Chapitre 29 (J-7)


Agathe sentit le doute envahir son esprit. Et si Sakina avait raison ? Peut-être qu'elle était vraiment égoïste et qu'elle s'apprêtait à sacrifier des dizaines de personnes pour sauver celle qui comptait le plus à ses yeux. Pourtant, sans pouvoir l'expliquer, elle était convaincue de faire ce qu'il fallait.

— Je ne suis pas en train d'abandonner la mission, déclara-t-elle avec un calme qui l'étonna elle-même, il nous reste sept jours. Ca veut dire qu'il leur reste sept heures dans le monde réel. On a encore le temps. Je n'ai pas besoin de choisir. On va réussir la mission, et rentrer saines et sauves. Toutes les deux.

Ses propres paroles la motivaient, et elle était presque tentée de croire ce qu'elle disait.

— Tu oublies que je suis blessée, répondit Sakina. Une blessure par balle, ça ne guérit pas en sept jours.

Agathe partageait cette crainte, mais elle se garda bien de l'avouer à Sakina.

— Tu n'as pas besoin d'être complètement guérie, il suffit que tu ne perdes plus de sang et que tu sois suffisamment reposée.

Sakina ne protesta pas, et Agathe était incapable de dire si c'était à cause de la fatigue ou parce qu'elle était à court d'arguments. Peu désireuse de poursuivre ce débat, elle souleva à nouveau Sakina. La seule chose dont elle avait besoin, c'était de croire qu'elle allait réussir. Et ce n'était pas sa coéquipière qui allait l'en convaincre.

— On est sur la route, fit-elle remarquer joyeusement. On va sûrement rencontrer quelqu'un qui pourra nous aider.

Sakina ne répondit pas, mais Agathe savait ce qu'elle pensait. Dans ce monde, les gens n'aidaient pas les inconnus, ils se méfiaient d'eux ou les attaquaient. Après tout, elles étaient dans les pensées d'une terroriste.

Bientôt, le soleil commença à brûler son dos. Elle transpirait à grosses gouttes, et elle aurait tout donné pour un verre d'eau. Mais il lui fallait continuer. Agathe s'accrochait, mais elle reposait de plus en plus fréquemment Sakina alors qu'elle ne parlait plus que par intermittence.

La chaleur lui donnait le tournis, et elle avait de plus en plus mal à garder l'équilibre. Soudain, elle fut prise de vertiges et ses genoux refusèrent de lui obéir. Elle s'écroula et ce fut le noir complet.

— Agathe, entendit-elle.

Elle reprit connaissance et constata que malgré la chute, une partie des jambes de Sakina étaient toujours sur elle.

— Ca va ? s'enquit-elle. Je suis désolée...

— Tu peux ramper sur le côté ? Ma jambe me fait mal et je ne peux pas la bouger.

Agathe s'exécuta, arrachant un gémissement de douleur à Sakina.

— Agathe, répéta cette-dernière.

— Oui ?

— Tu es arrivée au bout de tes forces.

Agathe avait effectivement l'impression d'avoir été vidée de toute son énergie, mais elle n'en laissa rien paraître. Sa volonté suffirait à les sauver, elle devait s'en persuader.

— Mais non, protesta-t-elle. Regarde.

Elle tenta de se redresser pour s'asseoir, mais elle retomba immédiatement par terre. Elle avait voulu aller trop vite. Sakina lui lança un regard lourd de sens.

— Bon, il faut juste que je me repose un peu. Mais dans cinq minutes, on repart.

Sakina parut rassembler ce qui lui restait d'énergie pour lever la tête vers Agathe.

— Ouvre les yeux, ordonna-t-elle. Tu ne tiens même pas debout, comment tu peux penser que tu vas réussir à me porter plus loin ? Et moi je perds du sang, et toute l'énergie qui me reste, je l'utilise pour essayer de te faire entendre la raison.

— Alors arrête de parler et garde là, parce que je n'ai pas l'intention de t'abandonner.

— Agathe, si tu continues, je ne vais pas être la seule à mourir. Si tu ne veux pas m'écouter et faire ce qu'il faut pour la mission, fais-le au moins pour moi. Je ne veux pas que tu meures. Si tu continues, tu ne seras plus en état de translater.

— Gwen a trouvé, répliqua Agathe. Je le sais. Je sais aussi qu'elle s'est enfuie.

— Mais on ne sait pas si elle a translaté.

— Quelle est la probabilité pour ni elle ni Taj n'aient réussi à translater ? Sans compter Théodore et Corentin ?

— Je ne sais pas, souffla Sakina, je ne suis pas vraiment en état de calculer. Mais elle n'est pas nulle, et tu ne peux pas te permettre de risquer la vie de gens innocents. Moi, je savais dans quoi je m'embarquais en venant là. Je savais que j'allais sûrement mourir. Et je l'accepte.

— Je refuse de t'abandonner.

Sakina ferma les yeux un instant, avant de les rouvrir brusquement comme si elle venait d'avoir une idée.

— Alors ne m'abandonne pas, déclara-t-elle. Translatons ensemble maintenant.

— Tu te fous de ma gueule ? Tu sais très bien que tu ne peux pas translater, tu t'es pris une balle dans la jambe !

— On nous a dit de ne pas translater, rectifia Sakina. Ca ne veut pas dire qu'on meurt forcément si on le fait. On peut très bien survivre toutes les deux. Par contre, si tu attends...

— Non, la coupa Agathe. Je ne prendrai pas ce risque. On va attendre qu'une voiture passe. Quoi qu'il arrive, je reste avec toi.

Cette fois-ci, Sakina n'eut pas la force de répondre.

— Reste avec moi, supplia Agathe.

Elle lui prit la main et la regarda dans les yeux. Sakina luttait pour garder les yeux ouverts.

— Non, ne t'endors pas, tu as promis à Alizée. Tu dois rester éveillée.

Mais après plus d'une minute de lutte, Sakina sombra dans l'inconscience. Agathe se demanda si elle n'avait pas eu tort en refusant de translater avec elle. A présent, il était bien trop tard. Agathe rassembla l'énergie qu'il lui restait pour mettre Sakina en sécurité au bord de la route et se leva pour guetter une éventuelle voiture.

Une bonne dizaine de minutes plus tard, son espoir se réalisa. Un pick-up apparut dans son champ de vision et Agathe se jeta au milieu de la route en faisant des grands signes. Malheureusement, le véhicule klaxonna furieusement et fit une embardée sur le côté pour l'éviter.

Accablée par la fausse joie que le conducteur lui avait fait ressentir, Agathe se laissa tomber à côté de Sakina. Si elles devaient mourir, elles mourraient ensemble. Mais elle n'avait pas l'intention de translater tant qu'il lui restait une chance de la sauver. Elle attrapa la main de sa coéquipière et la serra comme si ce simple contact pouvait suffire à la maintenir en vie. Peu à peu, elle sentit ses yeux se fermer.

Soudain, un bruit de moteur la tira de son état semi-conscient. Elle bondit sur ses pieds si rapidement qu'elle vacilla et s'effondra sur la route. Elle entendit des crissements de pneus, et songea que la voiture freinait sûrement pour l'éviter et qu'elle allait repartir sur le champ. A sa grande surprise, elle entendit une portière claquer et quelqu'un s'approcher d'elle. Elle ouvrit péniblement les yeux pour vérifier qu'il ne s'agissait pas d'un mirage.

Un homme à la peau burinée et aux cheveux blancs était penché au-dessus d'elle.

— Mademoiselle, vous allez bien ?

— Mon amie a perdu beaucoup de sang, se dépêcha de répondre Agathe en voyant qu'elles avaient encore une chance de s'en sortir. S'il vous plaît, aidez-nous.

L'homme regarda dans la direction qu'Agathe lui indiquait du regard et se précipita vers Sakina. Il la souleva sans aucun effort et l'installa sur la banquette arrière de sa voiture.

— Je vous emmène à l'hôpital, lança-t-il à l'attention d'Agathe. Vous vous sentez capable de tenir assise ?

Agathe hocha la tête et attrapa la main qu'il lui tendait. Lorsque leur sauveur démarra en trombe, elle comprit que cet homme représentait la lueur d'espoir qui existait même dans les pensées de la personne la plus malheureuse.

Cinq jours plus tard

Agathe se rendit dans la chambre d'hôpital dans laquelle se trouvait Sakina. Cela faisait deux jours que la jeune femme insistait pour translater, mais Agathe refusait fermement. Elle ne voulait pas prendre le moins de risque. Sakina allait mieux, mais elle était loin d'être totalement remise. Toutefois, faire patienter l'hôpital pour le paiement se révélait difficile. Agathe essayait de gagner du temps, mais elle se doutait bien qu'un jour ou l'autre, elles allaient devoir s'enfuir et translater.

En voyant Agathe entrer dans la pièce, Sakina la gratifia d'un sourire radieux.

— Salut, toi.

En guise de réponse, Agathe embrassa les lèvres de la jeune femme. Sakina ne la repoussa pas ; elles avaient vécu trop de choses pour compliquer leur relation. D'un commun accord, elles avaient décidé de ne pas avoir de discussion sérieuse avant leur retour sur Terre.

— Tu vas bien ? demanda-t-elle après s'être écartée.

— Agathe, il faut qu'on s'en aille tout de suite.

— Attendons encore un peu, objecta Agathe.

Sakina avait plusieurs fois intimé à Agathe de translater avant elle pour communiquer le nom de la cible, mais elle avait refusé, convaincue que quelqu'un avait réussi à translater.

— Non, vraiment. Ils veulent me transférer dans un hôpital au Mexique.

Agathe fronça les sourcils.

— Pourquoi est-ce qu'ils voudraient t'emmener au Mexique ?

— Parce que comme je n'ai pas été capable de leur montrer mes papiers, ils sont persuadés que je suis originaire du Mexique et je suis une immigrée clandestine.

— Mais c'est ridicule ! s'exclama Agathe. On leur a dit que tu étais une touriste française. Tu n'as même pas l'air mexicaine !

— Je suppose qu'ils ne se sont pas posés trente mille questions. J'ai les cheveux et les yeux noirs, ça leur a suffi. Inutile de leur expliquer que je suis d'origine algérienne, ils risqueraient de me foutre sur un bateau vers l'Afrique du Nord.

— OK, on y va.

Sakina arracha sa perfusion d'un geste rageur et s'assit sur le rebord du lit, toujours vêtue de sa blouse d'hôpital.

— Tu te sens capable de te lever ? s'enquit Agathe.

Sa coéquipière hocha la tête. Agathe la prit à nouveau en position du pompier en veillant à ne pas lui faire mal à la jambe. Elle se posta dans l'encadrement de la porte et attendit que le couloir soit vide pour foncer jusqu'à l'issue de secours. Arrivée dans l'escalier, elle reposa Sakina et fit en sorte de lui servir de béquille pour qu'elle puisse descendre. Personne ne les avait vues, elles pouvaient descendre tranquillement.

Lorsqu'elles arrivèrent en bas, Agathe la souleva à nouveau et traversa le hall en courant sous les regards interloqués du personnel de l'hôpital. Une infirmière se rua vers elle, mais Agathe lui assena un puissant coup de boule en plein sur l'arrête du nez. Une fois sortie, elle continua à marcher du plus vite qu'elle pouvait vers le parking et se cacha entre deux voitures.

— Bon, dit-elle en reposant Sakina, puisque tu ne peux plus te reposer à l'hôpital, je pense que qu'on est toutes les deux d'accord pour dire qu'il vaut mieux translater tout de suite avant qu'il ne nous arrive quelque chose d'autre.

— Ca fait une semaine que je veux translater, je ne vais pas te contredire maintenant.

Agathe tenta de dissimuler son appréhension. Sakina allait mieux, mais elle n'était pas guérie et elle était sous l'effet des calmants qu'elle prenait. Elle sortit les deux montres et en tendit une à la jeune femme. Chacune mit son bracelet avec application.

— On y va ? proposa-t-elle.

Ensemble, elles appuyèrent sur le bouton central et suivirent le décompte. Dix secondes. Trente. Quarante. Cinquante. Cinquante-cinq. Tout à coup, le parking disparut pour laisser place au noir le plus complet. Agathe eut l'impression d'avoir perdu connaissance, mais elle se rappela avoir ressenti la même chose lors de la première translation. Elle se sentit tourner pendant des secondes interminables, avant de heurter de plein fouet quelque chose de métallique.

En ouvrant les yeux, elle comprit qu'elle se trouvait dans la cabine de translation et laissa échapper un petit cri de victoire. La porte s'ouvrit et elle se jeta dans les bras d'Harold, qui paraissait aussi heureux de la voir. Elle ne garda pas plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres.

— Qui a translaté ?

— Théodore, Corentin, Taj et Gwen, répondit Harold.

— Et Sakina ? On a translaté ensemble.

— Alors elle devrait se matérialiser dans cette cabine d'une seconde à l'autre, la rassura Harold avec un sourire confiant. Jusqu'ici, il n'y a eu aucun problème dans la translation.

Les secondes passèrent avec une lenteur interminable et Agathe sentit une angoisse terrible la gagner. Au bout de quelques minutes de silence oppressant, elle osa enfin croiser le regard d'Harold. Il ne souriait plus.

— C'est normal que ça mette autant de temps ?

— C'est un peu long, reconnut celui-ci au grand désespoir d'Agathe. Mais il n'y a aucune raison pour que ça se passe mal.

— En fait...

Agathe sentit les larmes lui monter au yeux et une boule se former dans sa gorge. Elle ne voulait qu'une chose, c'était de voir Sakina se matérialiser dans cette cabine. Le contraire était tout simplement inenvisageable.

— En fait, reprit-elle, quelqu'un lui a tiré dans la jambe. Elle a passé cinq jours à l'hôpital et puis on a translaté.

Un pli d'inquiétude se forma sur le front d'Harold.

— C'est risqué.

— C'était risqué de rester aussi.

Agathe commençait à croire qu'elle avait commis une terrible erreur en proposant de translater. Elle aurait dû trouver une solution pour que Sakina termine sa convalescence dans le monde imaginaire. Si elle ne revenait pas, ce serait de sa faute. Plusieurs minutes passèrent, et elle se tourna à nouveau vers le scientifique.

— Dites-moi qu'elle va venir.

Il détourna le regard, et Agathe comprit ce qu'il pensait.

— Non ! hurla-t-elle sans même lui laisser le temps de parler. Elle ne peut pas mourir ! Pas elle aussi. Pas elle.

— Agathe, murmura Harold. Je suis désolé. Passé un certain délai, il y a peu de chances que...

Soudain, un grand fracas se fit entendre, suivi d'un juron. La porte de la cabine s'ouvrit et Sakina en sortit en boitant sous les yeux médusés d'Agathe.

— Pourquoi est-ce que vous faites cette tête ?

— Tu as translaté, murmura Agathe. On a réussi.

Sakina s'approcha d'elle et essuya une larme sur sa joue.

— Ne pleure pas, chuchota-t-elle en la serrant dans les bras. Tout va bien, maintenant.

Sans se préoccuper de la présence d'Harold, elles échangèrent un long baiser entrecoupé de larmes. Agathe ne savait même plus pourquoi elle pleurait, c'était sans doute dû à l'intensité du soulagement qu'elle ressentait.

— Décidemment, commenta leur professeur, c'est une manie de s'embrasser en sortant de la cabine, dans cette équipe.

Agathe et Sakina ne comprirent pas l'allusion d'Harold,mais elles échangèrent un regard amusé avant d'éclater de rire.      

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Hello! Au final je n'ai pas tué Sakina, je ne suis pas méchante à ce point :) Désormais tout le monde est rentré sur Terre (à part Alizée, RIP Alizée). 

Rdv Jeudi prochain pour l'avant-dernier chapitre, il y a encore 2-3 trucs à régler sur Terre ;)

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