
Ils avaient dépassé la foule, ainsi que l'enceinte du bâtiment. Le Clan était venu s'établir entre les collines, dans un vallon occupé par leur seule présence. La lune inondait l'espace de ses rayons, semblant rire de sa vie. Il franchit les herbes hautes, pour arriver à la « piste d'atterrissage », utilisé par tous les métamorphes ailés. Pour permettre à un dragon rouge de manœuvrer, il fallait de la place.
Barbatos était assis en tailleur, flottant au-dessus du sol grâce au battement de ses six ailes. Le Séraphin lui adressa un clin d'œil en l'apercevant.
-Alors, prêt à passer une nuit éreintante avec moi ?
-Dit comme ça, il pourrait y avoir méprise, grimaça Svenn en venant s'asseoir près de lui.
-Pourtant, moi, je suis claqué, après.
-Heureusement que je recharge tes batteries, lançant Hell en attrapant l'ange par le poignet, afin de le forcer à descendre sur terre.
Ce dernier l'embrassa presque chastement, avant de s'agenouiller près de Svenn, dont les bras se tendirent obligeamment. En plus de la lune, l'aura dorée de Barbatos venait éclairer la pâleur de sa carnation.
-Tu es aussi blanc que le cul de Hell, fit-il en refermant de lourdes menottes autour de ses poignets.
-Hé ! Il n'a pas à savoir ça !
L'ange ricana en reliant les menottes à un épais piquet, planté à même le sol. Dessus, des runes nordiques étaient gravées, à l'instar de toute la surface métallique de ses chaines. Le couple s'installa à une bonne distance de lui, sans cesser de se chamailler. Par mesure de sécurité, nul n'était autorisé à l'approcher.
Non. Décidément, dans les circonstances actuelles, il ne pouvait pas revoir Silke. Pas alors qu'un Séraphin peinait à le contrôler.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top