2. Destination




Edouard, Nora et moi, on rappelle l'Elysée et on réclame le Président, urgence rouge.

Dominique de Villeneuve, son chef de cabinet, aurait bien voulu des explications. Villeneuve, il ne manque plus ça, le gentil toutou, qu'il aille se faire... et qu'il se limite à chercher son maitre dès qu'il y en a besoin.


Dix minutes plus tard, le Président, en majesté, arrive sur nos écrans, souriant, comme à son habitude :

– Quoi de neuf, les enfants ?


On lui résume, vite fait. L'Opération Nababs a fait des dégâts. Les Triades chinoises étaient à la barre. Maintenant, elles sont aux abois. Elles ont concocté de lâcher de pleins cargos d'immigrants clandestins, soigneusement collectés en Afrique ou au Moyen-Orient, dans les ports de Marseille, Barcelone, Gênes ou Le Pirée.

On imagine sans mal les xénophobes de tous poils se frottant les mains, les populations excédées, l'Europe exécrée, l'Euro bouc émissaire. Après le Brexit, de quoi alimenter d'autres exit en pagaille.

Tout ça, tenez-vous bien, pour dégager le terrain, en vue de la victoire future du Yuan contre le Dollar. Mais qu'il se rassure. Pékin n'y sera pour rien. Macao s'en occupe tout seul, avec ses petits copains de la 'Ndranghetta calabraise, au son des roulettes et des tapis de jeu, strass, paillettes, Grand Canal en toc, gondoliers braillant, sous un soleil de pacotille.

Ô sole mio résonne dans les têtes. « Ma un altro sole, Piu bello, oje me, Ô sole mio, Sta in fronto a te ! » : Mais un autre soleil, Bien plus beau, Ô mon soleil, Est face à toi !


Courte méditation, puis le Président reprend :

– Solution simple...

– Oui ?

– J'appelle mon ami le Président chinois...

– ... entre la poire et le fromage...

– Mais oui Monsieur Dumonchelle, pour votre information, il adore le camembert, ainsi que la poire Belle-Hélène...

– Et ?

– Et on règle la question, en amont.


– Solution complexe, que je lui demande ?

– Je vous laisse faire, et le spectacle recommence.

– Et si ça fait du grabuge ?

– Je vous écoute...


J'ai bien une idée qui me trottine dans la cervelle, que je lui lâche tout à trac :

– Si on prévient les Chinois, on désamorce, mais on est sûr que ça nous redémarre entre les pattes, un peu plus tard, nouvelle formule.

– C'est certain.

– Alors que si on leur renvoie la merde, ça les fera réfléchir !

– Vous pourriez traduire ?

– Au lieu de débarquer les clandestins dans nos ports, on monte une opération Criquets, et... on leur livre les criquets en question, en Chine, à l'improviste, en mettant tout ça sur le dos des Triades et de la 'Ndranghetta.


Manifestement, il a besoin d'un complément d'information :

– Et puis, qu'il demande ?

– Et puis, j'ai l'impression que nos amis de Macao auront du mouron à se faire, avec des centaines de milliers d'Africains en vadrouille, à l'assaut de Shanghai, Hong Kong, Singapour ou Macao...

– Vous nous refaites le coup des négriers, en ignorant le sort des malheureux qui...

– ... qui croupissent dans les camps, avec Boko Haram sur le dos, vous voulez dire !

– Continuez...

– ... et qui seront d'autant mieux traités qu'il y aura tout plein de caméras pour les montrer.

Il trouve la remarque pertinente. J'enfonce le clou en lui faisant observer :

– Et si vous jouez bien le coup, vous pourrez regagner des pions sur l'échiquier africain, aux dépens des Chinois, qui vous taillent des croupières depuis un certain temps...


Quelques minutes de réflexion, quelques conciliabules... et sa décision est prise :

– Va pour l'opération Criquets : j'informe mes collègues, juste le minimum pour notre syndicat de chefs d'Etat, et vous avez carte blanche...


En sortant de l'entretien, Nora me prend le bras :

– Pas mal comme scénario.

– J'ai été à bonne école...

– Reste à soigner les détails.

– J'en attends pas moins de toi...

– Ça me va, ajoute Aïcha, à condition que ces malheureux n'aient ni trop chaud, ni trop froid, ni trop faim, ni trop soif... et qu'ils retournent entiers chez eux, un peu moins désespérés si possible...


Edouard, de son côté, est parti consulter ses papiers. Il revient, une feuille en main : demande officielle d'entraide, adressée par le Juge Ji Ten Jsie*, procureur général des tribunaux spéciaux de Pékin, au juge Alban Barrère, qui nous l'a transmise. Il a entendu dire que, question attaques à la ricine, nous sommes particulièrement avancés.

Coup de fil à Alban : il connait bien Ji Ten Jsie, magistrat tenace, précis, scrupuleux, toujours un chat à portée de main, amateur de thés, d'alcools forts et de rébus.

Chef redouté de la cellule anticorruption, il s'occupe de confondre les potentats véreux. Pékin laisse faire, pour faire peur à ceux qui restent, qu'ils la jouent molo et surtout, bien à l'abri des regards.

Par ailleurs fin lettré, parlant un français passable, passé par les camps de travail pendant la révolution culturelle. Enfin, un maitre reconnu de tai-chi-chuan, considéré à ce titre comme l'héritier vivant de Sun Lu Tang**.

– Je prends, déclare Nora, de ce petit ton décidé qui ne supporte aucune contradiction.


Sur le coup de midi, Bubu, détendu et souriant, nous ramène Jeff, Gerhart, Harold et Giovanni. Ils sont joyeux, ravis, contents... de se retrouver, comme d'évoquer les souvenirs : quel cirque on leur a fait, entre Montreux et Mont-Blanc ! Chacun de rappeler sa scène préférée, de l'hôtel à l'hôpital, du Léman aux Drus, du sirop de dattes aromatisé au plasma foie de veau...

Je les interromps d'un geste :

– Désolé les copains si on fait les rabat-joie, mais le travail n'est pas terminé : Opération Criquets en vue !


Et je leur résume le propos : traite des nègres réinventée, avec collecte de matière première, bateaux négriers nouvelle formule, en cuves de pétroliers, avec gardes chiourmes calabrais. Curieux, certes, à une époque, Burundi, Vietnam ou Bengladesh, où on a savamment développé l'esclavagisme à domicile.

Aussi les individus en question sont-ils moins orientés esclaves que mitraille. La Méditerranée se met à une nouvelle piraterie, version remastérisée, avec attaque des ports européens, Triades chinoises aux commandes, 'Ndrangheta à la barre, pétroliers customisés à la place des canons, foules en détresse à celle des bombes...


Ils m'écoutent bouche bée, et chacun réagit à sa manière :

Fuck you son of a bitch !

Aoh !

Madonna !

Schleisse !

– Puuu...tain !



* Le juge Ji Ten Jsie est un émule du fameux juge Ti (Ti Jen Tsié selon les chroniques), figure historique qui vécut au VIème siècle, sous la dynastie des Tang, revitalisé par le diplomate sinologue Robert Van Gulik, qui souhaitait recréer des romans policiers chinois traditionnels. Avec le juge Bao, le juge Ti incarne une Chine dans laquelle le pouvoir central est sans cesse perverti par la corruption. Une Chine ancienne, bien sûr. Ils connaissent régulièrement de nouveaux avatars avec manga, récits, films, comme L'inspecteur Dee, dont le Teaser sert de générique à cet épisode.

** Sun Lu Tang (1860-1933), est un maître d'arts martiaux chinois, fondateur du Tai-chi style Sun. Le voici en photo...

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