Chapitre 7 (J-23)



Agathe marchait, ignorant le soleil qui cognait sur ses épaules et la douleur qui lui lancinait le dos. Elle avait commencé par rester auprès de Gwen et en avait profité pour s'enquérir de l'état de santé de la jeune femme, avant de la laisser aux côtés de Taj, avec qui elle semblait bien s'entendre. Elle n'était pas vraiment d'humeur à se montrer sociable. Quelques mètres devant elle, Corentin et Théodore discutaient d'un ton léger, comme s'il s'agissait d'une simple randonnée. Elle était surprise de leur résistance à la chaleur.

Elle entendit des pas se rapprocher d'elle et se retourna. C'était Sakina. Agathe sentit ses muscles se contracter, sans très bien comprendre pourquoi elle était en colère.

— Je peux te parler une minute ? demanda celle-ci d'un ton neutre.

— Ce n'est pas une très bonne idée de se déshydrater bêtement, répliqua-t-elle.

Sakina leva les yeux au ciel.

— Comme si c'était la vraie raison.

— Et qu'est-ce que c'est, la vraie raison ?

Sakina eut un sourire sans joie.

— Je ne sais pas, tu me dis ?

Agathe poussa un long soupir. En réalité, elle ne savait pas très bien pourquoi elle était en colère contre sa coéquipière.

— Sakina, c'est toi qui te comportes bizarrement, pas moi.

Elle accéléra le pas, mais elle réalisa rapidement qu'elle n'allait pas pouvoir se débarrasser de Sakina de cette façon.

— C'est vrai, tu as raison.

Curieuse, Agathe regarda la jeune femme. Elle baissa les yeux et avait l'air embarrassée par la situation. Agathe hésita, ne voulant pas accroître son malaise. Mais elle avait besoin de comprendre.

— J'ai l'impression qu'il y a deux Sakina. Une fille sympa qui veut me protéger, et une froide et distante qui me dit d'aller me faire foutre. Et je ne sais pas laquelle tu es.

Sakina se mordit la lèvre.

— Je suppose que je suis un peu des deux. En tout cas, je suis désolée pour hier. Ce n'était pas contre toi.

Agathe se radoucit malgré elle.

— Non, c'est moi qui suis désolée. Tu as sûrement une bonne raison.

— J'ai une raison, mais elle n'est pas bonne.

Un court silence s'ensuivit. Agathe se sentit un peu gênée.

— Au fait, reprit Sakina, pourquoi tu as arrêté la prépa ? Visiblement, ce n'était pas par manque de capacités.

Agathe émit un rire nerveux.

— Ca dépend de quelles capacités tu parles.

— Allez, l'encouragea-t-elle. Raconte-moi ton histoire.

Agathe hésita un instant. Après tout, elle n'avait pas pour habitude de s'ouvrir et elle ne savait pas si elle pouvait faire confiance à Sakina. Mais elle avait envie de lui parler.

— Il n'y a pas grand chose à raconter. Je viens d'une famille catholique, tradi, réac, tout ce que tu veux. Je crois que je suis née au mauvais endroit, s'esclaffa-t-elle.

— Les milieux religieux, commenta Sakina. Moi aussi, ça m'a pesé. Je crois en Dieu, mais pas en toutes ces conneries que les hommes ont inventées autour de la religion.

Ces paroles surprirent un peu Agathe. Elle n'aurait pas imaginé que Sakina croyait en Dieu.

— Et toi ?

— Quoi, et moi ?

— Tu crois en Dieu ? Ou en une force suprême ?

Jamais Agathe n'aurait imaginé que la discussion prendrait un tour métaphysique.

— Honnêtement, je n'en sais rien, avoua-t-elle.

— Bon, continue.

Agathe était un peu gênée à l'idée d'avoir une discussion aussi personnelle avec une fille qu'elle connaissait à peine, mais d'un côté, elle n'avait pas grand chose à perdre.

— Je n'ai aucun motif valable, protesta-t-elle. Honnêtement, je crois que je suis juste une sale gosse de riche.

Sakina posa une main sur son épaule, ce qui renforça encore un peu la gêne d'Agathe.

— C'est quoi, un motif valable ? fit-elle. J'ai l'impression que tu étais malheureuse à cause de tous leurs critères, et pourtant tu continues de les appliquer.

Agathe dut reconnaître qu'elle n'avait pas tout à fait tort.

— Je ne sais pas, je crois juste que je ne rentrais pas dans le moule. Pour ma mère, réussir sa vie, c'est être jolie, épouser un homme riche, et avoir des enfants bien comme il faut... Je l'ai toujours déçue. Elle a tenté de m'inscrire à la danse, ça n'a pas marché. Elle m'offrait des barbies mais je continuais inlassablement à jouer avec mes kaplas.

— Les kaplas, répéta Sakina d'un ton nostalgique. Moi aussi je passais mon temps à jouer avec ceux de mon frère. Pardon, je t'ai interrompue.

— Non, tu peux m'interrompre. Bref, j'ai grandi mais j'étais toujours pareil. Elle passait son temps à me faire des remarques sur mon absence de maquillage ou sur mes cheveux...

— Moi je les aime bien, tes cheveux.

Agathe sourit sans trop savoir pourquoi ce compliment lui faisait autant plaisir.

— Merci. Mon père soutenait mon projet de faire des études scientifiques, mais il plaçait la réussite au-dessus de tout. Je crois que j'ai commis l'erreur de penser comme lui. Et quand je suis rentrée en prépa, je n'ai pas réussi à simplement faire abstraction du reste. Je me levais le matin, je venais en cours, mais je n'étais pas vraiment là. J'ai toujours aimé apprendre mais je crois que je ne pouvais pas faire tout ça pour un foutu concours. Tous les autres n'avaient que ça à la bouche. Il y a toujours eu une partie de moi qui aimait se perdre dans son imagination et inventer des histoires, et il m'était devenu impossible de m'en occuper. Et plus ça allait, plus je me rendais compte que sans ma réussite, je n'étais plus rien. J'ai quand même réussi à passer en deuxième année mais je n'ai pas pu aller jusqu'aux concours. De toute façon, ça aurait été une catastrophe.

Sakina l'écoutait attentivement, hochant la tête de temps à autre. Agathe ne se rendait même plus compte de la chaleur accablante.

— Et alors, comment ça s'est passé lorsque tu as décidé d'arrêter ?

— Je ne pensais pas que j'aurais le courage de le faire. Mais un jour, le prof de maths m'a envoyé au tableau et évidemment, c'était catastrophique. Il n'arrêtait pas de me faire des reproches, mais ça ne m'atteignait pas vraiment. J'ai juste dit au revoir, j'ai pris mon sac, et je suis partie sous les regards stupéfaits de mes camarades de classe.

— Waouh, lâcha Sakina. Ca, c'est une sortie.

— Je sais, pas très mature, hein ? Ensuite je suis rentrée chez moi, j'ai réservé le train de dix-huit heures pour Toulouse – ne me demande pas pourquoi Toulouse, je n'y étais jamais allée- et j'ai rassemblé mes affaires. Je n'ai pas eu l'occasion de voir comment je me débrouillais seule, ils m'ont tout de suite contactée.

Sakina plongea son regard ébène dans celui d'Agathe.

— Qu'est-ce que tu cherchais ?

— Comment ça ?

— Tu es sûrement partie pour chercher quelque chose, explicita Sakina.

— Peut-être, je ne sais pas. Et toi ?

Agathe sentit que sa coéquipière s'était brusquement tendue — son histoire était probablement plus compliquée que la sienne. Elle avait l'impression que Sakina était plus adulte que la plupart d'entre eux – à l'exception de Taj, peut-être, qui était aussi le doyen.

— Tu n'as pas besoin de me le dire maintenant, ajouta Agathe pour éviter que la jeune femme choisisse l'agressivité pour répondre. Mais vu que j'ai une légère tendance à m'allonger au milieu des routes, n'attends pas trop non plus.

Cette tentative d'humour n'eut malheureusement pas l'effet escompté.

— Agathe, tu ne vas pas mourir. Je te l'assure, je veillerai à ce qu'il ne t'arrive rien.

Soudain un peu embarrassée, sans trop savoir pourquoi, Agathe changea de sujet.

— Il nous reste combien de bouteilles d'eau ?

La mine de Sakina s'assombrit.

— Ca va, je sais qu'il n'en reste pas beaucoup, tu peux me dire.

— Une.

Agathe frissonna. Ils étaient en plein milieu du désert avec pour seules réserves cinquante centilitres d'eau. Une pensée dérangeante fit irruption dans son esprit.

— Attends, tout à l'heure, quand je t'ai demandé de l'eau pour nettoyer le sang... C'était de l'eau potable ?

— Oui. Il n'y a pas de ruisseaux tous les deux mètres.

— Donc j'ai gaspillé une bouteille entière d'eau minérale pour me laver les mains ?

Elle se rendit compte qu'elle avait haussé le ton involontairement.

— Oui, avoua Sakina, mais tu n'étais pas bien, je n'avais pas le choix. Je ne pouvais pas te faire marcher dans le désert dans cet état là.

— Avec les mains sales ? ironisa Agathe.

— Ce n'est tout de même pas ma faute si tu faisais une crise parce que tu avais du sang de tatou sur les mains !

Agathe sentit une vague de colère monter en elle.

— Oh, excuse-moi si j'ai un peu de scrupules à crever un œil. Tout le monde n'est pas aussi insensible que toi.

Elle regretta immédiatement ses paroles, mais c'était trop tard. Sakina s'arrêta et se tourna vers Agathe. Toute marque de compassion avait quitté son visage.

— Tu as raison, je crois qu'on devrait économiser notre salive.

Sur ce, elle partit rejoindre Théodore et Corentin qui marchaient en éclaireurs. Agathe lui cria de l'attendre, mais elle ne s'arrêta pas. Elle aurait voulu lui courir après et s'excuser, mais elle n'en fit rien et se contenta de la regarder s'éloigner, furieuse contre elle-même.

***

Une heure plus tard, il faisait toujours aussi chaud et Agathe commençait à avoir la gorge desséchée. Elle avançait aux côtés de Gwen, mais l'une comme l'autre avait trop soif pour parler. De plus, Gwen paraissait avoir remarqué que quelque chose la tracassait.

Soudain, Agathe crut apercevoir quelque chose au loin. L'espace d'un instant, elle se demanda s'il ne s'agissait pas d'un mirage. Après tout, il faisait très chaud, et elle avait soif.

— Tu vois...

Elle n'en dit pas plus tant sa gorge la brûlait. Gwen hocha la tête en guise de réponse et elles accélèrent le pas, se rapprochant du trio de tête. Quelques centaines de mètres plus loin, ils se retrouvèrent devant ce qui semblait être un parc. Des grilles de plusieurs mètres de haut délimitaient le périmètre. A l'intérieur, le paysage contrastait avec l'environnement désertique : l'herbe était plus verte, comme si elle avait été arrosée.

— On entre ? suggéra Sakina.

Agathe avait un mauvais pressentiment concernant cet endroit, mais elle était incapable de dire pourquoi. Elle décida donc de ne pas le partager et ils pénétrèrent dans l'enceinte du parc. Aussitôt, Alizée poussa un cri, désignant une fontaine. Oubliant ses réticences, Agathe imita ses camarades qui s'étaient mis à courir vers la fontaine et renversa la tête sous la fontaine sans se préoccuper de l'eau qui mouillait ses cheveux.

L'eau commença par lui brûler la gorge, et elle faillit s'étouffer avec. Mais elle fut bientôt capable d'avaler sans douleur et sentit avec soulagement le liquide couler dans son œsophage. Elle prit une autre gorgée, plus calmement cette fois-ci, et il lui sembla qu'elle était encore plus délicieuse que la première.

Lorsqu'elle estima être suffisamment désaltérée, elle sortit ses bouteilles d'eau vide du sac à dos volé et entreprit de les remplir, veillant à utiliser tout l'espace disponible. Un coup d'œil à sa droite lui indiqua que Sakina avait déjà rempli les siennes et profitait désormais de la fontaine pour elle-même. Elle s'était donc attelée à cette tâche avant même de boire. Agathe n'aurait pas dû être étonnée, mais elle était malgré tout admirative. Sakina parvenait à ignorer sa propre souffrance pour commencer par le plus urgent. Si quelqu'un était venu les empêcher de boire dans cette fontaine, ils auraient au moins eu les bouteilles de Sakina. Elle n'était pas insensible, elle était forte. Et Agathe ne l'était pas.

Un sanglot étouffé la tira de ses considérations et elle se retourna pour voir d'où provenait le bruit. Elle aperçut une femme assise sur un banc, quelques dizaines de mètres derrière eux. Elle n'hésita qu'un bref instant.

— Agathe ! l'invectiva Théodore. Qu'est-ce que tu fous ? On a autre chose à faire que de jouer les Mère Theresa.

Ignorant son camarade, elle s'approcha d'un pas rapide de la jeune femme. Elle avait le sentiment idiot qu'en aidant quelqu'un, elle pourrait compenser en partie le mal qu'elle avait fait au tatou. En outre, elle découvrirait peut-être quelque chose d'important pour leur mission. Ce parc était vraiment étrange, même si elle n'aurait pas su dire pourquoi.

Lorsqu'elle arriva à hauteur de la jeune femme, elle fut frappée par son malheur qui semblait profond et véritable. Elle était secouée de tremblements, et Agathe fut tentée de s'en aller, ne voyant pas en quoi sa présence pouvait changer quelque chose.

— Excusez-moi ? demanda-t-elle en anglais. Vous avez besoin d'aide ?

La femme releva lentement la tête et Agathe eut un mouvement de recul en voyant l'hostilité dans son regard. Ses yeux lançaient des éclairs.

— Vous n'êtes pas triste, constata la femme.

— Pardon ? fit Agathe, surprise.

— Vous n'avez pas le droit d'être là si vous n'êtes pas triste, expliqua la femme.

Agathe fronça les sourcils et fit un signe discret derrière elle pour demander à ses camarades de lui venir en aide. Au même moment, elle aperçut un homme vêtu d'un uniforme pourpre. Il les observait avec suspicion.

— Gary ! l'interpella la femme. Viens ici.

Le dénommé Gary s'approcha d'elles, Agathe esquissa un pas sur le côté mais il était trop tard pour fuir. Il se posta devant elle, une matraque à la main. Agathe le détailla rapidement, tentant de trouver un quelconque indice qui l'aiderait à comprendre la situation. L'homme était grand et brun, probablement d'origine latino-américaine.

— Mademoiselle, commença-t-il. Vous n'êtes pas triste.

— Comment ça ?

— Ce parc est accessible uniquement aux gens tristes. Je ne vous ai jamais vu par ici.

Gwen réagit enfin aux appels à l'aide d'Agathe et les rejoignit, avant de s'interposer entre elle et l'homme en uniforme.

— Qu'est-ce qui se passe ici ? demanda-t-elle dans un anglais correct.

— Vous n'avez pas l'air triste non plus.

— Excusez-nous, intervint Agathe. Nous avons fait erreur, nous allons partir.

Gary pointa sa matraque vers elle d'un geste menaçant.

— Je suis désolé, mais entrer dans ce parc en étant heureux constitue un délit, je vais être obligé de vous emmener au poste.

— C'est une blague ?

Deux autres hommes firent irruption derrière Gary, comme pour répondre à la question d'Agathe. En se tournant vers le reste du groupe, elle vit Sakina hausser la voix face à un quatrième homme en pourpre.

— Mesdemoiselles, je vais devoir vous demander de me suivre. 

      *********************

Bon, la réconciliation entre Sakina et Agathe aura duré 1000 mots, elles exagèrent un peu quand même! Certes, c'est en partie de ma faute...

Sinon, je suis désolée, en me relisant je me suis rendue compte qu'il ne se passe vraiment rien dans ce chapitre,  à part Agathe qui raconte sa vie et un truc ultra bizarre à la fin... 

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