Chapitre 3 : Une Nuisance Démoniaque

Pour une fois, Aliénor apprécia le repas du midi en compagnie d'autant de personnes. Le visage tuméfié du Comte Jehan n'échappait à aucune attention, tout comme les circonstances de parution desdits hématomes. Tout un chacun parlait de lui et de Lord Abiscon, avec un respect renouvelé. Voir même plus.

-Vous rendez-vous compte ? chuchotait l'une de ses voisines de table, avec plus pour moins de discrétion. Il a vaincu le Comte d'un seul coup de poing !

-C'est inattendu ! Et avez-vous vu le physique de ce prêtre ?

-Rien à voir avec le commun des mortels.

-Quel dommage qu'il soit entré dans les ordres...

Un soupir collectif fit hausser un sourcil à la jeune femme. Non... Vraiment ? Il suffisait d'une preuve de force pour que ces dames se pâment devant Hawk ? Enfin ! N'avaient-elles donc jamais assisté à un réel combat !? D'accord, il avait été bref dans son énervement, mais tout de même, c'était...

-Surprenant, n'est-ce pas ? fit son voisin de droite à son attention.

-Oui, soupira-t-elle en se tournant vers lui. Qui aurait cru...

Sa parole resta bloquée dans sa gorge, à l'instant où elle croisa des prunelles noires. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, tandis que son regard volait en direction de ses parents, un peu plus loin à la table.

-Nul besoin de prendre cet air craintif, mademoiselle de Millicent. Ma présence n'importune personne.

-En quoi la présence d'un démon n'importunerait-elle personne ? siffla-t-elle en retournant à son assiette, pour piquer rageusement dans un morceau de poulet.

Le Duc de Bérith émit un rire grave, décontracté. Affolée, elle avisa la tablée. Nul ne réagissait. Depuis combien de temps était-il là ? Pas depuis le début du repas, en tous cas ! Car elle avait eu pour voisin un individu bedonnant aux rouflaquettes impressionnantes. Où était-il passé, d'ailleurs ?

-Il est parti digérer la première partie du repas, fit le démon, comme s'il lisait dans ses pensées. Une soudaine envie de se reposer l'a saisi.

-Comme c'est étrange...

Où se trouvait donc Hawk quand on avait besoin de lui !? Pourquoi ne venait-il pas avec ses frusques de prêtre, pour exorciser l'importun qui posa sa main sur la sienne ? Son cœur fit un bon en réalisant. Elle voulut retirer sa main en le foudroyant du regard, mais c'était peine perdue. Avec un sourire charmeur, aux canines à peine trop pointues, il se mit caresser sa paume de son pouce.

-Il y a un exorciste entre ces murs. Vous feriez mieux de partir.

-Lord Abiscon ? Oh, mademoiselle de Millicent, ronronna-t-il presque. Je n'en ferais qu'une bouchée.

Son teint dut devenir livide, car il rit tout doucement. Son esprit, lui, cavalait. Pourquoi se montrait-il ici ? Maintenant ? Que lui voulait-il !? Polluer ses nuits n'était-il pas suffisant ? Il fallait en plus qu'il vienne la hanter le jour !?

-Le Comte Jehan vous observe depuis un moment, lança-t-il soudain. Serait-ce un coup de cœur ?

-Pour ma dot, très certainement.

-Vraiment ? Vous sous-estimez vos attraits...

Le contact d'une main directement sur sa cuisse la fit bondir. Les yeux écarquillés, elle regarda ses jambes... Mais les doigts du Duc étaient sur les multiples couches de tissu qui la recouvrait. Jamais elle n'aurait dû le sentir sur sa peau. Pourtant, sa chaleur, elle la percevait très nettement, tout comme la légère pression exercée.

-Ôtez tout de suite votre main de là, gronda-t-elle tout bas.

Il lui répondit avec un sourire éclatant :

-Vous êtes bien rouge, mademoiselle de Millicent. Je vous incommode ?

-Tout à fait.

-Tant mieux... Je ne vous laisse donc pas tout à fait indifférente.

Le reste du repas lui resta en travers de la gorge. En quittant la table, elle fut soulagée de voir que le Duc ne lui emboitait pas le pas. Cela lui laissait le temps d'aller remonter les bretelles à quelqu'un !

Lord Abiscon se trouvait devant la petite chapelle, un missel à la main, quand il vit une furie lui arrivait droit dessus. Il referma calmement son ouvrage, visiblement prêt à essuyer une tempête. Cela énerva d'autant plus Aliénor.

-Mademoiselle !

Elle se figea... Pour découvrir le Comte Jehan dans son dos. Mais il n'abandonnait jamais, celui-là !?

-Oui ?

Arrivant au trot, il s'arrêta près d'elle, légèrement essoufflé. Ridicule. Elle glissa un coup d'œil à lord Abiscon. Dans l'ombre de la maison de dieu, il les observait de ses yeux vairons, prêt à intervenir.

-Je voulais m'excuser pour tantôt. Ma performance au combat...

-Ha, oui...

-... Je ne pouvais pas molester un prêtre, acheva-t-il avec un sourire contrit.

Là, elle manqua lui rire au nez. C'était ça, son explication !? Diantre ! Elle faillit réellement pouffer ! Comme si Hawk lui avait donné la moindre chance dans cet affrontement !

-Croyez-vous réellement en vos paroles ? s'étonna-t-on.

Ils sursautèrent de concert... Et Aliénor manqua s'étouffer avec sa salive. Le Duc de Bérith l'avait suivie ! Dans son costume impeccable, il dardait des yeux sombres sur le Comte, rieurs. Elle ne l'avait encore jamais vu à la lumière du jour. Il était encore plus... Beau.

La perfection et la virilité de ses traits avaient de quoi faire tourner des têtes.

Fichtre, elle n'était pas censée penser ainsi !

-Pardon ? gronda le Comte.

Le démon esquissa un sourire carnassier. Le cœur d'Aliénor, lui, battit un peu plus vite.

-Le petit prêtre vous a battu en un coup, mon grand. Vous n'avez même pas eu l'occasion de retenir votre force de frappe, comme vous semblez le prétendre. Alors allez servir vos fadaises à une autre, voulez-vous ?

Jehan rougit de la tête aux pieds. De rage ou de honte ? Impossible à savoir. En tous cas, il tourna les talons, les laissant seuls. Affolée, la jeune femme chercha lord Abiscon du regard. Diantre ! Voilà que lui les rejoignait !

-Duc de Bérith...

-Quoi ? Vous avez peur de me voir exorcisé aussi vite ? ricana-t-il. Dit donc, il a une sacrée carrure, votre prêtre... De quoi faire peur à un poulet anémique.

-Oh ! Je ne vous permets pas de parler de lui ainsi ! s'exclama-t-elle en le fusillant du regard. Hawk est...

-Mouais. Dans tous les cas, ce n'est pas le moment de nous rencontrer.

Sur quoi le démon suivit le même chemin que Jehan, la laissant plantée là, les bras ballants. Ha ! Ça valait bien la peine de crâner ainsi, si c'était pour se dégonfler au dernier moment ! Les poings sur les hanches, elle perçut la présence de lord Abiscon un peu tard.

-Qui était-ce ? demanda-t-il, ses yeux vairons rivés sur la silhouette décroissante du Duc de Bérith.

-Une nuisance.

*

Elle avait été incapable de lui dire au sujet du démon. Pourquoi ? Peut-être en raison de son horrible curiosité. Pourquoi était-il ici ? Voilà des jours qu'ils se côtoyaient de façon nocturne, mais jamais encore Bérith n'était venu l'importuner à une heure diurne. Intriguée, elle cherchait sa sœur ainée quand cette dernière la trouva dans la serre. Là, les luxuriantes plantes tropicales pouvaient vous couper du monde. Or, c'était une feuille de chêne qu'elle trouva en la chevelure de sa sœur.

-Où donc es-tu allée te trainer ? fit Aliénor en ôtant l'importune preuve de sa tête.

-Heu... Je suis allée montrer les bois à Erik.

Les deux sœurs se regardèrent... Puis Aurore rougit comme une pivoine. Sa cadette faillit éclater de rire.

-Oublie ça, marmonna la future mariée. Tu me cherchais, sœurette ?

-Oui. Tu connais mieux notre bibliothèque que moi. Aurions-nous un ouvrage de démonologie, par hasard ?

La louve prit le temps de la réflexion. Elle était absolument ravissante, même avec ses cheveux en bataille. De moins en moins soucieuse de l'image qu'elle renvoyait pour les nobles, elle irradiait un pur bonheur. Comme Florentin, par ailleurs. Son frère avait un air niais, ces derniers temps, assez déplorable. Mais bon...

-Je pense, oui. Il va me falloir du temps pour mettre la main dessus. Attends, je vais le chercher !

Elle partit d'un bon pas, bien qu'un peu pressé. La raison arriva bien rapidement : le Duc de Lucassi, son futur époux, entra à son tour dans la serre, un grand sourire détendu sur les lèvres. Des feuilles de chêne dans les cheveux. D'accord... Ils tentaient d'être discrets, c'est ça ?

-Oh, Aliénor. Comment vas-tu ?

-Bien, répondit-elle en se dressant sur la pointe des pieds, pour chasser la marque de leur union de la tignasse argentée d'Erik. Vous devriez faire un peu plus attention, tous les deux.

-Sinon quoi ? gloussa le colosse. On va nous forcer à nous marier ? Quel dommage...

-D'accord... Ma sœur est dans la bibliothèque, si tu veux tout savoir.

-Merci.

De nouveau seule dans la serre, Aliénor poussa un soupir. Elle s'était rarement sentie aussi seule. Elle était heureuse pour sa famille... Mais cela exacerbait encore plus sa solitude. Bah. Elle ne devait pas y penser. Elle s'était mise toute seule dans cette situation, après tout. Si elle devait en vouloir à quelqu'un, c'était à elle-même.

-Votre minois me semble bien triste, mademoiselle de Millicent. Une peine de cœur ?

Elle sursauta. Installé sur un banc entre deux plantes aux larges feuilles, le Duc de Bérith l'observait avec attention. Vêtu de son pantalon rouge sombre et de sa chemise blanche largement ouverte sur son torse, il faisait réellement libertin.

-Cela ne vous concerne en rien, Bérith. Dites-moi plutôt ce que vous faites ici.

Un sourcil délicatement haussé, il tapota la place à ses côtés. Interdite, elle la considéra. S'asseoir ou ne pas s'asseoir ?

-Je ne vais pas vous croquer, Aliénor, ronronna-t-il.

-Cela est censé me rassurer ?

-Soit, soupira-t-il en se relevant. Prenez au moins mon bras, que nous conversion sous le feu des regards aristocratiques.

Étrangement, cela ne la ravit pas plus. Néanmoins, elle accepta de poser sa main sur son avant-bras, afin de retourner dans les parties plus peuplées du château. Chemin faisant, elle décida d'attaquer :

-Pourquoi venir en plein jour, Duc ?

-Appelez-moi Bérith.

-Répondez-moi, plutôt.

Dans le salon, toutes les têtes se tournèrent vers eux. Chacun observa l'homme à son bras, dont toute l'attention était tournée vers elle. Hum.

-Je suis venu vous séduire, bien entendu.

-Oh !

Elle le fusilla du regard, provoquant chez lui un sourire plus grand encore.

-Quoi ? Il est clair que pour vous mettre dans mon lit, je dois conquérir votre cœur.

-Je...

-Or, je n'y parviendrai pas en surgissant à la tombée de la nuit.

-Mais...

-Donc, me voici. Oh, et j'ai très envie de trucider ce Comte Jehan. Il est foncièrement antipathique, avec son désir de prendre du grade en salissant votre honneur.

Les yeux ronds, elle suivit son regard. Il fixait le freluquet en question, un coude posé sur le manteau de la cheminée éteinte. Une bande de comparses l'encadrait. Leurs rires leur parvenaient jusqu'ici, même si le sourire de Jehan était figé en raison de l'hématome violacé prenant tout un côté de son visage. Hawk n'y était pas allé de main morte.

-Vous ne valez pas mieux, je vous ferais dire.

Le Duc émit un rire diablement sensuel, tout en la guidant hors de ce salon.

-Non, lui vous veut pour votre titre. Moi, je vous veux vous.

Ils s'arrêtèrent entre deux portes, à l'exact endroit où nul ne pouvait les voir. Le rouge aux joues, elle chercha à récupérer sa main, mais il posa ses doigts brulants sur les siens. Son regard noir était soudain chargé d'une intensité qui la fit se figer.

-Ni mariage, ni obligation, murmura-t-il. Juste vous et moi.

Elle loucha littéralement sur ses lèvres, à un cheveu des siennes. Le cœur battant la chamade, elle lança la première chose qui lui traversait l'esprit :

-Et mon âme ?

Au terme d'un petit silence, il grommela :

-Touché.

Sur quoi il disparut, littéralement. Diantre. Elle s'en était bien sortie, pour cette fois. Néanmoins, elle allait devoir être vigilante pour les suivantes...

Avec un soupir, elle réintégra sa chambre, dans l'intention de se détendre avant le bal de ce soir. Encore un. Elle commençait à en avoir assez, de tous ces rendez-vous mondains ! Vivement que cela cesse !

Écroulée sur le canapé, encore en corset et robe, elle avisa le salon jouxtant sa chambre. Confortable, sans reliquat des récents affrontements. Un écureuil grattait déjà à sa fenêtre, tandis qu'un rouge-gorge terminait son nid au-dessus de l'armoire. Vraiment... Elle mourrait d'envie de se transformer !

C'était peut-être ça qui la rongeait le plus. Ne pas pouvoir se changer comme bon lui semblait !

D'ailleurs... Relevant la tête, elle avisa ses appartements. Personne. Ha ha ! Voilà son occasion ! Sautant sur ses pieds, elle s'empressa de se dandiner d'un pied sur l'autre, pour se défaire de sa robe. Cela fait, elle se contorsionna pour atteindre les lacets de son corset. En bas bordés de dentelle, culotte bouffante et instrument de torture pour ses côtes, elle se mit à jurer en envoyant les bras dans son dos. Elle voulait se transformer ! Mais avec ce machin trop serré, elle risquait de mourir étouffée dans la manœuvre.

Diantre ! Manquait-elle de souplesse ou...

-Aliénor...

Elle se figea au sifflement inhumain. Qu'est-ce que... Elle avait encore les mains entre ses omoplates quand deux bras jaillirent de part et d'autre de sa taille, sortis du néant. Ils tentèrent de se refermer sur elle, mais elle bondit en avant pour s'échapper. Aussi saisit-il le laçage de son corsage à la place.

Bigre !

Furieuse, elle pivota tout en tirant sur la ficelle horriblement solide... Pour découvrir son Oncle Oscar. Blond, les yeux violets, il se trouvait à moitié dans le grand miroir du salon. Les deux membres pâles en sortaient, ses mains pourvues d'ongles crochus agrippant fermement le lacet. Ses iris luisaient d'une folie meurtrière, son sourire démoniaque lui glaça le sang.

-Je t'ai attrapé, siffla-t-il en commençant à l'attirer à lui.

-Non !

Bloquée dans le vêtement, elle tenta de s'échapper. Elle tira à contresens, les mâchoires serrées. Puisant dans toute sa force de louve, elle crut que son cœur allait cesser de battre en comprenant. Il était plus fort qu'elle. Les pieds plantés dans le tapis, elle ne parvenait pas à freiner son avancée. Inexorablement, elle se rapprochait du miroir. Où son Oncle l'observait, avec les yeux d'un prédateur impitoyable.

-Aliénor !

-Maman !?

Par elle ne savait quelle magie, sa mère apparue dans le salon. Sans hésiter, elle tira dans les mains agrippant le lacet de son corset. La détonation vrilla les tympans de la jeune femme, mais pas ceux d'Oscar. Il émit un sifflement immonde, sans pour autant lâcher sa prise. Comme si la balle ne l'avait jamais atteinte.

-Jarnicoton ! s'exclama Angèle de Millicent. Lâche ma fille, maudit incube !

-Je m'en occupe, Duchesse.

-Hawk !

Lord Abiscon se précipita dans la chambre, torse nu, son chapelet à la main. Oncle Oscar n'eut pas le temps de combler l'ultime distance entre eux que l'exorciste s'interposait. Il plaqua la croix sur la main de l'incube, tout en débitant une série de paroles, si vite qu'elles n'eurent aucun sens aux oreilles d'Aliénor. Néanmoins, elles réussirent là où la balle avait échoué : dans un sifflement, les chairs de ses mains se mirent à bruler, une odeur viande calcinée envahit l'air.

Oncle Oscar lâcha enfin prise avec un rugissement de rage. Il ramena ses bras dans le miroir, tout en fusillant lord Abiscon du regard.

-Toi... Je te tuerai !

-Essaie, pour voir, gronda l'exorciste en lui assenant un coup de poing.

Toute la surface réfléchissante s'écailla, des fissures se propagèrent de partout, coupant en mille morceaux l'image de l'incube. Avec un hurlement à faire trembler le château, il disparut, ne laissant que la réflexion fragmentée d'Aliénor, Hawk et la Duchesse.

-Bon, déclara cette dernière. Je vais voir qui chez nos invités a fait un infarctus. Un cri pareil... Franchement !

Seuls, Abiscon et la jeune femme s'observèrent.

-J'aime beaucoup tes bas, déclara-t-il avec flegme.

-Oh, je t'en prie.

-Quoi ? Cela aurait de quoi faire dévier du droit chemin un saint homme tel que moi.

Cette fois-ci, elle éclata de rire. Lui, un saint homme !? Elle était bien bonne, celle-là !

Toujours à moitié vêtu, souriant, il se laissa tomber sur le canapé à ses côtés, avant de remettre son chapelet autour de son cou.

-Désolée de te dire ça, mais ton chemin est déjà tortueux, Hawk.

-Ha ? Je n'avais pas remarqué, gloussa-t-il.

-C'est à force de boire.

-Hé ! Je ne bois pas !

Il posa sa main sur ses cheveux pour les ébouriffer. Ce faisant, leur regard se croisa. Aliénor eut brusquement conscience de sa propre tenue, du torse nu de Hawk tout près d'elle. Inconsciemment, elle se mordilla la lèvre inférieure. Il se figea, de son sourire à toute sa stature.

-Oh, Dieu...

Ce fut son seul murmure, avant qu'il ne se dresse d'un bond, pour lui tourner le dos.

-À tout à l'heure, mademoiselle de Millicent.

-A... À tout à l'heure.

Après un bon bain glacé.


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