Chapitre 10 : L'Etalon
Il allait être papa.
Debout en plein milieu de sa cuisine, sa louche à la main, Fergus fixait tous les ingrédients, incapable de bouger. Après des siècles d'existence, il allait être papa pour la première fois. Et il ne se sentait absolument pas prés. Il n'avait jamais eu affaire aux enfants, à cause de la malédiction. Hell et lui n'avaient pas beaucoup d'écart, de même que Blanche. Aussi ne se souvenait-il pas de la dernière fois qu'il avait vu un nourrisson.
Son estomac était horriblement noué. Il était un dragon. Elle était une Némésis. Qu'est-ce que ça allait donner, comme bébé ? Enfin, à la limite, il s'en moquait. Ce qui lui importait, dans l'immédiat, c'était qu'elle n'était pas à ses côtés.
-Fergus ?
La voix de Svenn ne l'atteignit même pas. Toujours sa louche à la main, il fixait le mur aux carreaux d'une propreté immaculée. Il avait envie d'être avec Rika. De pouvoir lui parler, la rassurer, la serrer contre lui. De l'embrasser, de lui faire comprendre ce qu'il ressentait. Ce qu'il ressentait... Il l'avait compris depuis un petit moment, déjà. Et il ne se sentait pas d'en parler. Car il était évident que...
-Fergus !
Son jeune cousin apparut dans son champ de vision, courbé au-dessus de ses ingrédients, les sourcils haussés. Avec ses cheveux blancs et son regard doré, il avait déjà un certain succès auprès des femmes du Clan. Le fait qu'il soit né bien après le début de la Malédiction n'arrangeait pas les choses. Elles devaient se dire qu'il pourrait peut-être les mettre enceintes.
Et lui ? Comment diable avait-il fait pour mettre Rika enceinte ?
-Tu n'as pas l'air bien. Ça a un rapport avec le ventre rond de ta petite amie ?
Son regard vide fit hausser un sourcil à Svenn.
-D'accord... Ça n'a vraiment pas l'air d'aller.
-Fergus Ferguson !
Le rugissement, empli de douleur, ne le fit même pas sursauter. Venant de l'extérieur, il provoqua un charivari largement audible. Quelqu'un se battait, mais Fergus reconnut nettement le timbre de Morten. Le frère de Rika.
Un mauvais pressentiment se propagea en lui, l'arrachant brutalement à son immobilité. Dans la cour intérieure du Clan, il découvrit ses gardes cernant un homme à genoux, en sang. Le métamorphe était aux portes de la mort. Par chance, Hell était toujours dans les parages. Sur un signe de Fergus, elle se chargea de le soigner. Des râles s'échappaient de sa gorge, comme si les poumons avaient été touchés. Pourtant, en dépit de sa souffrance, il parvint à lui adresser un regard haineux au possible.
-Tu... Haleta-t-il, les mains sur ses côtes. Tu dois... Sauver Rika...
Le sang se figea dans ses veines. Sauver Rika. Rika avait un problème. La colère chassa tout sentiment de panique, ses sens parurent s'affiner. Un grondement sourd s'élevait dans l'air. Le sien. De même que des écailles se formaient et disparaissaient alternativement sur ses bras, signe d'une perte de contrôle inhabituelle chez lui. Les membres de son Clan s'écartèrent prudemment.
-Que s'est-il passé ? demanda-t-il, son ton calme surprenant Svenn.
-Il a appris... Pour la grossesse...
-Qui ?
-Lucifer.
Il serra ses poings, les pupilles étrécies. Le grondement s'était propagé à l'ensemble des Ferguson. Lucifer, le responsable de l'enfermement de Rika. Celui qui avait l'intention d'en faire une génisse afin de perpétuer son « élevage ».
-Sa sœur... Silke a tenté de la sauver... Elles ont disparu toutes les deux... Rien put faire...
Fergus ferma les yeux, prit une profonde inspiration. À côté de lui, Svenn luttait pour garder le contrôle. Seule la crainte de perdre Silke dut lui permettre de rester sous sa forme humaine, conscient de ce qu'il se passait.
-Vladimir ! rugit-il.
-Oui ? répondit son garde, en sortant des rangs.
-Je veux la moitié du Clan au Havre des Cimes. Il y a des enfants à garder là-bas. L'autre moitié restera ici, à surveiller nos positions. Hell. Appel Alastor. Il doit être tenu au courant de la situation. Morten, rétablis-toi. Svenn ?
Il se tourna vers son cousin, dont le regard était brûlant d'une haine palpable. Ses pupilles étaient devenues fendues, sa peau tentait de changer, signe de son combat interne.
-Tu viens avec moi.
*
Elle avait horriblement mal au ventre.
Les mains autour de son nombril, Rika prit une profonde inspiration, tremblante. Très bien. Elle était emprisonnée par Lucifer, dont l'esprit psychopathe avait fomenté un nouveau jeu : la faire assister à l'exécution prévue pour sa petite sœur.
Houla, elle devait vraiment respirer. Ce n'était pas le moment de faire une fausse couche, bon sang ! Le temps de grossesse était bien plus court chez les Némésis, aussi craignait-elle une catastrophe, sous l'effet du stress.
Épuisée de tourner en rond, Rika s'assit sur le banc rustique. Enfermée dans un donjon, sans la moindre lumière, avec tout juste assez de place pour elle -surtout maintenant qu'elle était plus large de profil que de face-, elle se sentait impuissante. Un sentiment qu'elle avait largement eu le temps d'apprendre à haïr, du temps où elle était sous le joug de Lucifer. Du temps où elle voyait les enfants Némésis se faire massacrer. Ou sa sœur devenir l'une des maîtresses de ce monstre.
Un mois. Il s'agissait du temps de grossesse courant d'une Némésis. Huit fois plus court que celui des humains, pour des raisons de survie évidentes : peuple né dans la guerre et le sang, ils avaient eu besoin de se reproduire vite pour pérenniser leur race.
Elle était presque à deux semaines, d'après Blanche. Deux semaines depuis la première fois où Fergus lui avait fait l'amour, lors de leur fuite. Elle ferma les yeux, une boule dans la gorge. Elle n'y avait pas pensé, mais alors, elle était encore sous le joug du programme de conditionnement de Lucifer, afin d'augmenter sa fertilité et sa réceptivité aux étalons qu'elle devait rencontrer. Les étalons...
Elle rougit de façon inexplicable, en repensant à Fergus, nu. Avec un tel souvenir, nul ne pourrait se targuer de l'impression entre les draps, désormais.
Rika leva les yeux vers la fenêtre, quadrillée de barreaux épais. Lucifer avait été clair : Silke servirait d'exemple, afin de tuer dans l'œuf tout désir de rébellion des autres Némésis, certainement affectées par leur défection à toutes les deux. Elle-même serait renvoyée dans l'unité de reproduction. On lui enlèverait son enfant. Celui de Fergus. Le sien.
Un grondement, suivit du contact d'une fourrure douce contre sa paume lui firent découvrir l'apparition de Fenric. Son Ancêtre lui lécha le bout des doigts, avec un petit gémissement. Elle pouvait l'invoquer, en dépit des sceaux gravés dans la pierre autour d'elle, inscrits sur chacun des barreaux de la fenêtre et de la porte. Lucifer ne laissait pas les choses au hasard : il était fermement décidé à la garder.
Mais ce n'était pas pour autant qu'elle se laisserait faire.
Une porte grinça, au loin. Elle connaissait bien ces lieux. Elle savait qu'il s'agissait de celle des sous-sols. Un gardien arrivait, certainement avec le repas des prisonniers. Elle observa les inscriptions, tout autour d'elle. Passive, comme n'importe quelle détenue. Il frappa sur des barreaux, réveillant tous les autres. Aussitôt, des exclamations, des injures retentirent de toute part. Des supplications, également, rapidement remplacées par des bruits pressés de mastication. Depuis combien de temps n'avaient-ils pas eu leur pitance ? Lucifer pouvait parfois faire attendre ses prisonniers une semaine. Ou les oublier totalement.
Quand enfin, le gardien arriva à sa cellule, elle fit disparaître Fenric. Toute la brume se résorba entre les dalles, la faisant paraître soudain moins dangereuse. Le démon bicéphale lui fit un sourire mauvais au apparaissant devant sa porte. Toujours assise, elle le lorgna passivement.
-Tu as l'air moins dangereuse que dans les rumeurs, Némésis ! lança-t-il, de ses deux voix.
Comme elle ne répondit pas, se contentant de l'observer, il haussa les épaules, pour glisser un plateau immonde dans sa cellule. Elle n'avait pas besoin de plus.
Son pied écrasa la main introduite entre les barres. Les deux têtes n'eurent pas le temps de glapir de douleur, que son pied cueillit l'une d'elles en plein dans le menton, pour la sonner. Toujours consciente, la deuxième contrôla le corps, pour tenter de partir... Mais Rika passa le bras au travers des barreaux, pour l'attraper par le devant de son t-shirt. Elle tira si fort qu'elle l'assomma contre les tiges de fer, dans un bruit retentissant.
Un silence de mort s'ensuivit, tant les autres prisonniers étaient sidérés, elle laissa glisser le corps sur le sol. À sa taille, il y avait les clés de sa cellule. Malheureusement, avec son ventre proéminent, elle ne pouvait plus se pencher pour s'en saisir. Fenric apparut de nouveau, et gratta la ceinture du démon avec ses pattes. Quand, enfin, elle obtint le jeu de clés, elle se permit de sourire.
Elle ne serait peut-être pas une bonne mère, mais son enfant ne resterait pas entre les mains de Lucifer.
Libérée des contraintes de ses barreaux, elle avisa les prisonniers. En la reconnaissant, tous s'étaient plaqués contre le fond de leur cellule, livides. En dépit de son mois d'absence, elle conservait une certaine réputation, apparemment.
-Ça vous tente de prendre l'air, les gars ?
*
Ils avaient voyagé sous leur forme humaine, harnachés pour le combat.
En découvrant le château de Lucifer, Svenn sentit la fureur se cristalliser en lui. Les hautes tours déchiquetaient les cieux, comment autant de souvenirs se plantant dans son cœur. Silke lui avait un peu parlé de cette époque. Celle où elle était dans une « cage dorée », où elle était la maîtresse de Lucifer et l'un de ses Bourreaux les plus efficaces.
Aujourd'hui, la demeure du déchu était devenue une véritable forteresse, avec des légions de démons campant à ses portes. De leur position dans les cieux, il aurait été incapable de reconnaître les différentes factions, mais l'une d'elle était évidente : des Géants de Pierre, massés tout pré des grandes collines, trois kilomètres plus loin. Comment Rika avait-elle fait pour les soumettre, à elle seule ? Ils étaient colossaux.
Fergus ne s'appesantit pas sur l'armée de Lucifer. Sans l'ombre d'une hésitation, il plongea sur le château. Sa fureur était palpable, à l'égale de celle de son cousin. Mais il y avait une chose différente. Une urgence, une peur que seul un futur père pouvait connaître.
Il se posa en plein milieu de la cour intérieure, ses ailes de cuir rouge à peine ouvertes pour amortir sa descente. Puis le carnage commença. Avec une efficacité née de siècles de batailles, Fergus ne laissa aucune chance à ses adversaires. Ils tombèrent les uns après les autres sous ses coups, tandis que Svenn se coller dos à lui, pour protéger ses arrières. Il avait déjà vu son cousin au combat. Mais il ne s'était encore jamais transformé en une telle machine à tuer.
Le sang recouvrit les dalles de la cour, le rendant terriblement glissant. Svenn, en dépit du massacre, tentait de garder l'esprit clair. De ne pas se laisser submerger par la bête tapie en lui. Il avait peur pour Silke. La rage menaçait de faire surface à tout moment, de provoquer une transformation non désirée. Déjà, sa peau le tiraillait, comme en réponse à Fergus. Son cousin, dont les bras étaient partiellement couverts d'écailles en dépit de sa forme humaine, dont les yeux devaient terroriser ses ennemis avant d'être pourfendus.
Il ne devait pas penser à Silke. Ne pas imaginer ce qui devait lui arriver en cet instant même. Ne pas penser à Lucifer, probablement auprès d'elle en cet instant. Ne pas se souvenir de cette image, encore si vive en lui : elle, à califourchon sur le déchu.
Un rugissement de rage fendit sa gorge, tandis que son épée tranchait le cou d'un démon à tête de serpent. Il raserait ce château de la surface des Enfers, si cela lui permettait de retrouver Silke !
*
En entendant les hurlements, Rika se dit que les prisonniers devaient être plus dangereux que prévu. En les libérant, elle avait espéré créer une diversion. Visiblement, c'était chose faite. Tous les démons du château avaient accouru vers la zone de conflit, lui laissant plus de marge de manœuvre.
Fenric, la truffe collée au sol, cherchait la trace de Silke. Elle préférait ne pas déployer trop de son pouvoir, afin de ne pas attirer l'attention. Les Némésis, elle pouvait les gérer, et encore, uniquement si ses dons d'invocations ne lui faisaient pas défaut. Avec la grossesse, les choses étaient un peu plus compliquées, désormais. Et si elle tombait une nouvelle fois sur Lucifer, elle n'aurait plus aucune chance de s'en sortir. Il l'enfermerait de nouveau dans un de ces coffres-forts, dans l'attente de son accouchement. Avant de faire en sorte qu'elle soit de nouveau enceinte, et ainsi de suite, jusqu'à son décès.
Mieux valait être prudente, donc.
Comme son Ancêtre avait du mal à trouver une piste, elle se permit un temps de réflexion. Lucifer n'aurait aucune envie d'avoir sa sœur dans son lit, plus maintenant. Elle connaissait trop bien ce pervers, qui l'avait depuis longtemps remplacé par une autre Némésis, bien plus consentante qui plus était. Il y avait aussi cette blonde un peu folle, qu'elle avait vue dans la bataille chez Fergus.
Où avait-il donc pu cloîtrer sa sœur, en attendant sa mise à mort ?
L'évidence la frappa, bien trop tard. Les Némésis. Elle devait être gardée par ses consœurs, chargées de surveiller l'une des femmes qu'elles craignaient le plus. Certainement pour assister à sa déchéance, avant la fin. Elle servirait d'exemple, tout comme elle.
Une vive douleur lui noua le ventre, à tel point que, aidée de Fenric, elle fut contrainte de s'asseoir. Le stress n'était pas bon pour le bébé. Ni pour elle, car restait immobile en plein milieu du territoire ennemi était vraiment stupide. Mais en cet instant, la sueur perlait à son front, tant elle luttait pour conserver sa conscience en dépit de la douleur.
Ce fut à ce moment qu'un Alp décida de sortir dans le couloir. L'elfe noir la découvrit, avec de grands yeux. Malheureusement, une démone le suivait, faisant deux adversaires pour un seul Fenric. Et m...
-Empare-toi d'elle ! ordonna l'Alp, à l'adresse de sa compagne.
L'Ancêtre se rua sur eux, mais la douleur était telle qu'elle ne pouvait en invoquer un autre. Elle se redressa, pour faire face à l'elfe noir, tandis que la démone était occupée avec le métamorphe. Avec son ventre proéminent, elle se voyait mal engager un combat au corps à corps. Son adversaire le comprit, car un mauvais sourire étira ses lèvres sombres, tandis qu'il tirait un couteau de son fourreau.
-Rends-toi, Némésis. Où tu ne verras jamais ta progéniture vivante.
Elle plissa les paupières. Ce n'était pas le genre de chose à dire à une femme enceinte. La douleur s'évanouit, recouverte par la colère. On voulait toucher à son enfant ? Vraiment ? La brume se répandit autour d'elle, lui demandant un effort inhabituel. Pourtant, des silhouettes s'en élevèrent, faisant reculer l'elfe, livide. Elle n'allait jamais y arriver. Des larmes de sang pointaient déjà à ses yeux, tant elle avait du mal à faire fonctionner son pouvoir. L'image de Fenric devenait plus évanescente, moins consistante. Elle allait...
Le plafond s'effondra soudain, libérant le passage à une forme ailée. Fergus, comprit-elle sans l'ombre d'une hésitation. Le métamorphe saisit l'Alp à la gorge, et sans autre forme de procès, le jeta au travers de la fenêtre, à côté d'elle. Elle écarquilla les yeux en entendant le hurlement de l'elfe. Ce type d'exécution n'était pas dans les habitudes de son amant. Qu'est-ce que... Une autre personne se chargea de la démone, et soudain, elle se retrouva prise dans une étreinte bien connue. Chaude, rassurante. L'odeur du dragon la cerna, l'apaisant de façon inexplicable.
-Qu'est-ce que... Tu fais là ? demanda-t-elle, stupéfaite.
Pour toute réponse, il l'embrassa, plein d'une douceur contrastant avec le sang sur ses mains. Elle y répondit, un nœud se formant dans sa gorge. Il y avait quelque chose de différent dans ce baiser. Il y avait de la peur, du soulagement, et une chose qu'elle ne parvenait pas à identifier.
-Quel que soit l'endroit où tu te trouves, murmura-t-il en posant son front contre le sien, où que tu sois, je te sauverai toujours, Rika.
Elle posa ses mains sur les siennes, incapable de trouver quoi répondre. Mais en cet instant, elle ressentit un tel soulagement, de le savoir ici avec elle, qu'elle en oublia l'autre personne.
-Où se trouve Silke ?
*
Elle ne voyait rien. Un sac sur la tête, elle luttait pour respirer tant la lanière était serrée sur sa gorge. Les mains attachées dans le dos, les chevilles rivées au sol par des chaînes, agenouillée sur ce qui lui semblait être des lattes de bois, Silke tendait l'oreille. Le vent des Enfers l'effleurait, chaud et mordant, porteur des mille et un vices des démons. Elle se savait au milieu d'une véritable armée, prête à déferler sur le trône démoniaque. Et sur Exil.
Si seulement elle n'avait pas été droguée... Elle aurait alors pus réduire en miettes tout cela. Ou tout du moins, elle aurait pu s'enfuir. Des murmures résonnaient autour d'elle, comme si l'on n'osait pas élever la voix en sa présence. Elle reconnaissait le pouvoir qui l'environnait : celui des Némésis. Des centaines de Némésis, venues assister à l'exécution de la première des rebelles.
Un lent sourire étira ses lèvres. Il n'était pas étonnant que leur timbre se réduise en des murmures. Elle avait toujours été considérée comme un monstre. Elles avaient peur, tout comme les adversaires de Lucifer, du temps de son asservissement, tremblaient. Rika et elle avaient été ses plus grands soldats. Et elles deux quittaient ses rangs, pour s'allier à son pire ennemi. Des questions, des incertitudes devaient circulaient parmi ces Némésis, formatées pour tuer et obéir, et qui pourtant avaient vu en elles des modèles.
Silke remua, ses chaînes se resserrèrent autour de ses chevilles, coupantes comme des rasoirs. Elle serra les dents, en dépit du sang qui coula. L'heure de son exécution ne tarderait pas. Avec un peu de chance, Fergus retrouverait sa sœur à temps. Il était hors de question qu'elle reste, enceinte, entre les mains de Lucifer. S'il le fallait, elle reviendrait post-mortem hanter ce monstre. Oui, elle le ferait. C'était une très bonne idée, tiens. Elle...
-Némésis ! tonna-t-on, à l'instant où quelque chose de lourd tombait sur le sol, faisant vibrer les lattes sous les genoux de Silke.
Une hache, à n'en pas douter. Lucifer était du genre vieux jeu. La pendaison et la décapitation étaient ses techniques de mise à mort favorites. Ensuite il exposait le corps, jusqu'à ce qu'il tombe en poussière.
-Réunissez-vous, soldats ! Rugis son bourreau. Selon les ordres et le bon vouloir du déchu, l'enfant de la trahison périra ce jour !
Un bruit de foule qui se massait lui fit carrer les épaules. Elle ne perdrait pas sa dignité. Elle en avait ramassé les lambeaux en fuyant le joug de Lucifer, ce n'était pas pour les perdre à nouveau. Même dans la mort, elle se montrerait digne.
-Silke et Rika ont été retrouvées ! La première mourra à titre d'exemple. La seconde serra la nouvelle génisse.
Nouvelles rumeurs de foule. S'il y avait bien une chose qu'elles voulaient éviter d'être, c'était une mère porteuse. La punition était suffisante pour rester gravée dans les mémoires. La sienne serait brève, mais non moins importante pour contrôler ses consœurs.
Soudain, son bourreau tira sur le sac, se moquant bien de la ficelle nouée autour de sa gorge.Il manqua lui arracher la tête dans l'entreprise. Néanmoins, elle finit par voir la lumière des Enfers. Les paupières plissées, elle découvrit la foule devant elle. Un billot couvert de sang séché trônait à un pas. Il n'y avait pas de temps à perdre.
-Demandez à vos Ancêtres, tonna-t-elle, prenant par surprise le bourreau.
-Je ne t'ai pas autorisé à parler ! rugit-il, en la giflant.
Le sang envahit sa bouche, sans pour autant l'arrêter.
-Demandez le Havre des Cimes ! La clé de votre liberté se trouve là-b...
Une main immense l'attrapa par la nuque, pour fracasser sa joue contre le billot. Les yeux brûlant de haine, elle eut le réflexe d'invoquer son pouvoir, en dépit des drogues. Un rugissement de fureur écorcha sa gorge, mêlé de douleur alors que des larmes de sang coulaient sir ses joues. Le démon recula précipitamment en découvrant la brume autour d'eux. Les Némésis poussèrent des exclamations stupéfaites. Puis quelque chose de poisseux gicla sur elle. La seconde suivante, le corps du bourreau tombait au sol, privé de sa tête. Des cris d'alertes résonnèrent de partout, lui vrillant les tympans. Ses sœurs invoquèrent leurs Ancêtres, mais pas pour l'aider.
Pour attaquer la silhouette blanche qui se profila à l'orée de sa vision, les pieds dans sa brume rendue inoffensive par les drogues. À sa main, une hanche dégoulinante de sang semblait peser le double de son poids. Pourtant, l'homme qu'elle avait déjà vu la leva, pour l'abattre sur les chaînes de ses chevilles. Avec une telle force qu'elle se retrouva libre d'un seul coup. Sur pieds d'un bond, elle voulut parler, mais il la poussa en avant, la forçant à marcher.
-Hé, attends ! s'exclama-t-elle. Je te connais ! Tu étais sur la crête neigeuse, tu...
Déjà, des bruits de pas précipités retentirent, des rugissements brisèrent l'air, des créatures se ruaient vers l'estrade. Le cœur battant à tout rompre elle se retourna, pour voir qui était cet inconnu. Elle n'en eut pas l'occasion. Il plaqua une main sur ses yeux, avec un grondement guttural. Inhumain.
Pourtant, l'espace d'un instant, elle sentit son souffle près de ses lèvres, si frais au milieu des miasmes de l'Enfer.
-Attends-moi, murmura-t-il.
Le choc l'empêcha de bouger. Elle ne perçut pas l'ouverture du portail, dans son dos. Elle ne vit pas même la poussée venir, alors qu'il la jetait au bas de l'estrade, se détournant déjà pour se dissimuler à son regard. Tout ce qu'elle aperçut, ce fut une tenue d'un blanc immaculé. Un dos qui n'était plus du tout anonyme.
-Svenn ! Hurla-t-elle, à l'instant où le portail se refermait sur entre eux.
Elle tomba dans les bras de Blanche, dans un autre plan de la réalité, sur terre. Au bord de l'hyperventilation, elle fixa l'espace où s'était tenu le jeune loup. Celui qu'elle croyait mort depuis des semaines. Celui qu'elle pleurait en silence, en dépit de sa douleur.
Celui qui risquait sa vie pour sauver la sienne.
-NON !
*
Face à la détresse de sa sœur, Rika était parfaitement impuissante. Tout le monde l'était. Aussi la laissa-t-elle entre les mains de Blanche, qui hocha la tête dans sa direction. Les larmes roulaient le long des joues de Silke, intarissables. Un mélange de joie et de douleur, de soulagement et de désespoir. Car il était probable que Svenn meurt dans sa tentative pour la sauver.
Tout du moins, c'était son point de vue.
Car Fergus était avec lui. Il l'avait ramené, elle, au sein de son Clan, où les métamorphes attendaient anxieusement son retour. Bélinda lorgnait son ventre avec des yeux ronds, incapable de parler. Vladimir se tenait à ses côtés, telle une sentinelle. Il devait avoir pour ordre de neutraliser quiconque l'approchait.
Mais Rika n'en avait cure. Barbatos devait évacuer Silke vers le Havre des Cimes avec la lare, immédiatement. Ce qu'il fit, avec un regard pour Alastor et Nergal. Les deux démons avaient laissé Exil entre les mains de leur Chêne parlant. Car selon toute vraisemblance, ils allaient avoir besoin de bras supplémentaires ici.
Personne ne voulait lui dire pourquoi.
Et Fergus ne revenait pas.
Debout prés de la « piste d'atterrissage » des Ferguson, elle fixait le crépuscule, un nœud dans la gorge. Les mains sur son ventre, sentant son enfant répondre à son inquiétude par une agitation croissante, elle était impuissante ici aussi. Elle devait attendre. Avoir une confiance absolue en Ferguson, qui avait remué ciel et Enfers pour les retrouver en si peu de temps.
À la tombée de la nuit, un portail apparut sur la piste, charriant une odeur de soufre et de miasmes infernaux. Fergus en surgit, couverts de blessures, de sang. Il poussa Svenn devant lui, en aussi mauvais état. Sa mise blanche était devenue rubis, et les choses ne s'améliorèrent pas. Le dragon ferma le portail juste à temps pour sauter sur le jeune homme.
Ce dernier tomba à genoux avec un rugissement inhumain, qui se répercuta dans tout le vallon. Vladimir se mit devant Rika, mais la Némésis ne l'entendait pas de cette oreille. Elle le repoussa, afin de voir de quoi il en retournait.
Svenn parvint à repousser Fergus, avec une force inimaginable. Alastor et Nergal arrivèrent en courant, pour attraper les bras du jeune homme. Dans un craquement épouvantable d'os, son bras parut se briser. Son dos se courba selon un angle normalement létal, sa taille croissait sous les yeux de Rika. Fergus sauta sur le dos de Svenn en appelant Barbatos. Le Séraphin, ailes déployées, tenta de saisir l'un des poignets du métamorphe, mais il le gifla d'un revers de main, désormais pourvu de griffes. D'ici, elle pouvait voir sa bouche garnie de crocs, ses yeux devenus aussi luisants que ceux des démons. Son corps continuait à se tordre en grandissant. Des excroissances jaillissaient, le faisant rugir à nouveau, de fureur et de douleur. Son timbre devenait de plus en plus caverneux, de plus en plus grave.
Sous le clair de lune, il fallut plus d'une heure aux êtres les plus puissants d'Exil pour maitriser le jeune métamorphe, dont la conscience s'était évanouie depuis longtemps.
Rika se rendit à l'évidence : s'il se faisait passer pour mort aux yeux de Silke, c'était pour une bonne raison.
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