Chapitre 13 (J-22)
Agathe plissa les yeux pour mieux observer la carte. En cet instant, une paire de lunettes de soleil n'aurait pas été un luxe.
— OK, déclara-t-elle, il y a un village à vingt kilomètres d'ici sur la route. On devrait pouvoir dormir là-bas.
Elle déplia la carte devant elle tandis qu'elle guidait les autres pour sortir de Marseille. Etre dans cette position était nouveau pour elle, elle n'avait pas l'habitude d'être responsable du groupe. Cela lui procurait un sentiment plutôt agréable, pour une fois elle ne se sentait pas inutile.
Gwen s'approcha d'elle. Agathe était contente de pouvoir enfin lui parler.
— Je suis désolée, Gwen. Je n'aurais jamais dû te laisser.
— Tu m'as laissée parce que Taj te l'a demandé, tu n'as pas à t'excuser. Taj m'a sauvée, ne t'inquiète pas.
Agathe sourit.
— Taj est ton sauveur, hein ?
Les joues de la jeune femme rosirent légèrement.
— Non, je veux dire qu'il nous a sauvés au sens littéral du terme. Il m'a tirée dans un passage fermé et...
— Et vous avez passé la nuit ensemble, compléta Agathe, un sourire malicieux aux lèvres.
— Encore une fois, au sens littéral.
— Tu reconnais au moins qu'il est mignon.
— Oui, si tu veux. Et toi, je vois que tu t'es réconciliée avec Sakina ?
Agathe hocha la tête.
— Oui, on s'est expliquées.
Gwen parut hésiter, comme si elle s'apprêtait à poser une question délicate.
— Agathe, est-ce que tu... Est-ce que tu ressens quelque chose pour Sakina ?
La question ne surprit pas Agathe qui s'y attendait après ce matin et elle secoua la tête en riant.
— Non, cette histoire de dormir dans le même lit, c'était un malentendu.
Gwen fronça les sourcils.
— Vous avez dormi dans le même lit ? répéta-t-elle.
Cette fois-ci, ce fut au tour d'Agathe de froncer les sourcils quand elle réalisa que Gwen lui avait posé la question sans rien savoir ce qui s'était passé.
— Attends, clarifia-t-elle, si tu n'étais pas au courant, qu'est-ce qui a pu te mettre cette idée en tête ? Tu sais que je suis hétéro.
Agathe s'aperçut qu'ils quittaient Marseille. Devant eux, le désert s'étendait à perte de vue.
— Je ne sais pas, j'ai eu l'impression qu'il y avait une certaine tension entre vous.
— Oh, parce que tu es une experte, maintenant ?
Elle se rendit compte qu'elle était agressive et décida de baisser le ton. Elle ne voulait pas blesser Gwen. Cette-dernière baissa les yeux et rougit, et Agathe se sentit coupable.
— Excuse-moi, murmura la rousse, je ne voulais pas t'énerver. Je te crois si tu me dis qu'il n'y a rien. Simplement, n'oublie pas qu'on peut très bien mourir dans les trois semaines qui viennent et qu'on est dans un monde imaginaire, alors si tu as envie de quelque chose... Fonce et ne laisse pas des pseudo-valeurs terriennes te retenir.
Agathe ne savait pas trop si elle devait être touchée par le discours de Gwen ou agacée par son insistance. En tout cas, elle se demandait comment elle avait pu se mettre une pareille idée en tête sans ce malentendu.
***
Taj marchait aux côtés de Corentin. Il n'avait pas vraiment reparlé à Gwen depuis les retrouvailles avec le reste du groupe. Etant donné ce qu'il ressentait, il avait jugé préférable de prendre ses distances.
— Alors ? lança le brun. C'était bien, cette nuit avec Gwen ?
Taj haussa les épaules.
— Ca va, on s'entend bien.
Il savait pertinemment que ce n'était pas la réponse attendue.
— Juste de l'amitié ?
— Oui, répondit honnêtement Taj. Je ne suis pas prêt pour quelque chose d'autre. Et toi ? Tu as une copine en France ?
En France. Il aurait pu dire sur Terre, ou dans le monde réel, mais cela sonnait trop étrange à son goût. Corentin eut un petit rire sans joie.
— Les gros n'ont pas souvent de copines.
Taj regarda de travers le jeune homme à la silhouette svelte et athlétique.
— Tu ne dois même pas peser soixante-dix kilos...
— Non, mais avant. J'ai été gros. Vraiment.
— Alors félicitations. Je n'aurais jamais deviné.
Corentin secoua la tête.
— Je n'ai pas envie qu'on me félicite parce que j'ai perdu du poids. Ca me dégoûte de savoir que des gens viennent me parlent maintenant alors qu'ils auraient juste participé aux moqueries quand j'étais gros.
Taj sentit que son camarade était en train de se confier à lui et reprit un ton sérieux.
— C'était dur ? s'enquit-il.
Corentin avala sa salive et déglutit péniblement.
— Si on prend les moqueries une à une, ce n'était pas très grave. Mais l'ensemble était insupportable. Ca ne s'arrêtait jamais. Je ne sais pas s'ils se rendaient compte qu'ils faisaient de ma vie un enfer.
Taj sentit son sang se glacer dans ses veines et se força à poser une main sur l'épaule de son camarde même si ce geste lui semblait hypocrite. Il était indigne de la confiance de Corentin. Pourtant, il le réconfortait quand même, parce qu'il éprouvait une sincère amitié pour lui.
— Mais le plus dur, poursuivit Corentin, ce n'était pas le collège. C'était d'être chez moi, avec mes parents. Une fois, je leur ai raconté ce qui se passait. Ils m'ont dit que c'était de ma faute, que c'était que parce que j'étais gros.
Taj éprouva une bouffée de haine pour les parents du jeune homme, mais il savait pertinemment que lui-même ne valait pas mieux.
— Ce soir-là, j'ai tenté de m'ouvrir les veines. Mais même ça, je ne l'ai pas réussi. Après ça, je penserais peut-être que mes parents reconnaîtraient leurs erreurs et qu'ils me diraient qu'ils m'aiment comme je suis, mais non, ils ont juste traité ça comme un incident embarrassant dont on ne doit surtout pas parler.
Taj sentit la culpabilité l'envahir à nouveau, plus forte que jamais. Il ne s'en débarrasserait jamais, et il ne voulait même pas s'en débarrasser. En fait, il ne méritait même pas de vivre. Il méritait de porter ce poids chaque jour, jusqu'à en mourir. Et il ne méritait certainement pas la légèreté que lui procurait la compagnie de Gwen, c'était une certitude.
— J'aurais pu réessayer, continua Corentin, mais j'étais plus en colère que véritablement triste. J'ai commencé à me mettre sérieusement au sport, jusqu'à perdre tous mes kilos en trop. Les mêmes qui se moquaient de moi voulaient désormais être mes amis et je me suis fait un plaisir de les rejeter. Dès que j'ai eu dix-huit ans, je suis parti de chez moi, toujours aussi perdu, mais mince. C'était ma revanche, en quelque sorte.
— Je suis vraiment désolé que tu aies dû vivre tout ça, murmura Taj. Tu es vraiment courageux.
Jamais Taj n'avait eu autant envie de disparaître.
***
— Ca vous dirait de s'arrêter déjeuner ? lança joyeusement Sakina.
Agathe sourit en réalisant que sa coéquipière avait cessé d'agir comme un tyran. Un murmure approbateur parcourut le groupe et ils s'assirent à l'ombre d'un des rares arbres qui bordait la route. La chaleur était accablante, mais heureusement, ils avaient chacun cinq litres d'eau sur eux. Bien sûr, cela rendait leurs sacs très lourds, mais ils ne pouvaient pas se permettre de manquer d'eau.
Ils déballèrent leurs provisions et Gwen surprit tout le monde en prenant la parole.
— Taj et moi, on a réfléchi à cette histoire de monstres, hier soir. On pense que c'est peut-être le signe d'un inceste.
— Tu penses, répliqua sèchement Taj.
Agathe fut surprise pour la réponse brusque du jeune homme. Tout semblait pourtant bien aller ce matin. A en croire l'expression faciale de Gwen, celle-ci ne comprenait pas non plus.
— Euh, oui... Je pense.
— Je suis d'accord avec toi, intervint Alizée.
— Moi aussi, renchérit Agathe tout en jetant un regard appuyé à Sakina.
Désormais, il lui semblait indispensable de dire la vérité.
***
Lorsqu'ils se remirent en route, Agathe s'approcha de Sakina. Elle n'avait pas la moindre envie de briser leur entente toute récente, mais elle n'avait pas le choix.
— Tu as entendu ce que Gwen a dit ce midi, commença-t-elle.
— Oui. Et je n'ai pas compris quelle mouche a piqué Taj pour être aussi méchant.
— Oui, mais ce n'est pas de ça que je veux parler. Tu as entendu ce que Gwen a dit sur l'inceste ?
Sakina fronça les sourcils, comme si elle ne voyait pas où la brune voulait en venir.
— Oui, et ? Tu as quelque chose à ajouter à sa théorie ?
— Non, mais je pense que Gwen doit savoir ce qui s'est passé à Marseille. On n'est pas obligées de le dire à tout le monde, juste à Gwen.
Sakina poussa un long soupir, et Agathe attendit, un peu nerveuse. Elle n'avait vraiment pas envie de gâcher leur réconciliation.
— Agathe, on en a déjà parlé.
— Je sais mais là, c'est juste Gwen. Et puis, c'est la mission qui est prioritaire, non ?
— Très bien, alors dis-lui que c'est toi que le policier a agressé. Tu es brune aux yeux bleus, après tout. C'est encore plus plausible par rapport à ce qu'il a dit.
Agathe se mordit la lèvre.
— Mais...
— Est-ce que déformer légèrement l'histoire a un impact négatif sur la mission ? Non. Donc je ne vois pas où est le problème.
— D'accord, céda Agathe. Je lui dirai ça.
***
Taj marchait devant, le plus loin possible de Gwen. Lui parler de cette façon lors du repas avait été difficile, mais il y était parvenu. Il aurait voulu la prendre dans ses bras et s'excuser, mais il ne pouvait pas être égoïste. Gwen était mieux sans lui. La chaleur était retombée et le soleil était en train de se coucher. Taj avait hâte d'arriver au village-étape, pour glaner quelques indices supplémentaires. Pour l'instant, il n'avait toujours aucune idée de ce qui se tramait dans la tête de la terroriste. Tout ce qu'il comprenait, c'est qu'elle n'avait pas eu une vie facile.
Il jeta un œil à sa montre : il restait vingt-et-un jours, dix-huit heures et cinq minutes. Même s'ils n'étaient partis que depuis quatre jours, ce compte-à-rebours commençait à l'angoisser. En réalité, ils n'avaient pas tout ce temps devant eux. Ils devaient rentrer plusieurs jours avant pour que les forces de l'ordre aient le temps de déjouer l'attentat. Taj se demanda s'ils y parviendraient, et s'ils rentreraient tous sain et sauf. Mais de toute façon, ce n'était pas le problème.
Soudain, Agathe pointa le doigt vers des maisons à l'horizon et Taj devina qu'il s'agissait du village dans lequel ils allaient faire étape cette nuit. Ils continuèrent d'avancer jusqu'à l'atteindre. Taj sentait ses jambes le tirer et il était soulagé d'être arrivé. La première personne qu'ils virent fut une vieille dame assise sur une chaise à bascule, les observant d'un air hostile.
— Vous ne pouvez pas venir ici, grinça-t-elle en anglais. On n'aime pas les étrangers, ici.
— Nous cherchons juste un endroit où passer la nuit, expliqua Taj.
— Laisse, lui chuchota Sakina à l'oreille. Qu'est-ce que tu veux qu'elle fasse, de toute façon ?
Ils continuèrent d'avancer dans la rue principale, bordée de quelques boutiques en mauvais état. Un bruit se fit entendre et Taj tendit l'oreille, intrigué. Il s'agissait visiblement de voix humaines, peut-être une manifestation. Ils s'approchèrent prudemment de la source, conscients d'être probablement sur le point de découvrir quelque chose d'important. Enfin, ils tournèrent dans une rue à droit et Taj vit un groupe d'une bonne cinquantaine de personnes, scandant ce que Taj crut comprendre comme « Dégagez ! Vous n'êtes pas chez vous ! » et brandissant des panneaux aussi peu accueillants. Soudain, un homme à la barbe grise agita son index dans leur direction.
— Regardez ! cria-t-il. Des étrangers !
— A mort les étrangers ! lança quelqu'un, et toute la foule se mit à reprendre le slogan.
****************
Bon courage pour le brevet/bac/partiels/oraux ;)
Et à Samedi pour la suite (si tout le monde a survécu, moi je ne garantis rien) :)
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