Chapitre 12 : Cinq ans

La soirée n'était pas réellement entamée quand ils revinrent au château. En vérité, le bal battait son plein. Nul ne fit attention au retour de la cadette de la famille, un individu rouge sur les talons. La Duchesse ayant décidé de calmer son époux, passablement énervé par sa rencontre avec Bérith, Aliénor se retrouva seule avec Francis.

Un démon avait pour coutume de ne craindre rien ni personne parmi les humains.

Pourtant, à l'instant où la porte des appartements claqua, il découvrit qu'une Millicent en colère n'était pas à prendre à la légère. Elle se jeta sur lui telle une furie. Surpris, il tomba à la renverse avec elle. Ne sachant que faire de cette femme dont il avait pour ordre de ne pas toucher, il se figea lorsqu'une lame se retrouva plaquée contre sa gorge.

-Monsieur Francis, susurra-t-elle avec un charmant sourire. Connaissez-vous Bérith depuis longtemps ?

Les bras le long du corps, inquiet à l'idée de bouger ou de la toucher, le démon haussa les sourcils. Son attitude était un tantinet alarmante.

-Oui. Je suis son serviteur depuis ma naissance.

-Vous allez donc pouvoir me renseigner sur une ou deux petites choses à son sujet. J'en suis ravie.

-Je... Je n'ai pas donné mon accord.

-Vous l'ai-je demandé ? rit-elle en appuyant un peu plus le file de sa lame sur sa gorge.

-N... Non, effectivement...

-Bien. Depuis combien de temps Bérith est-il Duc ?

Francis la fixa de ses yeux rouges, une goutte de sueur roulant le long de sa tempe. Elle n'aimait pas particulièrement l'angoisser de la sorte, mais en l'occurrence, cela l'arrangeait. Elle avait grand besoin d'informations !

-Depuis toujours.

-Comment ça, depuis toujours ?

-Ou presque. Il est Duc depuis six cents ans.

Sa mâchoire faillit se décrocher. Six... Six cents ans !? Bérith avait six cents ans !? Bon sang de bonsoir ! Il était sacrément bien conservé, pour un vieillard !

-Nous sommes des démons, mademoiselle. Nous ne vieillissons pas comme les humains. Vous non plus, d'ailleurs.

Certes.

-Comment a-t-il obtenu son titre ?

À cette question, il fit grise mine.

-Je ne peux pas vous le dire.

-Dans ce cas, est-ce héréditaire ?

-Non.

Ha.

-L'a-t-il obtenu par la force ?

-Non plus.

Elle prit un instant pour réfléchir.

-Il a été désigné.

-Oui, soupira Francis.

-Par qui ?

-Ça, je ne peux pas vous le dire.

Diantre ! Qu'il était agaçant, cet homme ! Néanmoins, elle ne pouvait pas l'égorger pour ça, Bérith en serait fâché. Quelle question poser, dans ce cas ? Avant de rentrer dans le vif du sujet...

-A-t-il une maitresse ?

Fichtre. Elle ne voulait pas poser cette question ! Pour un peu, elle se serait giflée.

-Ben... Oui, répondit Francis.

Quoi ? Sa prise se figea sur le manche de sa lame.

-Vous.

Heu...

-Non. Je ne suis pas sa maitresse.

Alors, il fronça les sourcils, avant de se redresser sur les coudes. Elle écarta brusquement son arme de sa gorge, car il n'avait visiblement pas l'intention de l'attaquer. Il paraissait juste en état de choc.

-Attendez... Vous voulez dire que depuis des années il vient vous voir, mais vous ne couchez pas ensemble !?

Cette fois-ci, ce fut à elle d'en rester pour deux ronds de flanc. Francis, lui, se redressa avec un gémissement effaré.

-Ha, vous m'étonnez qu'il soit infect avec nous depuis tout ce temps ! Vous vous connaissez depuis combien d'années !?

-Je...

Toujours assise par terre, Aliénor fixait le démon comme s'il lui avait poussé une deuxième tête. Où voulait-il en venir ?

-Cinq ans...

-Cinq... Cinq ans !? Cinq ans que mon maitre est chaste ! Oh, Satan, pardonnez-nous ! Avec sa nature infernale, pas étonnant qu'il passe ses nerfs sur nous !

-A... Attendez ! Comment ça, il est chaste depuis notre rencontre !?

Elle n'en croyait pas ses oreilles. Il ne pouvait pas... C'était tout bonnement impossible ! Comment... Même pour un humain, c'était difficile de tenir cinq ans ! Alors lui !? Elle se souvint brusquement de son côté fortement entreprenant, depuis qu'ils se connaissaient sous sa forme démoniaque. Oh fichtre... Son côté tactile la surprenait moins.

-Cinq ans que le Duc n'a pas joui, mademoiselle. Cinq ans ! beugla Francis en levant autant de doigts sous son nez. Tout ça pour une donzelle qui ne daigne même pas le remercier quand il se sacrifie pour elle ! Vous ne le méritez pas !

Le choc de la nouvelle passé, elle fusilla le démon du regard.

-Je ne lui ai rien demandé, à votre maitre ! Alors silence ! Dites-moi plutôt : quelle est cette histoire de terres de l'au-delà ?

Francis était au bord de l'hyperventilation tant il était outré.

-En cinq ans, vous n'avez même pas parlé de ça !?

-En cinq ans, nous ne nous sommes presque jamais adressé la parole, espèce de démon de pacotille, alors répondez à mes questions ou je vous émascule en bonne et dut forme ! C'est compris !?

Il comprenait.

Aussi finit-il par lui expliquer de quoi il en retournait, sagement assis sur la table basse, les mains posées sur les genoux tel un enfant puni.

-Les terres de l'au-delà sont le royaume des défunts. Mon Maitre a pour mission de garder les portes fermées, afin d'empêcher les morts de venir hanter les Enfers et de passer sur Terre. C'est un métier bien difficile qu'il fait depuis six cents ans, à quelques dizaines d'années près. Il n'aime pas en parler, car il en a marre des morts. Quand il copulait régulièrement ça allait, mais depuis cinq ans, c'est la catastrophe. Nous pensions que c'était à cause de votre incapacité à le satisfaire, mais...

-Silence ! rugit Aliénor, rouge à ses dernières paroles. Je voulais simplement savoir ce qu'étaient ces terres de l'au-delà !

-Je vous ai répondu alors ne m'émasculez pas, débita-t-il d'une traite.

Ha, ces hommes... Démons ou pas démons, touchez à leurs attributs virils et ils paniquaient.

Dans tous les cas, il avait apporté de précieuses réponses à Aliénor. Le cœur battant la chamade, elle tourna les talons.

-Hé ! Attendez !

Faisant la sourde oreille, elle sortit dans les couloirs, pour trottiner jusqu'à la chambre de sa grand-mère. Y entrant sans sommation, elle découvrit Mamie Millicent attablée avec un verre de vin, en dépit de la liesse en contre-bas.

Prise en flagrant délit de consommation d'alcool, la vieille femme aux dimensions respectables se figea.

-Aliénor. Que t'arrive-t-il ma... Quel est donc ce démon !?

Évidemment. Francis l'avait suivie, comme son maitre de Bérith le lui avait demandé.

-C'est une longue histoire. Je...

-Bonjour, madame de l'Esprit saint.

Hein ? La jeune femme se tourna vers lui, stupéfaite. Comment connait-il le nom de ma grand-mère ?

-Oh, c'est toi, Francis. Comment vas-tu ?

Que... Les yeux ronds comme des soucoupes, elle fixa Mamie Millicent, parfaitement à l'aise avec un démon cornu à la peau rouge. Qui, plus était, ne semblait pas lui être inconnu.

-Bien, madame. Et vous ?

-Ça suffit ! s'exclama la jeune femme, avant de faire les yeux ronds à la vieille femme. Mamie ! Peux-tu m'expliquer ?

Son verre de vin à la main, la doyenne de la famille lui adressa une grimace quelque peu crispée.

-Francis est une connaissance de longue date, ma chérie.

-Mais... Comment est-ce possible ?

Les bras lui en tombaient. Sa grand-mère leur réservait toujours des surprises, notamment avec Erik, mais là...

-C'est très simple, ma chérie : c'est moi qui vous ai présenté Hawk.

Hein ?

-Ou devrais-je dire le Duc de Bérith, soupira Marie de l'Esprit Saint. Un fort bel homme, si tu veux mon avis. Ses ailes sont superbes. Loin de celles de cuir que nous pourrions attendre de la part d'un démon. Qu'en penses-tu ?

Les yeux perçants de sa grand-mère la scrutaient, comme pour chercher une réponse au travers de ses réactions. En vérité, Aliénor avait la bouche ouverte, les yeux comme des soucoupes et les bras ballants. La féminité incarnée.

Sa grand-mère connaissait Bérith. Hawk. Elle savait. Elle savait depuis le début pour le côté démoniaque de l'exorciste. Elle savait...

-Francis, raccompagnez-la, fit Marie. Elle va avoir besoin d'un moment pour digérer la nouvelle, je pense.

-Oui, madame de l'Esprit Saint.

Elle se retrouva donc dans ses appartements sans trop savoir comment. Dans tous les cas, elle s'enferma dans sa chambre, laissant son gardien seul dans le salon attenant. Dans un état second, elle parvint à se débarrasser de ses multiples jupons, avant de s'allonger sagement dans son lit.

Tirant la couverture jusque sous son menton, les yeux grands ouverts, elle fut incapable de trouver le sommeil en dépit de sa fatigue. Beaucoup trop de questions se bousculaient dans son esprit, sans qu'elle ne parvienne à y trouver des réponses. Pourtant, elle n'était plus en état de penser de façon cohérente. Elle devait prendre le temps de se reposer... Pourtant, elle n'y parvenait pas.

Une main se posa doucement sur son front. Un soupir lui échappa, cette fraicheur lui faisant du bien. La seconde suivante, elle s'endormait paisiblement.

*

Quand elle rouvrit les yeux, elle n'était plus seule dans son lit. Néanmoins, elle avait pris l'habitude de se réveiller avec Bérith à ses côtés, bon grés mal grés.

Il faisait encore nuit à l'extérieur, néanmoins la lueur d'une chandelle lui permettait de distinguer nettement le visage de son démon personnel.

Détendu, il dormait paisiblement. Ses traits semblaient plus jeunes ainsi, en dépit de son âge. Qu'avait dit Francis, déjà ? Ha, oui. Six cents ans... Non, il avait été nommé Duc il y avait six cents ans. Cela ne lui disait en rien son âge véritable...

Il ouvrit brusquement les paupières, sur deux yeux vairons qui la clouèrent sur place.

-Pas de tentative de meurtre ? Je suis surpris.

Elle le considéra. Effectivement, elle aurait peut-être dû faire une telle chose. Néanmoins, sa colère était un tantinet retombée. Surtout... Il était le seul à pouvoir répondre à la multitude de questions envahissant son esprit.

Face à son inspection, il fronça les sourcils, sans pour autant bouger de son oreiller.

-Quoi ?

-Es-tu réellement chaste depuis cinq ans ?

Un éclair de surprise se lut sur son visage, juste avant que sa contrariété ne soit évidente.

-Tu as l'intention de coucher avec moi ?

-Heu... Non.

-Alors évitons de parler de sexe, veux-tu ?

Inconsciemment, elle posa les mains sur les joues de Bérith. Cela le fit se figer. Pourtant, il ne se déroba pas à son contact. Elle traça les lignes de son visage avec délicatesse, caressa cette ombre de barbe qui assombrissait son visage. Celui de Hawk.

-Est-ce là ta véritable apparence ?

-Non.

L'attrapant par les hanches, il la fit basculer sur le dos, de façon à se retrouver allongé sur elle, les hanches bloquées entre ses cuisses. Dans son dos, ses ailes apparurent et se déployèrent, obscurcissant la lueur de la chandelle. Ses yeux vairons brillaient de façon surnaturelle dans la pénombre, envoutants. Étrangement, son cœur se mit à battre la chamade.

-Là est ma véritable apparence, Aliénor, fit-il avec un sourire carnassier. Celle d'un démon.

Pivoine, elle sentit une chaleur intense se répandre en elle à cette vision. En cet instant, il l'excitait plus que jamais.

-Que...

Il écarquilla les yeux. Non ! Il avait dû entendre cette pensée de surface, d'autant plus forte qu'elle s'était imposée à elle tel un coup de massue. Il semblait aussi stupéfait qu'elle. Honteuse au possible, Aliénor chercha la meilleure échappatoire du moment.

Aussi le repoussa-t-elle de toutes ses forces, le faisant tomber du lit tant il était décontenancé par sa réaction à son apparence.

-Hé ! s'exclama-t-il en atterrissant sur son postérieur. Tu...

-Bérith, gronda-t-elle en le surplombant, enroulée dans le drap. Tu es le gardien des frontières de l'au-delà.

Le changement de conversation lui fit ouvrir la bouche, sourcils froncés, sans qu'aucun son n'en sorte.

-Tu vas me conduire à mon grand-père.


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