Prologue
J'ai trois ans.
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours fait partie de ces lieux austères et impersonnels. Depuis que je suis né, d'après ce que je pense déduire. Les adultes chuchotent, se croient discrets ou que je ne comprends pas les mots. Parce que je ne parle pratiquement jamais, ils pensent que je suis sourd.
Les autres pensionnaires en ont souvent après moi. Me faire chahuter dans tous les sens sous le prétexte que je suis le plus petit et le plus chétif est mon quotidien. Ça les fait bien rire. Je ne riposte pas. Ils finiront bien par se lasser. Je ne suis pas assez fort ni courageux. Inutile de leur faire entendre raison ni d'essayer de me mesurer à leur bêtise.
Mademoiselle Sweet répète souvent que la violence ne résout rien. Je ne veux pas la décevoir.
Elle porte bien son nom, elle est toujours douce et gentille. Dans mes pensées, je l'appelle maman douceur. Je n'ose pas lui dire. Ses cheveux sont de la même couleur que les miens. Pour s'exprimer, elle chuchote plus qu'elle ne parle, c'est captivant. À la moindre occasion, elle tente de m'intégrer aux autres mais eux ne l'entendent pas de cette oreille. Ce sont des brutes.
— À partir d'aujourd'hui, un très long trajet en bus t'attend mon petit Brad. Tu vas rencontrer d'autres enfants.
— On va où ?
— Au jardin d'enfant.
Ah.
Les autres en ont parlé ce matin.
C'est mon premier jour là-bas et ces brutes ont prévu de m'en faire voir de toutes les couleurs. Je ne sais pas bien ce que ça veut dire. À leurs regards moqueurs et vicieux et rien que d'y penser, mon ventre se noue. Je crois que j'ai envie de me faire pipi dessus. Cela rendrait mademoiselle Sweet triste alors je me retiens tant bien que mal.
Elle roule la ceinture de mon pantalon jusqu'à ce que l'épaisseur tient sur mes hanches fines.
— En route, mon poussin.
Arrivé sur les lieux, je n'ose pas bouger ni toucher les objets. Le mobilier est coloré et les jeux neufs. Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau. Au foyer, les jouets sont des dons et ils sont souvent amochés ou incomplets. Si par miracle ils sont neufs, les autres s'en accaparent avant, ce qui fait que je joue seulement avec mon doudou dans mon coin et laisse mon imagination faire le reste. Je m'invente des vies où je serais entouré de parents aimants. Sans frère ni sœur pour qu'ils ne me mettent pas de côté ou alors des grands qui me protégeraient.
— Bonjour, mon petit.
La voix est sèche. Ma tête rentre dans mes épaules. Les accueillantes sourient mais ça ressemble plus à une grimace et leurs yeux n'expriment rien. Pas comme ceux de ma maman douceur. Une seule tente de me faire parler mais n'obtenant rien de moi, je suis mis de côté. Elles me mettent loin à l'écart et ne s'occupent plus de moi. Je reste prostré dans un angle, un bout de mon doudou dans la bouche. Ça me rassure. Je lui confie mes secrets, mes peurs d'enfant. J'en ai des tas.
— Ah ! Te voilà, pisseux.
Les terreurs ne mettent pas longtemps à me trouver et me confisquent mon doudou en se marrant comme des idiots. Les larmes me montent aux yeux mais j'inspire profondément. Il ne faut pas que je les laisse couler ou ils vont encore plus se moquer de moi. Je me fais la promesse de prendre ma revanche sur la vie quand je serai plus grand. Sans amis, je ne peux pas me défendre contre eux alors que je suis maigre à faire peur et haut comme trois pommes. Mademoiselle Sweet doit toujours reprendre la longueur et la largeur de mes pantalons afin que je puisse rentrer dedans sinon ils m'arriveraient aux pieds. Elle me taquine toujours gentiment à ce sujet.
— Alors, fillette. Tu vas aller pleurer parce qu'on joue avec toi ?
— Laisse-tomber, il va faire pipi dans sa culotte ! Gonzesse !
— Le pauvre petit. Tu veux ton doudou, me nargue l'un d'eux en me parlant comme à un demeuré.
Ils s'esclaffent tous.
Je les déteste.
— Méchants, je chuchote sans les regarder.
Je serre les dents et fixe mes genoux. Ils vont se lasser si je ne leur réponds pas. L'un d'eux commence à me chahuter méchamment puis plus rien. Un impact et des corps qui trébuchent me font sursauter. Je relève la tête. Un grand vient de les bousculer et s'agenouille devant moi en me tendant mon doudou chéri. Je le prends, la reconnaissance déborde de mon regard. Ses yeux bleus, chaleureux et bienveillants, me réconfortent tout de suite.
— Ça va ?
Les mots ne sortent pas de ma bouche, je hoche la tête. Parce que je sais qu'à partir de maintenant, ça ira. Je le vois dans son regard. Il veillera sur moi à partir d'aujourd'hui. Il y a des choses dont on est sûr sans avoir besoin de les formuler et ça, c'est une certitude.
Il se relève et les toise, les poings sur les hanches. Toute trace de gentillesse a déserté ses iris.
— Le premier qui lui fait encore des misères, je m'en occupe. Ici ou ailleurs. C'est bien compris ?
— T'es qui toi ? fait un roux arrogant.
Pour toute réponse, le grand lui décroche un coup de poing qui le fait vaciller. Le roux se tient la joue mais ils tournent tous les talons et nous laissent tranquilles sans aller cafter. Il se retourne sur moi et se met à ma hauteur. Le ton doux, ses yeux retrouvent leur éclat.
— Tu es nouveau ?
Je suis tellement impressionné que je hoche à nouveau la tête. Il sourit.
— C'est quoi ton prénom ? me demande-t-il doucement en s'asseyant à côté de moi.
— Bradley, je murmure.
— Moi c'est Julian.
Tout de suite, je le qualifie de héros. Personne n'a jamais pris la peine de prendre ma défense et lui sans me connaître, c'est ce qu'il fait.
— Tu as quel âge ?
— Trois ans.
— Moi bientôt six et j'ai deux sœurs de trois ans. Et toi ?
Je secoue la tête. Mademoiselle Sweet me dit que mes parents sont très occupés et qu'ils ne peuvent pas prendre soin de moi. Je sais que ce n'est pas vrai. Les autres gamins me répètent qu'ils m'ont abandonné. Sur ce point, ils ont bien raison.
— T'as pas de famille ?
— Non.
— On pourra partager la mienne.
Une douce chaleur réchauffe mon corps.
Je passe le reste de la journée derrière Julian. Plus aucun gamin ne m'approche. C'est à peine s'ils me regardent. Même au foyer lorsqu'il n'est plus là. Toute la semaine, Julian ne me quitte pas et me demande si tout va bien au foyer.
J'ai trouvé un ange gardien. C'est plutôt lui qui m'a trouvé.
Arrivé au week-end, j'avais un peu peur que les autres en profitent que je sois seul mais non, ils me laissent tranquille.
Un dimanche, quand mademoiselle Sweet vient m'aider à me préparer, elle évite mon regard. Ses yeux sont plein de larmes. Je ne sais pas ce qui se prépare mais c'est quelque chose qui va changer ma vie.
— Tu sais que tu es bon garçon, mon petit Bradley.
— Je vais être puni ?
Comme une plume, sa main englobe ma joue et son pouce caresse gentiment ma pommette. Un sourire triste étire ses lèvres.
— Non, mon bonhomme. Nous t'avons trouvé une famille d'accueil.
— Ils vont dormir où ?
Elle me regarde, émue, et cette fois, son sourire est tendre.
— Chez eux. Et tu vas habiter avec eux.
— Et toi, tu vas venir avec moi ?
— Non, mon cœur.
— Alors je ne veux pas y aller.
Elle soupire doucement en se mordant la lèvre tremblante.
— Tu vas me manquer, Bradley, me dit-elle en me caressant la joue.
Pourquoi je vais lui manquer ? Je ne veux pas y aller, je veux rester avec elle. Ma maman douceur.
— Les Rawl habitent près du jardin d'enfant.
— Est-ce que ce sont les parents de Julian ?
— Je ne connais pas de Julian, mon cœur.
— Il a dit qu'on partagerait sa famille.
— Ça ne se passe pas comme ça.
Je sais que si. Ses yeux ne me mentaient pas.
****
Six mois, c'est long. Six mois que je suis dans cette famille. J'étais déçu de ne pas habiter avec Julian mais il m'a dit que c'est compliqué les affaires de grands. Il m'a juré que l'on sera inséparables quand on sera grands. Je le crois. Il ne me quitte pas et m'apprend à me défendre. Je suis bien trop chétif pour qu'on me prenne au sérieux mais il m'explique que ça pourra me servir lorsque je serai plus grand.
Les Rawls me laissent errer à droite et à gauche sans s'occuper de moi sauf quand des grandes personnes viennent me poser des questions. Les Rawls m'ont dit que j'irai dans la cave avec les monstres si je ne me tenais pas bien. Je n'aime pas la cave, il fait noir et ça sent mauvais. Je me tais. Le reste du temps, ils ne s'occupent pas de moi.
Je suis plus dans les rues qu'à leur domicile. Je n'ai pas le droit de m'occuper avec les jouets dans ma chambre pour ne pas les déranger. J'ai intérêt à ce que tout soit bien rangé et en bon état pour les inspections. Je ne sais pas si j'étais mieux au foyer ou ici, libre à vagabonder où bon me semble.
— L'avorton ! Tu es invité chez un gamin. T'as intérêt à bien te tenir !
— C'est qui ?
— Commence pas à faire le difficile, le morveux. On y va dans quelques minutes alors tiens-toi prêt. Te salis pas.
Je m'inspecte discrètement. Je ne peux pas faire plus pauvre et négligé.
Mon cœur bat sourdement pendant tout le trajet. Au fond de moi, je sais que c'est chez Julian. Je n'ose montrer mon excitation de peur de le voir faire demi-tour.
Passé un portail impressionnant en fer forgé, le gravier crisse sous les pneus lors du passage de la voiture. L'étendue d'herbe est immense. Mille fois plus que celle du foyer. En bas de l'escalier qui conduit à la maison, il arrête la voiture et sort. Mes yeux brillent d'excitation devant la grande maison. On dirait un château. Mes mains agrippent le rebord de la portière et ma bouche est grande ouverte.
— Oh, morveux ! me fait sursauter l'ogre de sa grosse voix. Tu te crois un prince parce que tu es invité chez les bourges ?
Je ne comprends pas. Il me fait signe de sortir d'un geste brusque.
Arrivés en haut, le Rawls appuie sur la sonnette en bougonnant et pestant contre les riches. La porte s'ouvre. Une très belle femme apparaît. On dirait un ange. Un ange qui cuisine avec un tablier. Ses yeux plongent dans les miens et s'illuminent mais je vois une lueur sombre passer dedans. J'ai peur de la décevoir même si je ne la connais pas.
— Tu dois être Bradley, me dit-elle d'une voix douce en se baissant à ma hauteur. Julian m'a beaucoup parlé de toi.
— Bonjour, madame.
— Appelle-moi Nancy.
Julian arrive à son tour et salue rapidement celui qui m'accompagne. Sa maman lui adresse un sourire radieux. Si je devais choisir une maman, ça serait elle. Je devine qu'elle est la meilleure maman du monde.
— Voulez-vous que je le ramène ce soir ?
— Non, non, bougonne le Rawls. Je viendrai.
Elle lui tend un papier.
— N'hésitez pas à m'appeler si vous changer d'avis.
Il marmonne et s'en va en me lançant un regard noir.
Julian m'emmène jouer dans sa chambre. Je pensais qu'il aurait plein de jouets mais non. Tout est très bien rangé. Ils sort une caisse de voitures et commence à les disposer en une ligne parfaite sur son tapis-route.
— Viens ! Tu as le droit de toucher.
J'ai encore quelques secondes d'hésitation puis je finis par me joindre à lui. Pour la première fois de ma petite vie, je joue sans me préoccuper de rien. Je ris aussi.
Des bruits dans une pièce voisine attirent mon attention.
— C'est quoi ?
— Mes sœurs, me répond-il avec un grand sourire. Tu veux qu'on aille les voir ?
Je hoche la tête vigoureusement.
Une par une, ses voitures retrouvent leur rangement. La délicatesse dont il fait preuve me sidère. Je suis fasciné. Ses gestes sont précis et très doux.
Les sœurs de Julian sont un peu plus jeunes que moi. Pourtant, je reste le plus petit par la taille. Je crois que c'est parce que je ne mange pas tous les jours.
Pendant le goûter, impressionné, je renverse mon verre sur mes vêtements. Je suis terrorisé. Ça ne va pas plaire au père Rawls.
La maman de Julian semble comprendre mon désarroi.
— Viens, Bradley. On va te trouver quelque chose dans les affaires de Julian.
Dans la salle de bain, elle m'aide à me déshabiller. Ses gestes sont tendres.
À plusieurs reprises, elle détourne le regard et étouffe une plainte. Je suis son regard dirigé sur mon ventre. On ne voit que mes côtes. Les gamins n'arrêtaient pas de se moquer de moi pour ça au foyer. J'ai honte de moi.
Tous les vêtements qu'elle me passe sont bien trop grands. Elle revient rapidement avec un tee-shirt blanc de l'une des sœurs et roule le haut d'un pantalon de Julian sur ma taille frêle.
— Ça te plairait de venir les jours où il n'y a pas jardin d'enfant pour t'amuser avec Julian ? me demande-t-elle quand je suis habillé.
Je hoche rapidement la tête, une nouvelle vague de chaleur dans mon cœur.
— Tu es un brave bonhomme, Bradley. Dommage que nous ne puissions rien pour toi. J'aurais aimé te connaître avant eux, murmure-t-elle.
J'ignore de quoi elle veut parler mais ça a l'air grave.
À la fin de la journée, je suis content d'avoir été invité à venir voir Julian aussi souvent que je le peux.
La semaine suivante, quand je pars de chez eux, la maman de Julian donne deux sacs aux Rawls.
— Trois fois rien, dit-elle. C'est trop petit pour Julian.
Je saurais bien plus tard avec mon regard d'ado que c'était des sacs de vêtements à ma taille. Neufs. Elle avait été faire les magasins pour que je n'ai plus honte de ce que je portais. Les Rawls ont bien été obligés de me les faire porter.
Par la suite, elle et toute la famille m'ont facilité la vie et ne se sont pas arrêté là. Des vêtements à chaque âge, des jouets, une scolarité, des cours de boxe, un équilibre, des bonnes manières. Ils sont tous très gentils, aimants et se comportent avec moi comme si je faisais partie de leur famille. Ils m'intègrent sans distinction. Je trouve mon équilibre.
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