Chapitre 4

Chapitre 4 : Avril

À la périphérie de Paris, niché au cœur de Montreuil, se trouvait un studio d'arts visuels bien connu : Hao. Sa réputation, solidement ancrée dans le milieu artistique, était le fruit d'une stratégie marketing audacieuse et d'une exigence sans faille. Le studio s'était imposé comme un lieu incontournable où créativité, efficacité et esthétisme se mêlaient avec brio.

Derrière les vastes verrières, la lumière naturelle baignait chaque recoin des locaux, offrant une clarté parfaite pour capturer l'instant. Les murs d'un blanc immaculé, loin d'être froids, servaient de toile de fond à des œuvres d'art, des clichés inspirants et des objets design soigneusement sélectionnés, créant une atmosphère propice à l'imagination et à l'expérimentation.

Au centre de cette effervescence artistique trônait Ouistiti, le chat siamois du studio, dont la présence discrète mais réconfortante apportait une touche de chaleur et d'authenticité. Il se promenait nonchalamment entre les câbles et les trépieds, observant les artistes avec la curiosité détachée qui lui était propre.

L'alliance parfaite entre rigueur professionnelle, esthétique maîtrisée et rapidité d'exécution avait permis au studio Hao de s'imposer comme un acteur majeur du monde des arts visuels, attirant aussi bien de jeunes talents que des marques prestigieuses en quête d'excellence.

17h25

L'horloge digitale défilait, implacable, marquant la progression du temps dans le studio. La plupart des occupants avaient déjà quitté les lieux, laissant derrière eux le cliquetis des claviers et le léger ronronnement des ordinateurs. Pourtant, quelques irréductibles persistaient, luttant contre la fatigue et les deadlines oppressantes.

Ezra, les yeux cernés, était toujours plongé dans ses retouches. Les couleurs vives d'une campagne pour une marque de sport dansaient sur son écran, chaque détail scruté avec concentration. Ses paupières lourdes trahissaient l'épuisement, mais il refusait de céder tant que le projet ne serait pas parfait. 

Comme souvent, il avait repoussé les finitions jusqu'au dernier moment, et la pression montait à mesure que l'échéance se rapprochait dangereusement. 

Doan, sa patronne, lui avait déjà fait plusieurs remarques sur son manque d'organisation. Et ce projet en retard ? Un faux pas de plus qui risquait sérieusement de lui coûter cher.

De l'autre côté de la pièce, Étienne, monteur vidéo, semblait tout aussi exténué. Il passa une main lasse dans ses locks défaites, relâchant son chignon déjà en désordre.

— J'en peux plus, lâcha-t-il en soupirant, le regard perdu sur son écran.

— Pause café ? proposa Hana en reculant son fauteuil, un sourire complice au coin des lèvres.

Un éclair de soulagement illumina le visage du monteur. Ces quelques mots résonnaient comme une libération.

— T'es un ange, Hana, vraiment.

— Je sais, répondit-elle avec un clin d'œil, avant de se diriger vers la kitchenette, laissant derrière elle l'odeur de son parfum et son éternelle bonne humeur.

La kitchenette du studio, décorée avec soin par l'équipe — plantes suspendues, affiches inspirantes et guirlandes lumineuses — offrait un contraste saisissant avec l'effervescence du plateau principal. Un cocon de calme, où l'on pouvait souffler, loin de l'écran et des retouches infinies. Hana y actionna la cafetière, l'odeur du café fraîchement moulu se diffusant doucement tandis qu'elle scannait distraitement son fil Instagram.

17h31

De retour dans l'open-space, Étienne tenta de briser le silence pesant, cherchant à distraire son esprit épuisé. 

— Alors, Ezra ? Tu comptes dormir ici ou quoi ?

— Mmh... Ouais... répondit Ezra sans lever les yeux de sa tablette graphique, le visage figé dans une concentration glaciale.

Étienne roula des yeux, exaspéré par l'absence totale de réaction de son collègue. Il jeta un regard vers la kitchenette, espérant qu'Hana reviendrait vite. Heureusement, elle réapparut quelques instants plus tard, tenant la cafetière fumante.

— Un café bien serré pour toi, fit-elle en servant Étienne avec une théâtralité exagérée.

— Sauveuse, s'exclama-t-il en portant la tasse à ses lèvres, savourant la chaleur réconfortante du breuvage.

Hana se tourna vers Ezra, toujours plongé dans son écran.

— Et toi, monsieur Phạm, tu comptes t'arrêter un jour ou tu veux qu'on te ramène un matelas ?

— Faut que je termine... répondit-il dans un souffle, les doigts crispés sur son stylet.

17h39

Étienne et Hana échangèrent un regard avant de continuer à se plaindre de leur charge de travail colossale, leurs rires fatigués résonnant dans l'espace.

Alors qu'Hana était sur le point d'enchaîner, une pensée lui traversa l'esprit. Son regard se posa sur Ezra, un éclair de curiosité dans les yeux. Elle reposa sa tasse de café et lui lança, l'air faussement désinvolte :

— Finalement, c'est à quelle heure ton rendez-vous, déjà ?

Concentré sur son écran, Ezra répondit sans même lever la tête :

— 18h30.

17h45

Le silence tomba immédiatement. Fini les rires, l'ambiance légère s'évapora, remplacée par une tension palpable. Étienne et Hana échangèrent un autre regard, cette fois plus appuyé, chacun comprenant ce que cela impliquait.

En fond sonore, la voix lointaine des chanteurs de Earth, Wind and Fire flottait dans l'air, ajoutant une touche presque ironique à ce moment suspendu.

Hana but une nouvelle gorgée de café, observant Ezra avec patience, attendant qu'il réalise de lui-même l'évidence.

Quelques secondes de flottement. Puis, l'information percuta enfin.

— Merde !

Le fauteuil d'Ezra bascula bruyamment alors qu'il se levait d'un bond, la panique s'emparant de lui. La pression du travail, l'heure avancée, l'imminence de son rendez-vous... tout s'entrechoquait dans sa tête.

Il jeta un regard paniqué vers l'horloge numérique accrochée au mur. 

17h47

— T'as oublié l'heure ou quoi ? lança Étienne, visiblement trop détendu pour l'urgence de la situation.

— Merde, merde et merde, grogna Ezra en se frottant nerveusement la nuque, le stress montant en flèche.

Sans perdre un instant, il sauvegarda frénétiquement son projet avant de balancer pêle-mêle ses affaires dans sa sacoche. Mais dans sa précipitation, la bandoulière s'emmêla, et le contenu se déversa bruyamment sur le sol. Un juron s'échappa de ses lèvres, trahissant son agacement grandissant.

Étienne, lui, restait imperturbable, observant la scène avec un sourire amusé. Voir Ezra, d'ordinaire si méticuleux et maîtrisé, perdre ainsi son sang-froid relevait presque du spectacle. D'habitude, son collègue paraissait si inébranlable qu'un tel débordement frôlait le comique.

Ramassant à la hâte son téléphone, ses carnets et son matériel éparpillés, Ezra jeta un coup d'œil paniqué à l'horloge murale.

17h50

Trois minutes venaient de s'écouler comme une fraction de seconde. Une éternité dans ce genre de situation.

Il ferma enfin sa sacoche avec un claquement sec, attrapa ses écouteurs et son téléphone, puis, d'un geste nerveux, envoya valser la chaise de bureau sur son passage.

— Bon, j'y vais ! lança-t-il en direction de ses collègues, sans vraiment attendre de réponse.

— Bonne chance, ricana Étienne, toujours aussi moqueur.

Mais Ezra était déjà trop loin pour entendre. Les écouteurs vissés dans les oreilles, il s'élança vers la station de métro la plus proche, chaque battement de cœur résonnant à l'unisson avec la musique qui martelait ses tympans.

Ses doigts glissèrent sur l'écran de son téléphone alors qu'il courait, ouvrant Google Maps pour vérifier le temps de trajet.

53 minutes.

Son estomac se serra. Impossible.

Une bouffée d'adrénaline le submergea. Il sentit son cœur cogner plus fort alors qu'il descendait les marches deux à deux, bousculant quelques passants dans sa course effrénée.

— Putain... souffla-t-il, essoufflé, tentant frénétiquement de rafraîchir l'application, espérant un miracle, une alternative, un raccourci.

Rien. Le métro parisien, en pleine heure de pointe, n'avait que faire de son retard.

Il s'engouffra dans la rame à la dernière seconde, les portes se refermant dans un claquement métallique derrière lui. Plaquant sa tête contre la vitre froide, il ferma brièvement les yeux, son reflet fatigué se dessinant dans la pénombre du tunnel.

Un seul objectif lui martelait l'esprit : arriver, coûte que coûte.

*

 Sa montre affichait 18h51. Le cœur battant à tout rompre, Ezra s'arrêta devant les portes vitrées de Tournée Créative. Niché dans une ruelle animée du 7ème arrondissement, l'atelier de céramique promettait une expérience à la fois originale et intime.

Charlie lui avait glissé, l'air de rien, qu'Alix aimerait tester la peinture sur céramique. Une remarque apparemment anodine, mais qui avait agi comme un véritable déclic. De fil en aiguille, l'idée avait germé : pourquoi ne pas transformer cette envie en un premier rendez-vous mémorable ?

Quelques recherches l'avaient conduit à découvrir le concept du Ceramic & Apéro, une activité encore inconnue pour lui. L'idée d'un moment créatif, ponctué de verres partagés, l'avait séduit. Sans hésiter, il avait réservé un créneau ce soir, à 18h30. Un pari audacieux, qu'il espérait complice et marquant.

Enfin, ça, c'était avant son retard. 

Alix lui avait pourtant averti dès leur première rencontre : "Et ne soit pas en retard, la prochaine fois."

Il était à la bourre de vingt-et-un minutes.

Merde.

Lorsqu'il poussa la porte de l'atelier, un mélange d'odeurs de peinture fraîche, de vernis et de tapas chauds l'accueillit.

L'endroit baignait dans une lumière tamisée, adoucie par des guirlandes lumineuses suspendues au plafond, créant une ambiance chaleureuse et intime.

Il balaya la pièce du regard, cherchant Alix parmi les participants qui peignaient leurs créations, un verre de vin ou une assiette de tapas à portée de main.

Et puis, il la vit.

Installée à une table, les manches retroussées, concentrée sur une tasse en céramique qu'elle décorait avec minutie.

Elle n'avait même pas levé les yeux vers lui.

Il prit une inspiration profonde avant de s'approcher, le cœur complètement en vrac.

Posant une main hésitante sur le dossier de la chaise en face d'elle, il se lança, la voix teintée de nervosité :

— J'ai vraiment abusé sur le retard, je sais...

Alix ne releva même pas les yeux de sa création. Elle se contenta de piquer une olive dans l'assiette de tapas sans précipitation.

— Heureusement pour toi que la nourriture est bonne, répliqua-t-elle, son ton aussi tranchant que la pointe de son pinceau.

Le silence qui suivit lui sembla pesant.

Il s'installa face à elle, mal à l'aise, tandis qu'elle continuait à travailler sa céramique, comme si sa présence était totalement secondaire.

C'était pire que de la colère.

Elle ne semblait même pas contrariée, juste... détachée.

Devant lui, les pinceaux et les pots de peinture attendaient. Pourtant, malgré son œil de photographe et designer, il se sentit désemparé face à cette forme d'expression si différente.

Pas de cadrage millimétré, pas de composition parfaite : seulement la matière brute et la liberté totale, bien trop chaotique pour lui.

Il n'avait pas de contrôle.

Attrapant un bol vierge, il le fit tourner maladroitement entre ses mains, à la recherche d'une inspiration qui tardait à venir.

Le silence entre eux n'était interrompu que par le grattement des pinceaux sur la céramique, et le léger brouhaha des conversations autour d'eux.

Puis, finalement, Alix brisa l'attente avec une pique bien sentie :

— Tu comptes te décider à peindre un jour, ou tu préfères simplement fixer ce bol jusqu'à la fermeture ?

Elle n'avait même pas levé les yeux, trop concentrée sur son propre chef-d'œuvre en devenir.

Mais Ezra l'entendit, son agacement latent, et il savait que c'était sa façon de lui signifier qu'il devait faire un effort.

Alors, il se redressa, feignit une désinvolture qu'il ne ressentait pas vraiment et lança, d'un ton faussement inspiré :

— C'est une réflexion artistique profonde, tu vois... J'attends l'inspiration divine.

Il attrapa une olive et la croqua distraitement, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.

Alix releva enfin la tête, arqua un sourcil sceptique.

Son agacement initial s'estompa légèrement.

Elle le dévisagea, captant l'hésitation derrière son masque de nonchalance.

Peut-être avait-elle été un peu trop dure avec lui à son arrivée ?

Elle poussa un soupir discret, laissant la tension s'effacer un peu.

— C'est juste un bol, Ezra, pas une toile de maître.

Elle haussa les épaules, un sourire en coin.

— Détends-toi, laisse-toi aller.

Il attrapa un blini sur le plateau, le mâchant lentement pour retarder l'inévitable.

L'idée de produire quelque chose de maladroit le bloquait encore.

— Franchement ? Il posa son coude sur la table, l'air désabusé. J'ai aucune idée de ce que je fais.

Il laissa échapper un soupir avant d'ajouter, les épaules légèrement affaissées :

— C'est vraiment pas mon truc, la peinture.

Alix observa son air perdu, puis, dans un élan de patience qu'elle n'avait pas toujours, elle lui tendit un pinceau enduit de vert sapin.

— Il n'y a pas de "bonne" ou de "mauvaise" façon de faire.

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Laisse juste tes pensées se refléter dans les couleurs.

Ezra fixa le pinceau un instant avant de le prendre.

Il n'était pas convaincu.

Mais pour Alix, il allait essayer.

Ezra fixa le pinceau qu'Alix lui tendait. Vert sapin.

Il le prit sans grande conviction, hésitant toujours à se lancer.

— J'ai pas l'impression que mes pensées soient prêtes à se refléter dans les couleurs, souffla-t-il en tournant le pinceau entre ses doigts.

Alix, qui jusque-là tentait de garder son calme, lâcha un soupir excédé, reposant brusquement son propre pinceau sur la table.

— T'es sérieux, là ?

Ezra leva un sourcil, surpris par son ton sec.

— J'essaie juste de...

— D'hésiter ? coupa-t-elle en croisant les bras. T'es chiant, Pham. On est littéralement là pour peindre et toi, tu te comportes comme si t'allais rendre un dossier à un jury d'art contemporain.

Il pinça les lèvres, encaissant sans broncher.

— Je veux juste pas faire n'importe quoi.

Elle roula des yeux.

— C'est un bol, Ezra. Pas une maquette d'architecture.

Elle le fixa un instant, avant d'arracher brusquement le pinceau de ses mains et de tracer un grand arc de cercle sur son bol, net et assumé.

— Voilà. Maintenant, t'es obligé de continuer.

Il resta un instant figé, fixant son bol maintenant marqué d'un trait imposé.

Puis il releva lentement les yeux vers elle.

— T'as conscience que tu viens de vandaliser mon œuvre d'art ?

— T'avais rien fait.

— C'est une démarche conceptuelle.

— Non, c'est de la procrastination.

Elle lui tendit son pinceau d'un geste vif, les sourcils légèrement froncés.

— Tu comptes continuer à réfléchir pendant trois heures ou tu vas enfin bouger ton cul ?

Ezra soupira profondément, mais au fond, il savait qu'elle avait raison.

Il attrapa le pinceau sans faire de commentaire, le plongea dans la peinture et trouva enfin le courage de peindre.

Le premier coup de pinceau fut hésitant.

Le deuxième, un peu plus assuré.

Puis, sans qu'il ne s'en rende compte, il oublia la pression et commença à vraiment s'appliquer.

À côté, Alix le regardait du coin de l'œil.

Elle ne disait rien, mais son expression s'était adoucie.

Ezra esquissa un sourire, traçant un nouveau trait.

— Tu sais quoi ? lança-t-il, toujours concentré sur son bol.

— Quoi ?

— T'es bien plus terrifiante qu'un jury d'art contemporain.

Un petit ricanement lui échappa.

Puis, sans un mot, elle retourna à sa propre création, un sourire discret au bord des lèvres.

Ezra, lui, sentit une étrange chaleur se diffuser dans sa poitrine.

Elle avait arrêté de râler.

Et quelque part, ça voulait dire qu'il avait réussi à la faire redescendre.

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