Chapitre 4 (J-25)
Agathe se réveilla dans une position inconfortable. Elle était allongée sur quelque chose de très dur. Elle cligna péniblement des yeux plusieurs fois de suite avant de pouvoir distinguer l'asphalte sous son corps. L'asphalte. Elle prit brutalement conscience qu'elle était allongée en plein milieu d'une route.
Au moment où son cerveau essaya d'envoyer à ses muscles le message de se relever, elle entendit le bruit d'un moteur, suivi d'un klaxon. Elle allait mourir. Elle songea ironiquement qu'elle n'avait pas été d'une très grande utilité pour son pays. Soudain, elle sentit des bras musclés la tirer en arrière. A l'intensité sonore du crissement de pneus, elle devinait que la voiture approchait dangereusement et que cette personne prenait un grand risque.
Les bras continuèrent à la tirer jusqu'à ce que l'asphalte cède place à de la terre. Agathe sentit qu'on se laissait tomber à côté d'elle, tandis que la voiture réaccélérait dans un dernier coup de klaxon furieux. Elle vit le visage de Sakina penché au-dessus d'elle.
— Merci, murmura-t-elle.
Sa coéquipière s'approcha tout près de son oreille.
— Je t'avais dit que je te protégerais.
Sakina se redressa sans lui laisser le temps de répondre quoi que ce soit et se tourna vers leurs autres coéquipiers.
— Elle va bien !cria-t-elle. Elle voulait juste faire une entrée remarquée.
Agathe se sentit un peu blessée. En effet, elle venait de frôler la mort avant même d'avoir pu faire un pas dans le monde imaginaire, mais elle aurait voulu que Sakina la rassure au lieu de se moquer d'elle. Cependant, elle n'en laissa rien paraître et se leva, parcourant les environs du regard. Ils étaient tous là, c'était déjà un soulagement. Au bord de la route, une forêt s'étendait à perte de vue. Agathe n'aurait pas su dire quels arbres la composait, peut-être s'agissait-il de chênes.
— Qu'est-ce qu'on aurait fait sans notre Élite de la nation, ironisa Théodore, s'attirant les regards choqués de ses coéquipiers.
— Toi je crois que je t'aurais laissé sur la route, répliqua Sakina. Bon, n'oubliez pas notre premier objectif. On ferait mieux de longer la route pour essayer de trouver une ville.
— La première personne qu'on a rencontrée n'était pas exactement accueillante, fit remarquer Alizée. Le chauffeur a redémarré illico une fois qu'il a vu qu'Agathe n'était pas morte.
Sakina haussa les épaules.
— Qui a parlé de demander gentiment ?
Sur ce, elle se mit en route, suivie par le reste de l'équipe. Elle avait gagné le respect de tous à l'entraînement. Si Agathe avait fait la même chose, on lui aurait juste crié de revenir.
Agathe fut rejointe par Gwen qui la serra dans ses bras et lui demanda comment elle allait.
— Je suis vraiment désolée, Agathe. C'est moi ton amie, c'est moi qui aurait dû te sauver, pas Sakina.
— Gwen, on est une équipe. Peu importe qui sauve qui. Tu auras ta chance aussi.
Agathe constata que des petits groupes s'étaient formés. Sakina ouvrait la marche avec Corentin, avec qui elle semblait bien s'entendre. Venaient ensuite Gwen et Agathe, puis Alizée, Taj et Théodore, qui formaient un drôle de trio étant donné que les deux garçons ne se portaient pas dans leur cœur. Tandis qu'ils marchaient en silence, Agathe en profita pour prêter attention à ses vêtements. La chemise en jean qu'elle portait avant la translation avait cédé sa place à un vêtement de la même forme, mais dans une autre matière, et beaucoup plus élimé. Ses yeux se posèrent sur le bracelet électronique, qui indiquait le temps restant : vingt-cinq jours, deux heures et huit minutes. Allaient-ils parvenir à comprendre les motivations de cette femme ? Elle en doutait, elle avait failli mourir avant même de réaliser qu'elle était dans le monde imaginaire. Elle réprima un tremblement à cette pensée. Ils avaient tous l'air parfaitement à l'aise avec l'idée de mourir, elle devait au moins tenter d'avoir l'air forte. Accélérant légèrement pour ne pas se faire distancer par Sakina et Corentin, elle laissa son regard se perdre dans la forêt environnante, constatant à quel point sa vie – ou du moins, son quotidien- avait changé au cours des derniers mois. Elle n'avait plus l'impression d'être enfermée dans un monde où elle n'avait pas sa place. Elle ne savait pas où elle allait, et, si cela la perturbait, c'était également un sentiment grisant.
Soudain, elle se rendit compte que Sakina et Corentin avaient traversé la route pour aller à la rencontre d'un homme de l'autre côté de la route. Elle se maudit intérieurement de ne pas l'avoir vu avant et prit Gwen par le bras pour la tirer de ses rêveries. Elle se tourna vers ses autres coéquipiers pour vérifier qu'ils avaient pris conscience du changement de direction de leurs camarades et ils franchirent la route à leur tour. Agathe éprouva une légère appréhension lorsqu'elle se retrouva à nouveau sur le bitume, même si elle savait que c'était irrationnel. De toute façon, elle n'avait pas le temps de s'attarder sur son ressenti. Lorsqu'elle atteignit l'autre bord, Corentin se retourna vers eux.
— Agathe ! l'apostropha-t-il, tu parles bien anglais ?
— Bien sûr, Elite de la nation est sûrement bilingue, marmonna Théodore entre ses dents.
Sans prendre la peine de lui répondre, Agathe s'avança vers le voyageur. Elle avait fait une prépa scientifique, mais elle avait toujours eu un bon niveau d'anglais.
— Bonjour monsieur, lança-t-elle dans cette langue à l'homme, qui était habillé en tenue de randonnée. Nous sommes un peu perdus et nous voudrions acheter à manger, est-ce que vous pourriez nous indiquer la ville la plus proche ?
L'homme pointa un doigt derrière lui.
— Il y a une ville à trois miles dans cette direction. Il suffit de suivre la route.
Sur ce, il reprit sa marche, visiblement peu ravi d'avoir été dérangé pendant son activité.
— Qu'est-ce qu'il a dit ? s'enquit Corentin, impatient.
— Si on continue par là, il y a une ville dans trois miles. Ca fait un peu moins de cinq kilomètres.
Théodore leva ostensiblement les yeux au ciel.
— A ce que je vois, Elite de la nation connaît par cœur ses tables de conversion.
— Tant mieux, intervint Alizée. Ca peut être utile. On repart ?
Ils se remirent en route. Agathe avait beau ne pas être la plus sportive du groupe, elle aimait bien marcher et c'était une activité qui ne la fatiguait pas du tout.
— Les gens parlent anglais, constata Gwen. La terroriste a probablement été dans un pays anglophone.
— Qu'est-ce que te fais dire que c'est un pays basé sur un nom de pays terrien ? demanda Théodore. Peut-être que c'est juste le foutoir et qu'on va croiser un islandais dans trois secondes.
Gwen ralentit pour se mettre à sa hauteur et le regarda avec une assurance qu'Agathe ne lui connaissait pas.
— Peut-être, mais d'après ce qu'Harold a dit, la plupart des choses dans les mondes imaginaires sont basées sont des choses réelles vécues par la personne. Donc on a toutes les chances d'être dans un pays anglophone dans lequel on roule à droite.
Elle ne parut pas remarquer les regards impressionnés qu'elle avait provoqué chez ses camarades. Personne n'avait pensé à ce détail.
— Ce qui ne nous laisse que les Etats-Unis et le Canada, compléta Agathe.
— Et l'Australie, l'Afrique du Sud, tu en fais quoi ?
Comme d'habitude, Théodore réagissait au quart de tour quand Agathe parlait. Elle ne savait pas trop pourquoi. Peut-être parce que comme lui, elle provenait d'un milieu catholique et assez aisé, et que quelque chose l'avait amené à détester tout ce qui s'y rattachait de près ou de loin.
— On roule à gauche en Australie et en Afrique du Sud, comme dans toutes les anciennes colonies britanniques, répliqua-t-elle, consciente de son ton un peu trop condescendant.
— Oh, excuse-moi, j'oubliais que j'avais affaire à Elite de la nation.
Elle l'ignora et continua à réfléchir en silence. C'était peut-être un hasard si la translation les avait emmenés en Amérique du Nord, mais elle ne croyait pas au hasard.
***
Taj continuait d'avancer, sans se préoccuper de l'ambiance pesante. Il n'avait pas décroché un mot depuis qu'ils s'étaient réunis dans le monde imaginaire. En temps ordinaire, il n'était pas spécialement bavard, et la mission accentuait cet aspect de son tempérament. Ses coéquipiers passaient leur temps à s'envoyer des piques au lieu d'essayer de réfléchir ensemble, ce qu'il avait du mal à expliquer. La vie était suffisamment remplie de haine. S'ils venaient ici en dernier recours, pourquoi reproduire exactement le même comportement que sur Terre ? Taj était reconnaissant à Corentin, Gwen, et Alizée de ne pas participer à cette petite guerre stupide.
D'un geste du revers de la main, il s'épongea le front. Il commençait à faire vraiment chaud. S'il avait dû deviner, Taj se serait situé dans le Sud des Etats-Unis. Mais après tout, il se trompait peut-être. En été, il faisait sûrement chaud au Canada. Taj n'était sorti qu'une seule fois de France, et n'avait jamais quitté l'Europe – enfin, jusqu'à aujourd'hui. Plus jeune, il rêvait de visiter l'Inde, le pays dont il était originaire. Il ne se sentait pas particulièrement indien, étant né en France de parents immigrés de longue date. Pourtant, enfant, il y attachait beaucoup d'importance. Aujourd'hui, la simple idée de se rendre en Inde semblait oppressante. Taj fuyait résolument tout ce qui le rattachait à son passé.
— Qu'est-ce que ça te fait, de ne plus être sur Terre ?
La voix de Corentin tira Taj de ses rêveries.
— Je ne sais pas, avoua-t-il. Je ne me rends pas vraiment compte. Et toi ?
— J'aime bien être ailleurs. Il n'y a plus personne qui nous a connu avant. C'est comme si on était entièrement libres. Ici, personne ne nous déteste encore.
Un instant, Taj se demanda si ce que disait son camarade pouvait être vrai. S'il suffisait de partir loin pour tout recommencer. Il aurait aimé que ce soit possible, mais il n'y croyait pas. On n'échappe pas à soi-même. Il reporta son attention sur Corentin et se demanda ce qui avait pu conduire son camarade à participer à cette mission. C'était un garçon timide et bienveillant. Taj s'était lié d'amitié avec lui mais il ne connaissait pas son histoire. C'était une sorte de règle tacite, jamais personne ne parlait de sa vie d'avant.
Soudain, Taj aperçut des maisons au loin.
— On arrive ! s'écria Sakina.
Taj pressa le pas, impatient de découvrir la ville. Il était toutefois étonné de n'entrevoir aucun habitant. Pourtant, la rencontre avec le voyageur les avait rassurés : ils n'étaient pas seuls. Ils entrèrent dans une rue bordée de bâtiments gris et déserts.
— Il n'y a pas un chat, remarqua Gwen, provoquant un sourire chez le jeune homme.
Il adorait la façon de parler de Gwen. Il n'avait jamais aimé les filles qui abusaient de mots et d'expressions éphémères, comme si la langue française n'était pas assez variée. Leurs paroles sonnaient creux. Pas celles de Gwen. Bien sûr, plus jeune, il s'était lui aussi amusé à ponctuer ses phrases d'artifices censés montrer qu'il était dans le coup. D'ailleurs, en y réfléchissant, c'était l'époque où il était heureux et innocent. Peut-être était-ce de là que venait la volonté d'enlever leur sens aux mots, d'y ajouter une touche de légèreté. Mais cela faisait longtemps qu'il avait perdu cette envie de fredonner une chanson entraînante ou de provoquer le rire de ses amis, et il détestait cette légèreté que les autres affichaient délibérément pour la simple raison qu'il ne la méritait plus et qu'il ne la connaîtrait plus jamais.
Ils s'arrêtèrent à hauteur de ce qui semblait être une station service. Derrière des pompes à essence en piteux état, une pancarte « Zoe Market, 24h/24, 7j/7 » indiquait la présence d'une boutique. Sakina, qui marchait en tête, se retourna vers eux.
— On devrait trouver ce qu'il faut ici. Mais on n'a pas de quoi payer, et ça m'étonnerait qu'ils acceptent de nous aider gratuitement. En tout cas, je ne pense pas qu'on devrait prendre ce risque.
Taj se raidit un peu. Il était venu ici pour faire quelque chose de bien, et, s'il ne savait pas ce que Sakina avait en tête, il n'en était pas moins inquiet.
— Il y aura sûrement quelqu'un à la caisse, je me charge de le maîtriser, commença-t-elle. S'il y a une deuxième personne, c'est Théo qui s'y colle.
Ils écoutaient docilement ses paroles, personne ne songeant à remettre en question son autorité.
— Agathe, tu leur expliques en anglais qu'il vaut mieux pour eux qu'ils ne bougent pas. Pendant ce temps, les autres, vous prenez tout ce qui peut nous être utile : de la nourriture, des vêtements s'il y en a, de quoi faire du feu, tout ce qui peut nous permettre de nous défendre, OK ?
Ils acquiescèrent en silence.
— Alors allons-y.
Sakina et Théodore entrèrent en premier, suivis par Agathe et le reste du groupe. Taj regarda leur leader marcher d'un pas décidé vers la caisse, derrière laquelle se tenait un homme d'une cinquantaine d'années.
— Agathe, tu peux lui demander si il leur reste des sucettes à l'abricot ? demanda Sakina en désignant un présentoir à friandises posé sur le comptoir.
Taj comprit sa stratégie et admira intérieurement sa ruse. Agathe posa la question avec un accent parfait, et l'homme, haussant un sourcil à cette requête un peu étrange, tendit un bras pour vérifier le présentoir. Aussitôt, Sakina attrapa son bras et le tordit d'un geste expert, arrachant un cri de douleur au caissier et l'immobilisant par la même occasion. Agathe lui ordonna de ne pas bouger, et Taj commença à explorer les rayons, s'emparant de tout ce qui pouvait leur être utile : briquet, paquets de chips et de biscuits, vestes de randonnée, sacs à dos...
Soudain, le cri étouffé de Gwen attira son attention et il se retourna. Une femme avait fait irruption depuis l'arrière-boutique. Elle tenait à la main un pistolet qu'elle braquait sur eux.
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Voilà pour le Chapitre 4, n'hésitez pas à voter et commenter!
Bon week-end :)
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