Chapitre 11 : Danse Endiablée
Aliénor de Millicent était de fâcheuse humeur.
À tel point qu'une poche de vide s'était formée autour d'elle, en dépit de la liesse du bal. Les nobles l'évitaient, lui jetant parfois des regards en coin. Pour la première fois depuis le début des festivités, amorcées peu après l'arrivée du Duc de Lucassi sur leurs terres, le masque de la jeune femme tombait.
Son mauvais caractère était visible à tous, son envie de frapper clairement inscrite sur ses traits.
Un verre d'eau à la main, elle fusillait les danseurs du regard. Même sa famille n'osait pas l'approcher pour le moment. Mamie de Millicent, sagement à l'écart, la surveillait, sans pour autant se bruler les plumes.
Bérith... Hawk...
Voilà des années qu'elle se faisait berner par cette espèce de pleutre... Dire qu'elle avait aimé Hawk ! La version humaine de cet abominable démon... Elle lui avait même permis des privautés indécentes ! Il l'avait... Diantre, elle l'avait presque supplié de voler sa virginité pour se débarrasser de son alter ego !
Elle avala une rageuse gorgée d'eau.
Bérith... Maintenant qu'elle y pensait, comment les deux avaient-ils pu se retrouver au même moment au même endroit ? Devant la chapelle, ils avaient failli se parler... Et comment faisait-il pour se changer si rapidement !? Parfois, il lui suffisait de changer de pièce pour tomber sur l'autre !
Pourtant, elle en était certaine, ils étaient bien une seule et même personne. Car en allant dans sa chambre de la chapelle, elle avait trouvé un bac plein d'eau, une serviette... Et une forte odeur de soufre. Lors de l'invocation, il lui était apparu au sortir de son bain.
Bérith et Hawk étaient bien une seule et même personne.
Le démon et l'exorciste.
Elle manqua s'étouffer avec sa gorgée en pensant cette dernière phrase.
Le démon et l'exorciste ? Comment était-ce possible, au fait ? Il était rentré dans la chapelle. Il faisait faire des confessions. Il exorcisait réellement les démons ! Comment était-ce possible ? Et puis, elle l'avait vu directement en Enfer grâce au chaudron de Léopoldine. Pourquoi... Comment...
-Vous semblez en état de choc, mademoiselle Aliénor.
Le Comte Jehan, évidemment. Bien habillé pour l'occasion, il resplendissait. Cela énerva d'autant plus la jeune femme.
-Cela vous pose un problème ? siffla-t-elle.
Sa réaction fit légèrement reculer le Comte, qui lui adressa toutefois un sourire de rattrapage. Le pleutre... Même pas fichu de faire face à une femme en colère. Les doigts serrés autour de son verre, elle dut faire un effort sur elle-même pour ne pas le briser. Les humains ne brisaient pas les verres dans leur poigne. Ils les jetaient par terre, les foulaient au pied, mais jamais ne les brisaient ainsi. Pas un verre de cette robustesse.
-Oui. Je souhaiterais chasser l'inquiétude de votre doux regard, fit le noble. M'accorderiez-vous cette danse ?
Doux regard ? L'avait-il bien vu, ce soir ? Légèrement penché en avant, il lui offrit sa main, plein d'une assurance factice.
-Je...
Une autre main saisit celle du Comte. Qu'est-ce que... Bérith ! Avec ses yeux noirs et son sourire démoniaque, il dégageait une aura assassine redoutable en cet instant. Même Aliénor en eut des sueurs froides.
-Mademoiselle de Millicent est déjà prise, gronda le Duc infernal en rendant sa main à monsieur Jehan. Sa prochaine danse, ainsi que toutes les suivantes, sont pour moi.
Les sueurs froides disparurent aussitôt. Mais d'où sortait-il, bon sang de bonsoir !? Il n'était même pas dans la pièce il y avait une seconde !
-Je... Oui, bien sûr, couina l'humain, les larmes aux yeux tant il avait mal aux doigts.
Sur quoi il détala, la laissant seule face à son ennemi personnel. Étrangement, tout le monde les fixait. Un coup d'œil belliqueux de la part d'Aliénor, et chacun repartit précipitamment à ses conversations ou danses en tout genre. Même l'orchestre décida de jouer des morceaux soudains entrainants.
-Comment oses-tu réapparaitre ? siffla Aliénor.
La fusillant du regard, Bérith passa d'autorité un bras autour de sa taille, avant de les mettre tous les deux en position de danse. Ha, il voulait jouer à ça !? Furieuse, elle se laissa entrainer, sans même réfléchir aux pas.
-J'ose bien des choses, ma petite cochonne, ricana-t-il. Nous n'avions pas vraiment achevé notre confrontation. Alors, dis-moi tout... Tu as l'intention de me tuer ?
-Oui !
-Ouh, tu manques de sincérité...
Il s'arrêta soudain, pour la faire basculer en arrière dans un pas de danse qui n'avait rien à faire là. La main dans la sienne, sa seule force l'empêchant de s'écrouler au milieu de ses jupons, Aliénor avait le visage à un cheveu du sien.
-Aurais-tu une certaine ambivalence à mon sujet ?
Si la position le lui avait permis, elle l'aurait souffleté de toutes ses forces.
-Tu étais Hawk. Je t'aimais.
Ils se remirent droit, pour reprendre des pas de danse vifs, quasiment inconscients dans leur colère. Car l'un comme l'autre bouillait littéralement. Même pour l'assistance, la chose se voyait. D'ailleurs, leur attitude et leur fougue sur la piste attiraient toute l'attention.
-Du passé ? gronda-t-il en l'attirant un peu trop près de lui. Comme c'est dommage... Et moi qui voulais te séduire...
Son talon vint volontairement écraser son orteil. Ses mâchoires se contractèrent à peine sous l'effet de la douleur. Fichtre.
-Pourquoi avoir joué double jeu ? siffla Aliénor.
Non loin, le Duc et la Duchesse décidèrent de danser eux aussi. Ni l'un ni l'autre ne s'en aperçurent. Nez à nez, ils se défiaient du regard sans discontinuer.
-Pourquoi ? Es-tu sérieuse ?
Sa réaction la surprise un tantinet. Était-ce censé être une évidence ?
-Oui, je suis sérieuse. Pourquoi, Bérith !?
Ils firent un pas de plus... Et soudain, ils se retrouvèrent à l'extérieur, sous les rayons de la lune. Déboussolée par le brusque changement, Aliénor reconnut à peine le fond de son jardin. La rivière coulait à leur gauche, la forêt s'étendait derrière un gros rocher plat, conférant une impression de quiétude au lieu. Quand un démon en colère ne vous toisait pas de toute sa haute taille.
-Par les couilles de Satan ! explosa-t-il en la relâchant. Tu étais prête à donner ton âme à un autre démon !
Quoi ?
-Quoi ? gargouilla-t-elle en reculant d'un pas.
Ivre de fureur, Bérith se mit à faire les cent pas, ses ailes désormais visibles dans son dos. Si elle ne se trompait pas, leur apparition était une marque de perte de contrôle évident. Étrangement, cela lui fit plaisir d'être responsable de la chose.
-Quand Léopoldine a invoqué cet ignare de Cimeriès, tu avais déjà décidé de te sacrifier à sa place ! Car ta nature de fée-louve fait de toi une âme de choix !
-Je...
-Ne me mens pas, Aliénor ! Je suis capable de lire dans certaines de tes pensées ! Ce jour-là, tu as discuté avec moi en tant que lord Abiscon ! J'ai clairement su tes intentions !
Elle pâlit légèrement. De leur côté, les iris de Bérith qui tournaient lentement au vairon. Sa véritable apparence...
-Si je n'étais pas intervenu, rugit-il, tu aurais donné ton âme à Cimeriès, et crois-moi, Aliénor, ce n'est pas un enfant de chœur !
Sa voix résonnait dans toute la petite clairière. Statufiée, la jeune femme l'observait avec des yeux ronds. Lui ne semblait pas en avoir fini. Il semblait décider à révéler tout ce qu'il avait sur le cœur. Tout ce qu'il gardait depuis le début pour lui.
-Lui n'aurait pas attendu pour concrétiser le pacte ! Il t'aurait prise sans ton consentement, et crois-moi, tu n'aurais pas apprécié la chose ! Que voulais-tu que je fasse, hein !? Que j'attende que ce maudit démon s'en prenne à toi !?
Comme il n'attendait pas réellement de réponse, elle s'abstint de parler. De toute façon, il était déjà reparti pour un tour.
-Alors oui, je t'ai trompé, Aliénor ! Je suis apparu devant Léopoldine sous mon vrai nom, ma vraie nature ! Bérith, le Duc infernal ! Et je l'ai fait uniquement pour sauver tes petites fesses d'ingrate !
Essoufflé, il s'arrêta devant elle sur ce dernier mot. Silencieuse, elle le fixa. Ses yeux vairons lui rendaient son regard. Ses ailes s'agitaient lentement dans la brise du soir, ses cheveux sombres retombant sur les lignes gracieuses de son visage.
Elle avait la certitude, en cet instant, qu'il se présentait à elle sous sa véritable apparence.
À moitié Abiscon, moitié Bérith.
-Tu me connais, fit-elle doucement. Pourquoi ne pas m'avoir tout dit depuis le début, Hawk ?
-Comment aurais-je pu t'avouer être un démon ? gronda-t-il.
L'aurait-elle seulement cru ? Aurait-elle cru qu'un exorciste pouvait être un enfant du diable ? Une créature infernale, se nourrissant de la peine et du désespoir des Hommes ? Pourtant, elle aurait aimé le croire. Inconsciemment, elle avait déjà saisi le revers de son veston. Les doigts posés sur les siens, Hawk ne bougeait plus d'un pouce, statufié. Il...
-Ça suffit !
Le rugissement retentissant qui les fit se séparer brusquement ne provenait pas, pour une fois, de la Duchesse.
Rodolphe de Millicent leur arrivait droit dessus, ses yeux brulant d'une fureur à peine contenue. Son épouse le suivait de près, un peu essouflée.
-Comment oses-tu toucher ma fille !? tonna-t-il en pointant un index menaçant sur le démon.
Les mains levées en signe de paix, Bérith lui adressa un sourire crispé.
-Tout doux, je...
-On ne kidnappe pas l'enfant des gens en plein bal ! hurla Rodolphe, faisant écarquiller les yeux à sa fille. À plus forte raison quand on est un démon !
-Oups... Je... C'est-à-dire que nous étions en pleine conversation. Je vous ai... Oublié.
Cette réponse ne plut pas au Duc de Millicent. Il se serait jeté sur lui, si son épouse n'était pas intervenue.
-Avez-vous déjà partagé le même lit ?
-Maman !
-Chérie !
Cela avait arrêté Rodolphe. Les poings sur les hanches, la Duchesse observait sa progéniture et le démon d'un œil critique.
-Répondez à ma question.
-Non !
-Techniquement, oui, fit Bérith.
Son père devint tout rouge. Oh oh.
-Hawk ! Tais-toi ! Non ! Ce n'est pas ça ! Nous n'avons jamais... Heu...
-Elle est toujours vierge, si c'est là votre véritable question.
Cette fois-ci, les trois Millicent le fixèrent, dont deux avec les yeux ronds. Elle allait l'écorcher vif ! Cela dut se lire sur son visage, car il haussa un sourcil.
-Quoi ? C'était bien ce que vous vouliez savoir, non ?
-Bérith ! Va te faire cuire un œuf !
-Oh, ça va ! De toute façon, tu m'as toi-même posé la question, tu avais un doute !
-Quoi !? s'écria Rodolphe. Comment ça, un doute !?
-Seigneur. Avez-vous besoin d'aide ?
La voix rocailleuse fit se figer tout le monde, sauf Hawk. Tranquillement, il se tourna vers un individu à la peau entièrement rouge. Le cheveu noir, rejeté en arrière, il avait la main sur la garde de son épée, ainsi que deux petites cornes sur le front. Pour le coup, lui ressemblait vraiment à un démon.
-Tiens, Francis. Que fais-tu là ?
Sans quitter Rodolphe des yeux, le nouveau venu s'approcha de son Duc. Ce ne fut qu'une fois agenouillé devant lui qu'il abandonna sa surveillance du loup-garou.
-Vous apporter des nouvelles de vos terres. En tant que chef de la garde d'élite, je vous annonce que votre palais est sécurisé. Les hordes d'Oscar ont été repoussées aux frontières, et vos citoyens sont sans danger. Nous déplorons toutefois les blessures de cent vingt hommes. Il n'y a, en revanche, aucun mort.
Bouche bée, Aliénor écouta ce rapport avec attention. Les hordes d'Oscar ? Effectivement, il lui en avait touché un mot. Leur Oncle tentait de s'emparer de ses terres. Mais pourquoi ? Pour diable s'en prenait-il à lui ? En jetant un coup d'œil à ses parents, elle les découvrit en pleine conversation murmurée. Hum...
-Relève-toi, Francis. Je te félicite pour ta diligence.
Le démon à la peau rouge se releva, avec une grâce exceptionnelle. Toutefois, son visage était grave.
-Revenez-vous sur nos terres, seigneur ? Ou restez-vous encore pour surveiller votre femme ?
Sa femme ? Quelle femme ?
Les deux démons la regardèrent. Avait-elle posé la question à voix haute ? Mince... Francis sourit.
-Je vois de quoi vous me parliez.
-Oui, enfin... Francis, veille sur Aliénor pour moi. Je vais voir nos frontières.
En comprenant qu'il allait les quitter, la jeune femme le rattrapa par la manche. Surpris, Bérith la regarda avec des yeux ronds. Et vairons.
-Attends... Nous n'avons pas fini notre conversation.
-Je sais, soupira-t-il effleurant sa joue du revers de la main. Mais les terres de l'au-delà doivent être protégées.
Il s'évanouit dans les airs, laissant le démon rouge derrière lui. Ce fut une fois sur le chemin de sa chambre, accompagnée de son père, qu'elle réalisa les paroles d'Hawk.
Les terres de l'au-delà ?
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