Chapitre 14 : Un Papy Perdu

Elle se souvint brusquement du livre prêté par Léopoldine... Ou Aurore, elle ne savait plus. Un ouvrage expliquant que pour faire venir un démon puissant sur terre, pour lui permettre de passer les barrières les retenant en enfer, un sacrifice était nécessaire.

Au plus le démon était puissant, au plus il devait être important.

Or, Bérith était indubitablement doté d'un pouvoir immense.

-Exact. Ta grand-mère m'a invoqué il y a cinq ans. Mais non, elle n'a pas sacrifié de vierge pour moi, fit-il en levant les yeux au ciel.

C'était agaçant, cette tendance à lire dans les esprits.

-Je sais. Mais en l'occurrence, ça t'évite de te monter la tête toute seule.

-Hawk ! Arrête ! s'exclama-t-elle en lui frappa l'épaule.

-D'accord, d'accord !

Pourtant, elle était soulagée. Soulagée qu'il ne réclame pas le sang et le chagrin pour venir en aide à une veuve en peine. Toutefois...

-Qu'as-tu demandé en échange de tes services ? Car tu n'es pas du genre à faire les choses gratuitement.

Il haussa les épaules avec désinvolture.

-Qu'importe. Le plus important, pour lors, est d'intervenir maintenant pour aider ton grand-père.

Bon. Puisqu'il ne voulait pas lui parler...

-Nous allons nous rendre dans le fief d'oncle Oscar ?

-Oui, bien sûr. Comme ça, il t'attrape, il te sacrifice et il vient dire bonjour à toute ta famille, ironisa-t-il.

-Oh, explique-toi, au lieu de te moquer ! Désagréable personnage !

Tournant les talons, Hawk lui prit la main, pour l'entrainer de nouveau dans le palais. Une horde de démons serviteurs s'agita aussitôt, prit en flagrant délit d'espionnage. Ils étaient vraiment intrigués...

-Te souviens-tu de ton invocation ? Quand tu m'as appelé ?

-Oui.

-Hé bien, nous allons appliquer le même principe. Je vais appeler à moi l'âme de ton grand-père. Où qu'il se trouve actuellement, quelle que soit son occupation, il en sera arraché.

Quoi ? C'était si simple que cela ? Il lui suffisait de le demander, et Célestin allait venir ? Comme ça ? Son incrédulité dut se sentir, car il lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.

-Quoi ?

-Pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt, dans ce cas ? Pourquoi ne pas l'avoir rappelé avant ?

-Parce que ce n'était pas prévu ainsi.

-Pas prévu... Attends... Bérith, attends !

Ils s'arrêtèrent dans une pièce regorgeant de mannequins d'entrainements. Plus aucun démon ne se trouvait dans les parages. Les yeux plantés dans les siens, le Duc ne lâcha pas un instant sa main.

-Je connais ton grand-père depuis cinq ans, Aliénor.

-Mais... Mais...

-Avant sa mort, il m'a invoqué avec l'aide de Berthe, une vieille amie de la famille de l'Esprit Saint. Il m'a fait promettre de le ramener sous forme de fantôme dans le plan des humains, uniquement si sa femme me le demandait.

Mamie ? Mamie était au courant ?

-Qu'as-tu demandé en paiement ? balbutia-t-elle.

-Nous avons passé un pacte, soupira Bérith en se passant sa main libre sur la nuque. Il devenait mon espion. En échange de quoi je lui permettais de retrouver toute sa famille.

Son espion. Estomaqué, elle fixait le démon, peinant à comprendre.

-Et Mamie t'a invoquée ?

-Oui. Elle m'a supplié de ramener ton grand-père. Je l'ai fait. Depuis lors, il travaille pour moi en enfer. C'est moi qui l'ai envoyé enquêter sur Oscar.

Cette dernière nouvelle acheva de lui faire tourner la tête. Hawk la récupéra avant qu'elle ne s'écroule. L'instant suivant, ils se trouvaient dans une chambre, certainement la sienne. Tout de rouge et de noir, elle comportait un immense lit sur lequel elle s'assit sans grâce. Les yeux rivés sur l'épais tapis anthracite, elle demanda :

-Donc... Mes grands-parents connaissent ton identité depuis le début ?

-Effectivement.

-Et tu as envoyé mon grand-père chez Oscar ?

-Oui. Enfin... Avec son accord. Il était très concerné par la situation.

-Or, il est actuellement entre les griffes de mon oncle démoniaque, tu le savais, mais tu n'as pas jugé bon d'aller le sauver avant !?

Les bras croisés, il supporta sa nouvelle saute d'humeur sans broncher.

-Il m'a demandé d'attendre le dernier moment avant de le rappeler.

-Pourquoi !?

-Pour savoir exactement quelles sont les motivations d'Oscar.

-Ses motivations !? Il veut tuer toute ma famille !

-Dans ce cas, pourquoi convoite-t-il aussi mes terres ?

Touché. Les yeux rivés aux siens, elle chercha une explication logique. Néanmoins, rien ne lui vint.

-Parce que c'est un psychopathe ?

-Ce n'est pas suffisant pour attaquer le Duc de Bérith.

-Votre ego va bien ?

Il rit à cette remarque.

-Ce n'est pas une question d'égo, Aliénor. C'est simplement un fait. Je suis le troisième démon le plus puissant des Enfers.

Sa tête devait valoir le détour. Car il eut beaucoup de mal à ne pas se gausser devant elle.

-Bon, ce n'est pas tout, mais nous avons un fantôme à récupérer, déclara-t-il en tournant les talons. Viens, Aliénor.

Ne souhaitant absolument pas rester seule dans un palais démoniaque, elle trottina derrière lui. Le troisième démon le plus puissant des Enfers... Qui eut cru une telle chose ? Qui eut cru que ce démon était aussi un exorciste ?

*

Debout, nue devant Bérith, Aliénor avait les joues rouges, brulantes.

-Hawk... Peux-tu me dire en quoi cela est nécessaire ?

Un pinceau à la main, il lui fit un grand sourire innocent, sans cesser de s'activer.

-Voyons... Tu veux sauver ton grand-père, non ?

-Oui. Mais en quoi me peinturlurer est-il une condition à la chose ?

Il leva les yeux de ses seins, sur lesquels il se concentrait de façon exagérée. Voilà trente bonnes minutes qu'il traçait des symboles sur son corps, avec une lenteur excessive. Gênée au possible, Aliénor s'était laissée faire, pour la bonne et simple raison qu'il portait lui aussi ces marques sur sa peau. Torse et pieds nus, il avait des sortes de runes peintes en noir, jusque sur son visage. Étrangement, cela faisait ressortir ses yeux vairons.

-Cela va te relier à moi, déclara-t-il en faisant glisser la pointe de son pinceau vers son nombril. Ainsi, tu me seras attachée et tu pourras voir de quoi il en retourne.

Elle sursauta quand il passa sur ses cuisses.

-Qui a dit que je voulais tout voir !?

-Tu es une indécrottable curieuse.

Mince, il la connaissait bien. Il alla jusqu'à ses doigts de pieds. Au plus les secondes s'engrenaient, au plus il s'activait rapidement.

Fort heureusement, ils se trouvaient seuls dans la pièce au bassin. C'était une autre salle à découvert, sous le ciel sans étoiles des Enfers. À vrai dire, elle aurait été incapable de dire l'heure qu'il était. Tout ce qu'elle percevait, c'était le pinceau sur sa peau, la présence de Bérith tout près d'elle, le bruissement de ses plumes au moindre de ses mouvements.

Car depuis leur arrivée en enfer, il ne les avait pas fait disparaitre. Le pouvait-il seulement ?

-Comment cela va-t-il se passer ?

-Mmh, c'est simple. Nous allons entrer dans une sorte de transe, déclara-t-il en s'attaquant à l'autre jambe. Francis et ses gardiens se trouvent à l'extérieur de la salle, d'autres sur le toit pour éviter toute perturbation.

-Tu fais ça souvent ?

-Oui. Pléthore de morts ont passé un pacte avec moi. Tu serais surprise comme nombre d'entre eux peuvent être hargneux post-mortem. Bien, tu es prête ! Nous allons pouvoir commencer.

Les pieds dans un bassin leur arrivant jusqu'aux genoux, Bérith l'enjoignit à se rapprocher de lui. De telle façon qu'ils finirent de nouveau enlacés. Il devait profiter de la situation. Mais d'un autre côté, elle ne savait pas en quoi consistait la suite des opérations.

Ses ailes l'enveloppèrent tel un cocon, les coupant du monde. Blottie contre lui, elle l'entendit prononcer des paroles dans une langue inconnue, tout contre son oreille. Ce n'était pas le Thébain de Léopoldine. C'était encore autre chose... envoutant, guttural. Le langage des démons.

L'instant suivant, elle eut l'impression de quitter son corps, de chavirer en direction de Bérith.

L'espace d'un clignement d'œil, elle se retrouva dans un tout autre environnement. À des centaines de mètres au-dessus du sol, l'air chaud des Enfers était battu par les immenses ailes du démon.

-Ne t'éloigne pas de moi, Aliénor, fit-il en tendant la main dans sa direction.

Elle se découvrit sous la forme d'une petite boule de lumière. Surprise d'en avoir conscience, elle sentit le démon la prendre dans sa paume, sensation étrange, pour la poser sur son épaule. Une fois fixée, elle ne bougea plus.

-Nos formes astrales sont invisibles, expliqua-t-il en filant aussitôt dans les airs. Oscar et ses troupes ne pourront pas se saisir de nous.

Allant bien plus vite que sous sa forme physique, ils couvrirent une distance exceptionnelle en très peu de temps. Bientôt, ils se retrouvèrent au-dessus des fortifications de son Oncle.

Les centaines de tentes formaient des amas noirs autour de chiches feux de camp. De la fumée montait vers les cieux chargés de nuages rougeâtres. Une armée. Tout cela constituait une véritable armée démoniaque, sous les ordres d'un seul individu.

Oscar de Millicent.

Lequel s'apprêtait à déferler sur sa famille avec tous ses hommes.

-Je l'en empêcherai coute que coute, Aliénor.

Oui... Elle lui faisait confiance. Certes, Bérith était un menteur patenté. Néanmoins, elle sentait qu'elle pouvait le croire sur ce point.

Sans crier gare, il descendit en piquet vers l'armée. Elle aurait volontiers hurlé, mais cette forme ne le lui permettait pas. Contre toute attente, même en boule lumineuse, elle ne décrocha pas de l'épaule du démon. Comment l'avait-il arrimé ? Mystère.

Quoi qu'il en soit, elle hurla dans sa tête. Le vent chaud des Enfers les fouettait tout le deux, le sol et les tentes noires se rapprochaient à une vitesse vertigineuse. Les démons allaient les voir ! C'était certain ! Ils allaient les voir, les attaquer avec des flèches, des lances, et... Et non. Il se posa avec délicatesse sur le sommet d'un poteau de bois sombre, sans qu'aucun des individus hideux en contrebas ne les aperçoive. Pourtant, un homme ailé ne passait pas inaperçu.

-Bande de crétins, marmonna Hawk.

Il reprit son vol, plus bas cette fois-ci. À chaque battement, la pointe de ses plumes frôlait le sommet des maisons de voyage des démons.

-Célestin n'est pas loin.

Se posant au sol, il pénétra dans l'une des tentes d'autorité. Avec ses marques noirs sur la peau, nul ne l'aurait arrêté, tant il était impressionnant. Bon, ils ne pouvaient pas non plus le voir, mais...

-Aliénor, je suis ravi de t'impressionner, mais tes pensées me parasitent un peu. Peux-tu arrêter de songer aussi fort ?

Sa boule de lumière devint rouge de gêne. Surpris, Bérith en oublia la recherche de son grand-père. Au milieu d'une salle bondée de démons ennemis, il la prit du dessus de son épaule, pour l'aviser de ses grands yeux vairons.

-Non... À ce point-là ?

Un sourire étira ses lèvres sensuelles.

-Tu es une vraie petite cochonne, Aliénor... ricana-t-il. Ne serais-tu pas en train de chavirer pour moi ?

Une violente envie de le gifler la saisit. Néanmoins, sa forme et un évènement indésirable l'en dissuadèrent.

Oncle Oscar sortit du fond de la tente, tel un diable de sa boite. Ses longs cheveux blonds coiffés en une queue de cheval, il avait des yeux violets luisants d'une haine palpable. Grand et mince, il avait des airs de Rodolphe qui contrarièrent un peu plus Aliénor. Ainsi, leur lien de parenté était indubitable.

-Il refuse de parler, gronda l'incube en jetant un chiffon taché de sang à l'un de ses hommes.

-Comment fait-il pour résister ainsi ? gémit un démon à tête de chèvre, avec un bêlement.

-Silence !

Le rugissement d'Oscar fit sursauter chacun de ses comparses. Les poings sur les hanches, Bérith avisait son ennemi avec un détachement remarquable.

-Bérith est l'un des pires démons des Enfers, siffla-t-il, son beau visage figé par la fureur. Que l'un de ses hommes refuse de parler n'a rien de surprenant. Surtout pour les morts. Dois-je vous rappeler quelles terres régit cette ordure !?

Nul ne pipa mot.

-Parfait. Alors continuait à le cuisiner. J'ai des choses à régler de mon côté.

Sur quoi il leur passa à côté, sans même les apercevoir. Le cœur battant la chamade, Aliénor fixa l'entrée de la tente un court moment. Alors, c'était bien lui, leur ennemi. Oscar de Millicent. Le demi-frère de son père.

Étrangement, les choses devenaient plus réelles de cette façon. Toutes leurs confrontations, si brèves jusqu'à présent, lui avaient donné l'impression d'un adversaire immatériel. Un peu comme eux en cet instant.

-Ton grand-père est là, déclara Hawk en se dirigeant vers le fond.

Un cri silencieux retentit dans l'esprit d'Aliénor.

Oui, son grand-père était là.


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