Chapitre 6 : La Séance
L'heure de la séance de spiritisme arriva bien trop tôt. La peste soit de l'automne ! Le soir tombait plus vite que prévu. Et avec elle, une femme rondelette à l'air décidé. Elle se présenta sous le nom de Marie de l'Esprit Saint. La mère de la Duchesse.
-Mademoiselle de Briac, fit-elle en s'installant dans le salon jaune avec grâce, j'ai conscience que vous venez tout juste d'arriver.
Léopoldine, à peine habillée pour le repas puis la séance qui aurait lieu au rez-de-chaussée, était déjà mal à l'aise. Mais voir cette femme, avec toute l'ampleur de sa tournure d'un parme brillant, ne faisait qu'aggraver les choses.
-Heu... effectivement, murmura la sorcière, sans comprendre de quoi il en retournait.
-Je me trouve confrontée à un souci de taille que, selon toute vraisemblance, vous seriez la seule à pouvoir résoudre. Venez, installez-vous, jeune fille.
Elle désigna avec autorité le siège en face d'elle de son éventail. Bon. Elle n'avait pas réellement le choix, en fait. Gênée par sa robe –verte, pour faire ressortir sa chevelure de feu selon mademoiselle Aliénor-, Léopoldine parvint à prendre place dans le fauteuil.
-Voyez-vous, mon époux est décédé.
Aïe. Elle allait vouloir le contacter dans l'au-delà ?
-Par bonheur, il vient me rendre visite tous les soirs sous forme de fantôme, continua néanmoins la vieille dame. Or, cela fait près de trois jours qu'il a disparu.
Hein ? Stupéfaite, la sorcière ouvrit la bouche, la referma, un sourire crispé aux lèvres. Elle commençait à comprendre la réputation des Millicent. Si même la grand-mère était ainsi, qu'en était-il du reste de la famille !?
-Je sais que vous ne me prenez pas pour une folle, continua Marie, l'air digne. Vous êtes une sorcière, après tout, vous avez dû en voir d'autres. Mais pensez-vous pouvoir l'atteindre au travers d'une séance de spiritisme ? Le retrouver dans les sphères éthérées de la mort ?
-Heu... Je... Vous m'en demandez beaucoup... Je ne suis pas une spécialiste de...
-Oh, ma chère, la coupa Marie avec un sourire rusé. Je connaissais bien les Briac. Si vous partagez bien leur sang, tout est possible. Oh, mais j'oubliais ! Je dois converser avec la cuisinière à propos du dessert. Je vous laisse, ma tendre enfant. À plus tard.
Sur quoi elle partit, tel un ouragan parme.
Estomaquée, Léopoldine songea à fermer la bouche uniquement après son départ. Avant de la rouvrir, les yeux à nouveaux écarquillés.
Venait-elle de dire qu'elle connaissait ses parents ?
Bondissant sur ses pieds en dépit de sa tournure, la sorcière se précipita vers la porte... Et découvrit monsieur Florentin, sur le point de toquer.
-Hé bien, quel empressement, mademoiselle Briac.
-Oh, monsieur le Marquis. C'est juste que... Votre grand-mère...
-Ma grand-mère ? répéta-t-il, les sourcils froncés.
-Non, rien, se ravisa-t-elle soudain. Seulement... Puis-je descendre avec vous ? Je crains d'être mal à l'aise face à cette foule.
Il l'étudia un instant, avant de lui offrir son bras. Si elle croyait pouvoir le duper aussi facilement, elle risquait d'aller droit dans le mur. Le cœur battant la chamade, elle posa la main sur son avant-bras.
-C'était mon intention. Nous sommes officiellement amants, mademoiselle de Briac. Je suppose donc qu'une... proximité relative serait la bienvenue...
-Heu... je pense le choix judicieux.
-Mmh... j'ai hâte de vous voir dans le rôle de la « connaissance intime », comme vous dites. Jusqu'où pourriez-vous aller ?
-Vous seriez surpris, monsieur Florentin.
-Je n'en doute pas, mademoiselle Briac. Je n'en doute pas...
Les escaliers descendus, ils se dirigèrent vers la salle de banquet. Aussitôt, Léopoldine changea d'attitude. Se pressant un peu plus contre le flanc de son soi-disant amant, elle fit en sorte que son bras se trouve logé tout contre son sein. Un sourire épanoui naquit sur ses lèvres, celui d'une femme pleinement satisfaite.
-Oh... je vois mieux de quoi vous parliez, fit monsieur Florentin avec un léger rire.
Dans la pièce, tous les yeux se tournèrent vers eux à leur entrée. Léopoldine se félicita de se trouver si près de son cavalier. Il devait sentir son cœur battre la chamade tant elle se collait à lui, mais elle ne perdit pas la face. Preuve en était l'expression furieuse de madame de Crisance.
Le Marquis lui tira lui-même sa chaise, avant de s'installer à son côté, avec un sourire complice. L'opération, pour lors, était un franc succès. Elle n'était ni tombée ni n'avait rougi comme une pivoine.
Du coin de l'œil, elle aperçut Marie de l'Esprit Saint. En grande discussion avec le Duc de Lucassi, elle ne paraissait pas avoir eu une conversation incongrue avec la sorcière dix minutes plus tôt. D'ailleurs...
-Monsieur Florentin, susurra-t-elle en se penchant vers lui, sa main sur la sienne. Toutes les personnes présentent sont-elles humaines ?
Il la contempla un instant avec un sourire songeur, avant de frôler son oreille de son souffle. Cela la fit légèrement rougir, avant qu'elle ne se souvienne que tout cela était une simple mascarade.
-Non.
Sur quoi il reprit son repas. Quoi ? C'était tout ? Frustrée, Léopoldine croisa le regard de madame de Crisance. Une promesse de mille morts semblait planer dans ses iris d'un bleu saisissant. Son décolleté, plus plongeant encore que le midi, était à la limite de la décence. Voilà une femme dont elle allait devoir se méfier. Peut-être trouverait-elle un serpent venimeux dans son lit le soir même...
Autant que ce soit pour quelque chose.
Léopoldine posa sa main sur la cuisse de monsieur Florentin, qu'elle sentit nettement se contracter sous sa paume.
-Oui ? s'enquit-il sans se tourner vers elle.
-Pourriez-vous être un peu plus précis ?
-À quel sujet ?
-Ne faites pas l'imbécile, ronronna-t-elle en faisant remonter doucement ses doigts.
Cette fois-ci, elle l'entendit nettement retenir son souffle. Par bonheur, la nappe dissimulait ses gestes. Pourtant, elle supputait que madame de Crisance savait exactement de quoi il en retournait. Elle venait de planter rageusement sa fourchette dans sa tranche de gigot.
-Vous êtes une femme redoutable, sous vos airs d'ingénue, fit-il en se penchant vers elle.
-Je vous l'ai dit, je travaille depuis des années à la Cuisse Dorée...
-Que voulez-vous savoir, déjà ?
-Ma main vous gêne pour réfléchir, peut-être ? demanda-t-elle innocemment.
-Rassurez-vous, il m'en faut plus pour perdre toute contenance.
-Oh ? Je serais curieuse de connaitre vos limites.
-Vraiment ? souffla-t-il. Cela pourrait se résoudre très facilement. Mais pour répondre à votre question, seuls les membres de la famille et du personnel sont inhumains.
-Le personnel ?
Il posa sa main sur la sienne, afin de stopper sa progression.
-Effectivement. La majorité d'entre eux sont des lycanthropes. Ils se sont réunis sous la houlette de mon père quand il a hérité du titre. Maintenant, récupérez votre main, mademoiselle Briac, ou je me verrais contraint de vous arracher séance tenante à votre repas.
Elle s'exécuta, plus par souci de la bienséance que par véritable affolement face à cette menace. Ce qui en soi, était malséant, mais elle ne s'en aperçut pas. De bonne humeur, elle reprit son diner avec enthousiasme.
Sous le feu du regard de madame de Crisance, le repas toucha à sa fin. Il était temps de faire la séance de spiritisme.
Monsieur Florentin, particulièrement goguenard, l'escorta jusqu'à une autre pièce. Les femmes gloussaient, surexcitées à l'idée d'assister à une véritable séance. Les hommes, plus discrets, n'en avaient pas moins l'œil brillant.
-Je suis anxieuse, souffla-t-elle à son cavalier.
-Ne le soyez pas. Vous avez déjà fait cela ? N'est-ce pas ?
Elle se mordilla la lèvre inférieure, ce qui fit s'arrêter le Marquis d'Aresac. En découvrant son expression, il l'attira par une porte, juste avant la pièce prévue pour la séance. Il s'agissait d'un petit salon déserté par les invités. Un feu ronflait néanmoins dans la cheminée, éclairant l'ameublement très chic.
-Vous n'avez jamais fait de spiritisme ? demanda-t-il en passant un bras autour de sa taille, pour l'éloigner du battant.
-Non... Enfin, si...
Il ferma les yeux, avant de les rouvrir, l'air mécontent. Terriblement consciente de la soudaine tension ambiante, et de sa soudaine proximité hors du jeu de séduction contre madame de Crisance, Léopoldine se dandina d'un pied sur l'autre.
-Je ne l'ai plus fait depuis longtemps, lâcha-t-elle enfin. Monsieur Enguerrand m'a interdit de le faire...
Son haussement de sourcil était interrogatif, aussi cessa-t-elle de se dandiner.
-J'ai, comment dire... causé la panique à La Cuisse Dorée.
-La panique ? Mais qu'avez-vous donc fait ?
-Je... heu...
Elle n'osait pas lui raconter. Elle avait enfreint toutes les règles du spiritisme ce jour-là, et monsieur Enguerrand avait bien failli la mettre à la porte. Non seulement elle avait terrorisé tous les clients, mais les filles n'avaient plus du tout été en joie pour les satisfaire. Cela s'était soldé par une bastonnade en règle et plusieurs jours de douleurs...
-Ne vous en faites pas. Je ne commettrais pas les mêmes erreurs.
-Léo... mademoiselle Léopoldine, fit-il en se massant les tempes. Je vous fais une totale confiance. Ma mère, mon père... Ma grand-mère, même, vous ont reconnue comme étant une puissante sorcière.
-Oh... heu... votre grand-mère ?
Il la regarda, comme s'il se demandait pourquoi ce dernier point l'interpellait autant.
-Oui, ma grand-mère. Malheureusement... notre maison est sujette à des... comment dire... c'est un lieu hautement réceptif à l'occulte. Surtout ces dernières années.
-Dans ce cas, je ne devrais peut-être pas faire cette séance.
-Mmh... non, je n'irais pas jusque-là. Du moment que vous ne vous mettez pas en danger, c'est tout ce qui m'importe. Venez, retournons-y. Ils vont finir par trouver notre absence indécente.
L'attrapant par la main, il l'entraina vers la porte. Contre toute attente, Léopoldine l'arrêta, et plongea ses doigts dans ses cheveux châtains, pour les ébouriffer légèrement.
-Pour madame de Crisance, fit-elle avec un sourire rusé. Notre indécente absence n'en sera que plus crédible.
Pour toute réponse, il l'attira à lui par la nuque, pour un baiser aussi inattendu qu'impérieux. Inconsciemment, la jeune femme se dressa sur la pointe des pieds, pour venir à sa rencontre. Monsieur Florentin émit un grondement rauque, sa main glissa le long de son cou, son autre bras la pressant plus étroitement contre lui. Quand leur échange intense s'acheva, ils étaient tous deux essoufflés, la mise un brin froissée.
-Là, vous avez l'air de revenir d'une indécente entrevue, déclara-t-il en s'écartant d'elle avec un demi-sourire.
Léopoldine trébucha lorsqu'ils reprirent leur chemin vers la porte, tant leur baiser l'avait rendue confuse. Dans le couloir, elle croisa son reflet dans un miroir, posté inopportunément là. Oh fichtre ! Sa coiffure était désormais désordonnée, ses lèvres gonflées, et elle semblait à bout de souffle. L'image même de la dévergondée mondaine.
Autant dire que madame de Crisance fit grise mine en les voyant arriver. Surtout avec le sourire particulièrement satisfait de monsieur Florentin.
La salle dédiée au spiritisme était ronde, avec plaqué aux murs des miroirs anciens. Le plafond peint aux couleurs d'une déesse païenne surplombait une table ronde, dont le dessus reflétait l'image de quelques invités attablés autour. Tous n'avaient pas voulu assister à la séance, aussi seulement une poignée de nobles, hommes et femmes, se massaient dans la petite pièce.
Déjà installés, il y avait madame de Crisance, à côté de Marie de l'Esprit Saint, d'Aliénor, et d'un autre invité. Le Duc et la Duchesse se trouvaient debout derrière leurs chaises, l'air de s'amuser comme des petits fous.
-Mesdames et messieurs ! s'exclama Rodolphe de Millicent, avec un sourire. Sachez qu'il n'y a plus eu de séance de spiritisme dans cette demeure depuis l'époque de mon père. Madame de Briac sera la première personne à officier de nouveau entre nos murs.
Sur quoi il lui désigna un siège où s'installer.
Le cœur battant la chamade, au milieu des murmures surexcités des spectateurs, Léopoldine prit place prés de Marie de l'Esprit Saint. En face d'elle, la cadette des Millicent lui adressa un fin sourire, tandis que Florentin se plaçait derrière sa chaise. Elle eut soudain conscience de ses mains sur le dossier, de son regard rivé sur sa nuque. Bon. Elle allait devoir se concentrer, à présent, afin que la situation ne lui échappe pas.
-Je vous demanderai de faire le plus grand silence, fit-elle d'une voix douce. Vous connaissez, il me semble, tous la notion de spiritisme. Je vais tenter d'entrer en contact avec l'esprit d'un mort : Célestin de l'Esprit Saint.
Elle perçut un gargouillis bientôt étouffé, en provenance de la Duchesse. La seconde suivante, cette dernière fusillait sa mère du regard. Ce dont elle n'eut cure tant Marie était absorbée par les paroles de Léopoldine.
-Je vous prierai donc de faire le silence, et surtout, de ne pas vous affoler. Sous aucun prétexte, ajouta-t-elle.
-Pourquoi ? Vous pensez vraiment être capable de nous offrir plus qu'une chandelle soufflée par un esprit ? demanda pernicieusement madame de Crisance.
Je vais te faire trembler dans tes bottines, toi.
-Vous allez voir, madame de Crisance. Vous allez voir...
Sur quoi elle prit la main de la grand-mère de Florentin, avant de saisir celle de sa voisine. Les autres suivirent l'exemple, et bientôt ils formèrent un cercle autour de la petite table. Plus un bruit ne se fit entendre.
Reprenant la parole en Thébain, Léopoldine formula un sort plutôt simple, pour entrer en contact avec les morts. Si certains crurent à une mise en scène bien faite, d'autres, les Millicent, sentir le nouveau poids de la magie sur leur peau. La sorcière ouvrit son esprit à un monde qui n'était pas le sien...
Aliénor, installée en face d'elle, assista à un changement notable : son teint se fit soudain plus pâle, ses joues semblèrent plus creusées. Et ses yeux, d'un vert habituellement lumineux, virèrent au blanc laiteux, jusqu'à ce que l'iris disparaisse complètement.
-Oh, Célestin, susurra Léopoldine, d'une voix étrangement grave, envoutante. Si vous êtes dans l'au-delà, frappez trois fois... Et montrez-vous.
Il y eut quelques secondes de silence le plus total. Madame de Crisance était sur le point de jeter une remarque acerbe, quand la table trembla.
Une fois.
Deux fois.
Trois fois.
Un visage apparut dans le miroir de la table, faisant pousser une exclamation à la noble à la droite de Léopoldine.
-Chéri ! cria presque Marie de l'Esprit Saint en se penchant en avant, sans perdre le contact avec la sorcière.
-Mon amour ! s'exclama Célestin, les mains posées sur la surface polie du miroir, de l'autre côté.
Sa voix semblait résonner de partout dans la pièce, sans source précise. Pourtant, le timbre grave et ancien n'appartenait à aucune des personnes présentent.
-Tu dois prévenir les enfants ! Il y a un souci, ici ! C'est exactement ce que nous pensions !
-Quoi ? fit la Duchesse en se dressant sur la pointe des pieds pour apercevoir le défunt. Papa, qu'est-ce que tu racontes ?
Personne n'autre que les Millicent ne pipa mots. Tous étaient bien trop stupéfaits par la tournure de la séance. Dans la table, Célestin semblait affolé, regardant en permanence par-dessus son épaule un décor invisible aux vivants.
-Angèle ! Ma puce, l'heure est...
-Angèle de Millicent...
Le poids d'une haine alourdissait ce simple nom. L'image de Célestin disparut, à l'instant où le patronyme de la Duchesse avait été prononcé. L'espace d'un instant, tous retinrent leur souffle. Léopoldine, les yeux toujours laiteux, serrait la main de Marie de l'Esprit Saint dans la sienne, comme si elle était inconsciente de ce qu'il se passait autour d'elle.
-Rodolphe. Duc de Millicent, continua la voix avec un ricanement. Qui eût cru que mon bâtard de frère deviendrait l'un des hommes les plus puissants de France ?
-Non de...
Les miroirs tapissant les murs vibrèrent de façon incontrôlable. Les nobles femmes poussèrent des piaillements aigus, tandis que les hommes tentaient de faire bonne figure. Florentin, lui, posa une main sur l'épaule de la sorcière. Mais elle ne réagit pas.
Soudain, une aristocrate s'écarta en criant de l'un des pans réfléchissants. La silhouette qui s'y trouvait, pourtant, ne bougea pas. Un homme d'une beauté déconcertante, absent de la pièce, les toisait. Vêtu tel un noble libertin, il avait des cheveux blonds coiffés en catogan, des yeux violets qui semblaient sonder votre âme. Un sourire mauvais étirait ses lèvres.
-Oscar, fit platement le Duc. Cela faisait longtemps, mon frère.
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