Chapitre 26 (J-10)


Taj faisait tout pour remplir son panier le plus lentement possible. La blonde d'hier avait encore choisi de cultiver la même rangée que lui, sûrement parce qu'elle l'appréciait. En tout cas, ça ne l'arrangeait pas du tout. Il voulait être seul pour se cacher dans le camion.

— Tu as fini, constata-t-il. Tu devrais aller déposer les légumes dans le camion.

— Je t'attends, ne t'inquiète pas.

Taj en aurait hurlé de frustration. Il avait tout prévu, et il fallait que ce pot de colle vienne tout gâcher. Il s'efforça de rester calme et de lui adresser son plus grand sourire.

— Non, ne t'en fais pas, ce n'est pas la peine. Vraiment, vas-y. On ira ensemble à la prochaine fournée.

— Je t'assure que ça ne me dérange pas de t'attendre.

La subtilité n'était décidemment pas le fort de cette fille. Taj devait lui faire comprendre que sa présence n'était pas désirée sans se la mettre en dos.

— Tu comptes manger quoi ce midi ? interrogea-t-il, tout en connaissant d'avance la réponse.

— Ben, le panier qu'on vient nous distribuer tous les jours, pourquoi ?

— J'ai réussi à négocier qu'on puisse manger que tous les deux. Mais je ne veux pas que tu saches ce qu'on mange, c'est une surprise. C'est pour ça que je voulais avoir un moment seul.

Le visage de la blonde s'illumina.

— Oh, ça me fait super plaisir ! Je te laisse alors.

Elle lui adressa un clin d'œil avant de saisir son panier. Taj poussa un soupir de soulagement. Il attendit suffisamment longtemps pour être sûr qu'elle soit sur le chemin du retour et emprunta une autre allée que celle qu'ils avaient pris la veille pour être sûr de ne pas la croiser. Arrivé au camion, il s'assura que personne ne pouvait le voir et s'engouffra dans le véhicule. Il gagna le fond de la caisse et après avoir disposé ses tomates dans les cageots, il en déplaça quelques uns pour se cacher derrière.

— Tu en as mis, du temps, chuchota une voix et il comprit qu'il s'agissait de Gwen.

Il ne la voyait pas mais il supposa qu'elle devait être quelque part sur sa droite.

— Peut-être, mais on va y arriver, c'est ce qui compte.

***

En se réveillant, Agathe trouva la place à ses côtés vide. Elle en éprouva un bref soulagement, avant qu'un coup d'œil lui apprenne que son mari était en train de s'habiller dans la pièce.

— Déjà réveillée, princesse ?

Elle hocha la tête et se força à sourire.

— Et toi, qu'est-ce que tu fais debout de si bonne heure ?

Le jeune homme s'esclaffa, et Agathe songea qu'il fallait vraiment qu'elle apprenne son prénom. Si on lui avait dit un jour qu'elle se marierait avec un homme sans savoir comment il s'appelait, elle ne l'aurait pas crû.

— Il est dix heures quarante-cinq, belle Agathe. Si c'est de bonne heure pour toi, j'ai peur pour la suite.

Elle fronça les sourcils. Comment connaissait-il son prénom ? Elle ne se rappelait pas l'avoir dit à qui que ce soit ici. Toutefois, elle laissa filer et décida d'aborder un sujet bien plus important.

— Au fait, la fille qui repeignait les toits avec moi...

— Sakina ? Apparemment, elle a parlé de toi aux gardes qui s'occupaient d'elle.

Agathe sentit ses joues s'empourprer.

— C'est vrai ? Qu'est-ce qu'elle a dit ?

Son mari la regarda d'un drôle d'air, et Agathe craignit d'avoir laissé transparaître la vraie nature de la relation qui l'unissait à Sakina.

— Apparemment, elle a demandé comment tu allais. Pourquoi tu me parles d'elle ?

Agathe réalisa que c'était sans doute par Sakina qu'il connaissait son prénom. Cette pensée la rassura un peu. Néanmoins, elle sentait qu'il ne lui disait pas tout.

— Je me demandais si tu savais où elle était.

La mine du jeune homme se fit encore plus suspicieuse.

—Pourquoi tu veux savoir ça ?

—Ecoute, je sais qu'elle a commis un acte grave en désobéissant, un acte que je condamne. Mais c'est une amie, j'aimerais juste la voir. Je ne te demande pas de lui donner traitement de faveur.

— Je vais voir ce que je peux faire, finit-il par répondre. En attendant, je dois y aller. A ce soir, ma chérie.

Il l'appelait « ma chérie » comme s'il la connaissait depuis des années. Agathe ne put s'empêcher de se demander où il allait, mais il serait malvenu de lui poser la question. Et puis, elle n'avait rien contre un moment seule dans l'appartement. Aussitôt après qu'il ait refermé la porte, Agathe se rua sur l'ordinateur portable de son mari. Il était protégé par un mot de passe, mais en regardant en haut à droite de l'écran, elle put découvrir son nom : Nathan Press. Elle poussa un soupir. Non seulement elle avait dû épouser un américain, mais en plus il avait fallu qu'il ait un « th » dans son prénom. L'accent d'Agathe était presque parfait, sauf sur cet unique point. Elle allait devoir zozoter à chaque fois qu'elle appellerait son mari par son prénom. Mais avec un peu de chance, elle n'aurait pas à le faire très longtemps.

***

Lorsque le camion s'arrêta, Taj et Gwen avaient déjà quitté leur cachette depuis longtemps. Ils étaient collés à la porte du coffre, et ils n'avaient qu'un seul plan : courir le plus vite possible. Ils avaient pour eux l'effet de surprise, mais contre eux leur mauvaise connaissance des environs ; lorsqu'ils sortiraient, ils ne sauraient pas immédiatement quelle direction prendre pour s'éloigner.

Soudain, les deux battants s'ouvrirent et ils sautèrent en dehors du véhicule. Au passage, le pied de Taj heurta une tête, le déséquilibrant. Il roula par terre en chute avant et parvint à se relever en deux temps trois mouvements. Sans avoir besoin de se concerter, Gwen et lui se mirent à courir sur la route dans la direction opposée à celle du village. Malheureusement, un bruit de moteur derrière eux leur indiqua que le chauffeur du camion était remonté pour les rattraper. Gwen tira Taj par la main et ils quittèrent la route pour se réfugier dans le champ de coton qui la longeait. Ils ne l'avaient pas pris à un endroit très pratique, et les plants de coton fouettaient leurs jambes, gênant leur progression.

— A plat ventre, ordonna Gwen lorsqu'ils eurent parcouru une cinquantaine de mètres.

Taj grogna, mais il comprenait que c'était nécessaire pour se cacher. Au bout d'une dizaine de minutes à ramper, Gwen s'arrêta.

— Je vais regarder.

Lentement, elle passa sa tête par-dessus les plants de coton et leva le pouce.

— C'est bon. Il n'y a plus personne. On peut se relever et marcher.

Taj ne se fit pas prier.

— D'accord, mais comment tu comptes retrouver la tombe d'Alizée ? On nous a assommés pour nous transporter jusqu'à la secte...Tu as le sens de l'orientation au moins ?

— Pas du tout, répliqua Gwen. Je comptais sur toi sur ce point.

Taj lâcha un juron. Les choses ne se présentaient pas très bien. Il réfléchit à la façon dont ils pourraient retrouver la tombe d'Alizée.

— On a été enlevés sur la route. Mais quelle route ?

— Je sais ! s'exclama Gwen sur un ton qui laissait transparaître son excitation.

— Comment ça, tu sais ? T'as quand même pas pu retenir le numéro de la route ?

— Non, mais je m'étais fait la réflexion que la route était rose. Avec ce qui est arrivé à Alizée et comme j'étais en train de comprendre quelle était la cible, j'ai pas creusé plus, mais maintenant que j'y pense, aux Etats-Unis, il n'y a pas de routes roses — enfin, pas à ma connaissance. C'est plutôt un truc bien français, en Bretagne il y en a. Mais comme notre terroriste est française, elle a intégré un élément français aux Etats-Unis. Du coup, je ne pense pas qu'il y ait d'autres routes roses à part celle-là.

— Autrement dit, résuma Taj, on cherche une route rose et ce sera la nôtre.

— Exactement.

— Et une fois qu'on la trouve, comment on sait dans quel sens on la prend ?

— On ne le sait pas, répliqua Gwen. On fait comme les gardiens qui doivent se jeter d'un côté avant un penalty : on y va à l'instinct.

— Je ne savais pas que tu regardais le foot.

— Je suis guingampaise. Je n'ai pas vraiment le choix.

Au bout de plusieurs heures de marche, ils tombèrent enfin sur la route en question.

— Alors, fit Taj, gauche ou droite ?

— Attends, répondit Gwen en se penchant pour ramasser un caillou. Lorsqu'on s'est fait kidnappés, tu dirais qu'on a mis au maximum combien de temps pour rejoindre la secte ?

Taj réfléchit un moment.

— Ben, je n'étais pas conscient, mais à en juger par l'heure à laquelle j'ai regardé ma montre quand je me suis réveillé dans ma cellule, je dirais maximum une heure et demie.

Gwen inscrivit « 1h30 » sur le sol.

— Et pour aller de la secte au marché ?

— Vingt minutes. Pas plus. Et là, je dirais qu'on a marché trois heures.

Gwen nota ce qu'il lui disait.

— Bon, on choisit un côté, et on si on met plus de cinq heures, on dort et on repart dans l'autre sens. Tu choisis, moi je suis nulle au foot. A chaque fois qu'on me mettait dans les cages en EPS je m'écartais pour ne pas me prendre le ballon.

Taj s'esclaffa.

— Gauche, alors.

Ils suivirent son instinct, et au bout d'environ deux heures, Taj reconnut l'endroit où ils avaient été capturés.

— C'est bon ! s'exclama-t-il. On a pris la bonne direction. Maintenant, il faut aller à droite.

Une demi-heure plus tard, ils tombèrent enfin sur ce qu'ils cherchaient. La terre était plus molle à l'endroit où ils avaient enterré Alizée. Cette vision fit remonter en Taj des images désagréable, et brusquement, ce fut comme s'il réalisait pleinement ce que la mort de la jeune femme signifiait. Lui allait peut-être translater, survivre, voyager à travers le monde, se marier, avoir des enfants. Alizée, elle, allait rester dans ce trou jusqu'à ce que son corps se décompose et qu'il ne reste plus qu'un squelette. Un coup d'œil dans la direction de Gwen lui apprit qu'elle aussi contenait difficilement ses émotions.

Prenant son courage à deux mains, il s'agenouilla par terre et positionna ses mains sur la terre fraîche. Il ne creusa pas immédiatement. Lâchement, il attendait que Gwen fasse le premier pas, ce qu'elle ne fit pas. Ce fut toutefois elle qui brisa le silence angoissant.

— Je vois difficilement ce qu'il y a de plus répugnant que de déterrer une fille morte pour lui voler un bracelet, murmura-t-elle.

Taj ne pouvait pas être plus d'accord.

— Il n'y a rien, répondit-il. Peut-être que tu devrais translater toute seule, finalement. Je ne peux pas...

Sa voix se brisa.

— Ne dis pas de bêtises. Bien sûr que tu vas translater. Alizée te truciderait si elle t'entendait dire ça. Je suis sûre qu'elle comprend qu'on doit faire ça.

Non, elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas pour la simple raison qu'elle était morte. Néanmoins, il n'exprima pas sa pensée à voix haute. Après s'être concertés du regard, ils commencèrent à ôter la terre qui les séparait du cadavre. Au bout de quelques minutes, Taj sentit quelque chose de dur sous ses mains et comprit avec horreur qu'il venait de toucher le corps d'Alizée. Il détourna le regard et continua à creuser, jusqu'à ce que Gwen lui donne une petite tape sur le bras.

— C'est bon. Tu peux arrêter de creuser.

Lentement, Taj s'autorisa à regarder le trou et la vision du cadavre d'Alizée lui retourna l'estomac. Sa peau avait pris une teinte violacée et une odeur indescriptible embaumait l'air. Celle de la mort, sans doute. Soudain, il se sentit mal et il se leva précipitamment pour aller s'isoler derrière un buisson. Cette vision lui était insupportable.

Il resta quelques instants plié en deux, les mains sur les genoux, pour tenter de retrouver un rythme respiratoire normal. Lorsqu'il retourna enfin au niveau de la tombe, il constata que Gwen avait déjà rebouché grossièrement le trou. Elle avait dû se dépêcher pour qu'il n'ait pas à voir la même chose au retour, et il lui en fut reconnaissant.

— Tiens, dit-elle en lui tendant un bracelet. C'est le mien, j'ai pris celui d'Alizée.

Il comprit qu'elle voulait vraiment l'épargner jusqu'au bout et eut envie de la serrer dans ses bras. Néanmoins, il y avait plus urgent à faire.

— Ça va, s'enquit Gwen, tu te sens en état de translater ?

— Totalement. Je n'attends que ton signal.

Gwen parut hésiter.

— Vas-y, toi. Je crois que je vais rentrer là-bas pour essayer de prévenir Sakina et Agathe. Elles...

— Pas question, l'interrompit Taj. Alizée te truciderait si elle t'entendait. C'est beaucoup trop risqué et inutile. Elles sont intelligentes et dures à cuire. Elles finiront par translater si ce n'est pas déjà fait.

Gwen baissa les yeux, penaude.

— Bon, alors... Je suppose qu'il faut y aller. A trois, on y va.

Ils comptèrent à voix haute et appuyèrent ensemble sur le bouton central. Plus les secondes défilaient sur l'écran central, plus le rythme cardiaque de Taj s'accélérait. Vingt secondes. Trente. Quarante. Cinquante. Cinquante-neuf.

Soudain, ce fut le noir complet. Taj ne voyait plus Gwen, il ne l'entendait même plus. Il avait l'impression qu'une masse très lourde l'empêchait de respirer normalement. La panique l'envahit et il se mit à battre des mains dans le vide pour se débattre. Tout à coup, sa tête heurta une paroi, lui arrachant un cri de douleur.

Il dut cligner plusieurs fois des yeux avant d'y voir clair. La paroi était métallique. Taj comprit qu'il était dans la cabine de translation et laissa échapper un cri victorieux. La porte s'ouvrit, et il attrapa la main tendue par Harold pour sauter en dehors. Il fut un peu déçu de ne pas voir Gwen, mais il se dit qu'il avait dû arriver le premier.

— Gwen arrive, souffla-t-il.

Il était encore un peu étourdi, mais cela ne l'empêchait pas d'être inquiet pour la jeune femme.

— Je sais, dit Harold en reportant son attention sur son écran d'ordinateur. Elle devrait être là d'une seconde à l'autre.

Une minute passa, et Taj commença à s'inquiéter sérieusement.

— Elle est là ! s'écria Harold, et il ouvrit à nouveau la porte de la cabine.

En voyant la jeune femme sortir, les cheveux en bataille et la mine déboussolée, Taj sentit une vague de bonheur le submerger. Ils étaient tous les deux sur Terre. Sains et saufs. Incapable de se contenir plus longtemps, il se jeta sur elle pour l'embrasser. La surprise passée, Gwen répondit au baiser. Néanmoins, ils se séparèrent vite. Ils étaient tous les deux complètement déphasés et ils avaient de nombreuses questions à poser à Harold. Celui-ci arborait un sourire attendri devant la démonstration d'affection des jeunes adultes.

— Est-ce que d'autres sont arrivés ? Vous connaissez la cible ? demanda Taj.

— Corentin et Théodore ont translaté, et oui, ils nous ont dit la cible. On a fait évacuer le Méridien et on a envoyé une équipe de déminage sur place. Par contre, Corentin s'est blessé pendant la translation. Il est à l'hôpital, mais ça va aller.

— Et Sakina et Agathe ?

— Elles n'ont pas encore translaté, malheureusement.

Taj comprit que l'attente allait être difficile. 

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Hey! + de 400 vues, c'est génial :D 

Exceptionnellement le temps de reprendre un peu d'avance (bon, de finir le livre quoi, il ne reste que 5 chapitres :p), je ne publierai que le Jeudi. Je me permets de faire ça comme mes 2 derniers chapitres n'ont pas encore de vues, je ne pense pas que ça dérange grand monde pour le moment et je ne préfère pas écrire dans le rush :p 

Bonne semaine à tous!

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