Chapitre 14 : La Duchesse de Millicent
-Je te dis que c'est une mauvaise idée.
-Et moi je te dis que nous n'avons pas le choix !
-Ce n'est pas la question ! Il est hors de question que tu viennes avec moi !
-Florentin ! s'exclama Léopoldine en tapant du pied, furieuse de bon matin. Je suis en droit de venir ! C'est moi la sorcière, c'est moi qui décide !
Les bras croisés sur son torse imposant, il la toisa avec une colère égale. Bien que, si elle ne se trompait pas, il semblait plutôt s'amuser.
Tous deux dans le hall d'entrée, il s'entregouspillaient vertement, se moquant bien d'être entendus pas des invités matinaux, les serviteurs... ou des Millicent curieux.
-Et moi je suis le Marquis d'Aresac ! Si je décide que tu restes ici, tu restes !
-Je ne suis pas un de tes sujets !
-Ce n'est pas la question ! Tu ne viendras pas, un point c'est tout !
-Florentin !
-Léopoldine !
-Pourrais-je connaitre la raison de votre soudaine rivalité ?
Ils se tournèrent tous deux vers mademoiselle Aurore, qui haussa un sourcil. Ses longs cheveux châtains s'accordaient à merveille avec sa robe d'un jaune soutenu. La main sur la hanche, son regard d'émeraude allait de l'un à l'autre, dans l'attente d'une réponse.
-J'ai besoin d'un os de démon, répondit Léopoldine. Et cet artichaut refuse de me laisser y aller !
-Précisons que cet os de démon, rétorqua Florentin, est celui d'Arioch, notre ami qui git toujours dans les sous-sols de l'ancienne demeure de Laszlo. Tu te souviens, celui qui a tenté de tuer notre mère et notre père.
-Oh, par dieu ! s'exclama mademoiselle Aurore avec un frisson horrifié. Tu vas devoir retourner là-bas, Florentin ?
-Oui, soupira-t-il.
-Mais pour quelle raison ?
Ils ouvrirent la bouche. La refermèrent de concert. Dans leur désaccord, ils étaient d'accord sur un point : mieux valait ne pas alarmer toute la famille.
-Bon. Dites-moi plutôt depuis quand vous vous tutoyez en public ?
Nouveau silence. Puis monsieur Florentin s'éclaircit la voix, un brin gêné. Mais pas autant que sa sorcière, peut-être. Elle était soudain rouge pivoine.
-C'était une erreur due à la colère, fit son frère. Bref, le sujet est clos. J'irais avec Lord Abiscon au tombeau, sans toi.
-Pourquoi ne pas demander à Erik de t'accompagner ? s'enquit mademoiselle Aurore.
-Pour qu'il réveille tous les cadavres du secteur ? Non merci ! J'aurais déjà fort à faire avec ce maudit cadavre de démon. HAWK !
Son rugissement retentit dans tout le château. Tout le monde savait, désormais, que monsieur Florentin cherchait Lord Abiscon.
-Il y a toujours des humains ici, soupira Aurore en se pinçant l'arête du nez. N'oublie pas que je suis censée me marier dans quatre jours.
-Oups, désolé. Eh oui, je sais que tu te maries dans quatre jours, ma sœur. C'est pour cela que j'aimerais être à taille normale lors de la cérémonie.
-Quel rapport avec des os de démon ?
-Un problème, mon ami ?
Monsieur Hawk arriva, en provenance de l'extérieur. Son haut-de-forme à la main, il fit un sourire engageant à l'équipée.
-Aucun, fit monsieur Florentin en l'attrapant par le bras. Nous avons un problème à régler, toi et moi !
-Ha ? Qu'ai-je donc fait ?
-Toi, rien.
Le reste de leur discussion se perdit à l'extérieur. Médusée, Léopoldine fixa le dos de monsieur Florentin, jusqu'à ce qu'il disparaisse tout à fait de sa vue.
-Il a un fichu caractère, grommela-t-elle.
-C'est un trait de famille. Vous pouvez demander à Erik, rit Aurore avec un petit rire. Mais dites-moi, comment allez-vous, mademoiselle de Briac ? Votre ventre ?
Ha, effectivement. La veille, elle avait subi les affres de la possession de madame de Crisance. Elle grimaça en se remémorant l'épisode. Elle avait eu affreusement mal.
-Bien mieux. C'est un miracle si je suis toujours de ce monde.
La jeune femme lui prit le bras avec un demi-sourire.
-Cela ne tient pas du miracle. Vous êtes la seule responsable de votre survie. Votre chanson était douce... votre mère vous la contait-elle ?
-Oui, fit doucement Léopoldine, en laissant la Millicent la guider dans les jardins. J'avais cherché à l'oublier, mais inexplicablement, elle m'est revenue en cet instant.
-L'esprit est une chose remarquable. Il peut accéder à des souvenirs enfouis, tout comme nous protéger de l'influence néfaste d'un démon. C'est une chose étonnante que nous possédons là, mademoiselle de Briac. Vous rendez-vous compte qu'il nous permet, en plus de tout cela, de comprendre bien des choses ?
Léopoldine fronça les sourcils, tout en observant le beau profil de la future mariée. C'était une femme remarquablement intelligente, c'était une évidence. D'un autre côté, étant donné la famille, l'inverse aurait été surprenant.
-Et vous, mademoiselle Aurore ? Que souhaitez-vous me faire comprendre ?
Elle eut un petit rire. Le jardinier, qui passait par là, ôta son chapeau de paille pour les saluer, avec un grand sourire.
-L'état de mon frère empire, n'est-ce pas ?
-Comment le savez-vous ? demanda la jeune sorcière, sans même chercher à mentir.
-Il boit bien plus de votre potion, ces derniers temps. De plus, Arioch est le démon qui lui a jeté ce sortilège. Ses os seraient-ils réellement capables de le soigner ?
Léopoldine hocha la tête.
-Oui. D'après mon grimoire, il s'agit là du seul moyen pour contrer les effets de sa vengeance.
La jeune femme ferma les yeux, avec un profond soupir.
-Or, maintenant que vous êtes la seule à pouvoir aider mon frère, vous êtes visée par mon oncle. Je suis navrée de vous voir entrainée dans cette histoire, mademoiselle de Briac. Vous êtes quelqu'un de bien, vous ne méritez pas tout cela.
Parlait-elle uniquement de l'affaire de la famille ? Ou avait-elle eu vent de son passé ? Évidemment. Avec l'affront public que lui avait fait le Baron Catom, et la réaction du Marquis d'Aresac à ses propos, tout le monde savait. Elle, une ancienne prostituée, était l'invitée des Millicent.
-Oh, mais j'y pense ! s'exclama Aurore. Si Oncle Oscar sait pour les os... je dois prévenir Florentin ! Lui et Lord Abiscon ne seront pas assez pour affronter d'autres... oh mince !
Abandonnant le bras de Léopoldine, la jeune femme souleva ses jupes jusqu'aux genoux pour partir en courant. Par un heureux hasard, elle croisa son père, qui se mit aussitôt à courir à sa hauteur. Elle dut lui donner une explication raisonnable, car ils disparurent tous deux au pas de course.
Médusée, les bras ballants, mademoiselle de Briac comprit lentement de quoi il en retournait. Oh non ! Oh bon sang ! Si leur oncle démoniaque savait pour les os, effectivement, il allait tout faire pour empêcher monsieur Florentin de les récupérer !
Elle aussi voulut empoigna ses jupons, dans l'espoir de pouvoir retrouver la trace du père et de la fille. Mais à peine eu-elle fait un pas qu'une silhouette se profila devant elle. Plusieurs même.
Avec, à leur tête, monsieur Enguerrand.
Non... Non ! Ce n'était pas le moment ! Elle s'arrêta, le cœur battant la chamade, la respiration paniquée.
-Léopoldine ! rugit le propriétaire de la Cuisse Dorée. Viens ici tout de suite !
-Non...
Il se trouvait non loin, maintenant. Dans leur sillage, la jeune sorcière vit à peine le jardinier resserrer sa prise sur l'un de ses râteaux. Pas plus qu'elle ne vit la femme arriver par le côté. Elle trébucha en reculant, affolée. Elle serait même tombée, si la peur ne l'avait pas fait rester debout malgré elle.
-Je t'ordonne de...
-Nul ne donne d'ordre en ces lieux hormis les Millicent.
Monsieur Enguerrand et elle se tournèrent vers la voix autoritaire. Arrivant le plus calmement du monde, madame Angèle retirait négligemment un brin d'herbe de ses cheveux. Léopoldine se souvint vaguement avoir vu le Duc arriver de cette direction, tantôt.
-Qui êtes-vous pour venir bafouer l'autorité d'une Duchesse ? demanda-t-elle.
-Je suis le propriétaire de cette garce ! tonna le parisien.
Pas du tout impressionnée, madame de Millicent lui adressa un haussement de sourcil méprisant, les poings sur les hanches.
-Oh, je me souviens de vous. N'êtes-vous pas monsieur Enguerrand, propriétaire d'une abbaye de s'offre à tous ?
-Lui-même. Or, cette femme m'appartient !
-Je ne vois pas comment vous pouvez être son propriétaire, monsieur.
-Ha oui ? Et pourquoi !?
-Parce qu'il s'agit là de ma belle-fille.
Pardon ? Estomaquée, Léopoldine vit la Duchesse lui adresser un sourire apaisant, avant de se placer à ses côtés. Elles, seules face à monsieur Enguerrand et sa clique de soiffards. Ils se dandinaient d'un pied sur l'autre, certains tremblant devant l'assurance ce petit bout de femme, d'autres semblant ne pas comprendre la situation du tout.
Un peu comme elle.
-Votre belle-fille ? ricana monsieur Enguerrand. C'est une blague.
-Ai-je l'air de rire ?
Il observa madame Angèle de la tête aux pieds, avec un irrespect dangereux pour lui. Les mains crispées sur ses jupes, Léopoldine observait la scène avec des yeux écarquillés.
-Puis-je savoir qui, de vos rejetons, a osé épouser une catin ?
-L'homme qui vous a botté les fesses lors de son enlèvement.
-Quoi !? Ce gredin nu comme un ver était...
-Oh, d'ailleurs...
Comme jaillit de nulle part, la Duchesse pointa un pistolet sur monsieur Enguerrand. Il eut un mouvement de recul, tout comme le reste de ses hommes.
-Je n'apprécie pas que l'on traite mon fils de gredin ni ma belle-fille de catin. Partez, ou mourrez.
Le regard du parisien passa du canon à Léopoldine, et ainsi de suite.
-Un, tonna-t-elle.
-Elle m'appartient ! Vous ne savez pas qui elle est !
-Deux.
-Ses parents étaient des sorciers !
-Trois.
-C'est une mangeuse de péché ! C'est une sorcière !
La détonation surprit Léopldine, tout en lui vrillant les tympans. Oh bon sang ! Elle n'aurait jamais cru la Duchesse capable de tirer ! Et aussi juste, en plus ! Monsieur Enguerrand s'écroula à terre avec un mugissement de bête blessée. Son genou avait explosé sous l'impact de la balle.
Toujours très calme, madame Angèle le rejoignit. Tous les colosses venus l'aider reculèrent précipitamment. Presque négligemment, elle pointa son pistolet sur la tête du propriétaire de La Cuisse Dorée.
-Je ne me répèterais pas : Madame Léopoldine est ma belle-fille. Elle est donc, désormais, une Millicent. Voulez-vous réellement avoir les Millicent à dos, monsieur Enguerrand ?
Haletant de douleur, il secoua la tête. Le front couvert de sueur, il semblait souffrir horriblement.
-N... non...
-Bien. Alors maintenant, je vous donne le choix. Soit vous rentrez chez vous et vous oubliez toute idée de vengeance contre nous. Soit je vous loge une balle dans votre tête de phacochère. Que préférez-vous ?
-Je... je... je vais rentrer chez moi.
-Et... ?
-Ou... oublier les Millicent.
-Bien. Déguerpissez.
Ils ne demandèrent pas leur reste. La Duchesse revint donc vers Léopoldine avec un sourire éclatant, tandis que les autres trainaient le corps sanglant de leur patron. Stupéfaite, la jeune sorcière se laissa faire quand elle lui prit le bas, pour la reconduire à l'intérieur du château. Les jardiniers formèrent une ligne derrière elles, empêchant toute action belliqueuse contre elle. À la porte, le Duc de Lucassi les attendait, avec un petit sourire.
-Voilà une affaire réglée, déclara-t-il.
-Effectivement. Il ne viendra plus vous importuner, mademoiselle de Briac.
-Merci...
-Il n'y a pas de quoi, fit-elle en lui tapotant la main. Oh, j'espère que vous ne m'en voulez pas pour cette histoire de belle-fille ?
-N... non, pas du tout.
-Bien. Maintenant, pouvez-vous m'expliquer pourquoi ma fille et mon mari sont partis au pas de course, toute à l'heure ?
Elle n'apprécia pas les dernières nouvelles. Désormais assises dans la serre tropicale, où ce qui s'avéra être un palmier prospérait aux côtés d'un bananier et autres originalités, les deux femmes conversaient. Plus ou moins paisiblement, avec monsieur Erik et mademoiselle Aliénor.
-Donc... mon fils est parti à la recherche d'un os, avec l'aide d'un exorciste, avec ma fille et mon mari aux trousses. L'os n'étant autre que celui de ce misérable avorton de Valerian, alias le démon Arioch. Nous avons dans nos cachots madame de Crisance, ancienne maitresse de mon fils, actuellement possédée par mon démon de beau-frère ou l'un de ses sbires tout aussi démoniaques. C'est bien résumé ? demanda la Duchesse.
-Plutôt bien, avoua Léopoldine en reposant sa tasse de chocolat chaud.
-De plus, mademoiselle de Briac est hantée par un spectre psychopathe, compléta monsieur Erik.
-Ce n'est pas le plus important, fit l'intéressée.
-C'est tout de même problématique. Votre sécurité est en jeu. Nous allons devoir refermer ces portes, ouvertes lors de votre séance de spiritisme.
Ils s'accordèrent une minute de silence. De manière étrange, les invités au mariage étaient plutôt calmes, ce matin. Peut-être dormaient-ils encore, effet secondaire de la potion d'oubli de Léopoldine.
Aussi entendirent-ils plutôt bien le sifflement haineux. Debout d'un bond, Léopoldine assista à une mise en posture défensive plutôt impressionnante de la part des Millicent et du Duc de Lucassi. Car le bruit correspondait à celui d'un vampire...
Pourtant, c'est face à madame de Crisance qu'elle se retrouva.
Les cheveux en bataille, le visage salit de boue et la robe en piteux état, la pulpeuse ancienne maitresse du Marquis ne se ressemblait plus. Courbée en avant, le visage tordu dans une expression de haine pure, elle dardait ses yeux bleus sur la sorcière, comme prête à bondir.
Possédée.
Elle était belle et bien possédée !
-Maaaademoiselle de Briiiac, siffla-t-elle en penchant dangereusement la tête de côté. Toujours en viiie...
Oh, mes aïeux !
Elle était particulièrement inquiétante ! Mais au moins n'avait-elle pas de pistolet sur elle. Tout du moins, pas de visible...
-Madame de Crisance, fit prudemment Léopoldine, en faisant signe aux autres de ne pas intervenir. Comment êtes-vous sortie de votre cellule ?
Un ricanement chevrotant agita le corps de la femme.
-SSSSuccor-BBénoth... Pacte, avec un démon ! Par TA FAUTE !
Faisant fi de sa tournure volumineuse, elle voulut lui sauter à la gorge. La Duchesse poussa un cri. Mais les réflexes de la sorcière jouèrent leur rôle. D'une rapide incantation en Thébain, elle propulsa la possédée loin d'elle. Elle renversa un arbre en pot au passage... et brisa les vitres de la verrière en tombant à l'extérieur.
-Morbleu ! Je suis désolée ! s'exclama Léopoldine pour madame Angèle.
-Ce n'est pas grave.
Ils se précipitèrent vers le trou dans le verre. Elle avait déjà disparu. Comment avait-elle pu partir aussi vite ?
-Un nouvel ennemi dans la nature, soupira la Duchesse.
-Et pas des moindres, confirma monsieur Erik. La prudence va être de rigueur, jusqu'à ce que nous la retrouvions.
-Oh, j'aimerai tant que monsieur Florentin soit déjà là !
La supplique de Léopoldine parut être entendue. Car à peine ces mots avaient-ils franchi ses lèvres que des exclamations retentirent.
-Papa est revenu, murmura mademoiselle Aliénor. Vite !
Ils coururent au travers du château, pour se porter à leur rencontre. Dans le hall d'entrée, Léopoldine eut un coup au cœur. Lord Abiscon et le Duc soutenaient monsieur Florentin, dont le visage dégoulinait de sang.
-Florentin !
Elle se précipita vers lui. À son cri, le Marquis d'Aresac trouva la force de relever la tête, pour lui adresser un faible sourire.
-On l'a eu, ma chérie...
Puis il s'évanouit.
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