Travail

2:23 pm

Exactement comme après la vidéo et cette Saint Valentin gâchée, je m'en veux de ne pas avoir agi comme mon instinct me le dicte. Mais je serai partie dans trois heures et trente-sept minutes. Je ne peux lui déclarer ma flamme maintenant. Je ne peux pas lui briser le cœur de cette manière. Et ma décision est irrévocable.

En passant devant Blend je ne peux m'empêcher de m'arrêter pour y admirer la vitrine. J'ai toujours aimé ce café. J'ai même explosé de joie le jour où ils m'ont engagée. Son atmosphère apaisante et inspirante était exactement ce dont j'avais besoin après une longue journée de cours passée dans l'anxiété. Y devenir serveuse était le meilleur moyen pour moi d'y passer toutes mes après-midi – mon porte-monnaie n'aurait pas supporté l'achat d'un moccha tous les jours. Et ce malgré leur programme de fidélité « Dix boissons achetées, la onzième est offerte ! ».

Mon travail est devenu mon refuge, mon petit havre de paix où je pouvais me rendre toutes les après-midis pour m'y reposer. Mes collègues ne me comprenaient pas – comment je pouvais trouver reposant le fait de courir derrière le comptoir pendant des heures ? Je n'ai pas osé leur raconter mon harcèlement. Ici au moins j'étais appréciée, et je ne manquais pas de papoter avec les clients sympathiques. C'était ma bouffée d'oxygène. J'en avais besoin.

Malheureusement tout a basculé quand Criss et sa bande sont venues tester ce nouveau café. Elles ont accompli l'impensable : délaisser leur café chic pour un nouveau petit endroit sans réputation au cœur de la ville. Mon cœur s'arrêta de battre quand elles passèrent la porte. Je me dévouai alors pour préparer les boissons : si je leur tournais le dos, elle ne pourrait pas me reconnaître. Mes collègues ont trouvé ma réaction étrange. Je m'étais toujours défilée devant la tâche, à un point où on m'avait nommée professionnelle. J'avais toujours eu peur de faire une erreur : mettre trop de lait, trop chauffer la boisson, me tromper dans les commandes... la responsabilité était trop grande.

Hélas, mon subterfuge ne fonctionna pas longtemps. Je dus bientôt revenir devant les comptoirs et, bien sûr, elles m'aperçurent. Toutes pouffèrent, leurs regards délibérément braqués sur moi. Je fis mine de les ignorer...

« Qu'est-ce qu'elles ont à se moquer de toi comme ça ? » me demanda mon collègue masculin. J'haussais les épaules.

« Ca doit venir de ma coiffure » répondis-je dans l'instant, trop rapidement et d'une voix trop aigüe pour être crédible. Il souleva un sourcil – il n'avalait pas mon mensonge évident. Ma coiffure – une queue de cheval haute – ne sortait pas de l'ordinaire, et même un homme qui se fichait des tendances capillaires savait que mes cheveux ne pouvaient décemment être sujet de moqueries.

Je ne leur avais jamais parlé de mon harcèlement. J'avais trop peur de leur réaction et de leur jugement. Qu'ils se débarrassent de moi dès qu'ils auraient compris que je n'étais qu'une source de problèmes, et non de clients. Je n'aurais pu supporter qu'ils découvrent la vidéo, et me jugent comme celle que je ne suis pas.

C'est pourtant arrivé. À mesure que la bonne réputation du café atteignait de nouvelles oreilles au lycée, mes ennemis ont commencé à s'y rendre de plus en plus nombreux, de plus en plus souvent. Et, bien entendu, en bon habitués, ont commencé à faire ami-ami avec mes collègues. De préférence durant mes jours de repos. Je n'y allais plus en-dehors des cours. D'habituée je suis devenue simple employée. Et mon patron s'en est rendu compte.

Puis, bien entendu, est arrivé le jour où les lycéens ont montré la vidéo à mes collègues, qui l'ont partagée avec mon patron. Quand il m'a convoquée, j'ai su que c'était la fin de mon contrat.

« Je crois que tu comprends qu'un tel comportement est inacceptable, Kirstie » avança-t-il après m'avoir montré la vidéo. Comme si ces quatre minutes n'étaient pas assez difficiles à encaisser la première fois, il m'a fallu les vivre une seconde fois. Observer mon air hagard et mon rire d'heureuse parfaitement idiote, mes yeux rouges aux pupilles dilatées. J'en avais les larmes aux yeux quand elle s'est terminée.

« Je ne peux garder une personne avec une telle notoriété. Tu risques de nuire à mon établissement, sa réputation, et sa clientèle. Si ça se sait, on perdra toute crédibilité. »

Je ne cherchai même pas à me défendre. Dire quoi ? Que ces rumeurs étaient fausses et qu'ils ont tout inventé ? La vidéo et leurs dires étaient des preuves suffisantes. Et puis une personne extérieure croirait la majorité. Que j'ai été piégée par ces même personnes qui ont montré la vidéo ? Encore une fois, la commodité de cette réponse aurait prouvé son mensonge. Je ne pouvais rien dire, ni même me justifier. C'était, encore une fois, injuste.

« Je suis désolé, crois-moi. Tu as été une employée exemplaire et efficace. Je suis désolé, mais je n'ai pas le choix. »

Je remettais le soir-même mon uniforme et revenais quelques jours après chercher mon bulletin de paie. C'en était fini de Blend. J'avais perdu mon havre de paix. Et impossible d'en trouver un autre.

Je réussis l'exploit, quelques semaines après, de trouver un autre travail à mi-temps. J'avais besoin de cet argent que ma mère ne pourrait me donner. Ce n'était pas le rêve, je regrettais mon emploi précédent, mais c'était mieux que rien. L'ambiance était bonne, et ce n'était pas trop loin du lycée.

Puis la même chose se reproduisit. Encore et encore. Mes détracteurs me retrouvèrent, et montrèrent mon « vrai » visage à mes supérieurs. Je me retrouvais une nouvelle fois à chercher du travail.

La troisième fois, je sus que c'était fini pour moi. Se faire virer de trois emplois différents en quelques semaines et n'avoir aucune lettre de recommandation... aucun autre employeur n'aurait voulu de moi. Et quand bien même, mes camarades se seraient empressés de me faire virer. C'était comme s'ils me traquaient aux quatre coins de la ville pour réduire tous mes efforts à néant et ruiner mon avenir. Parce que me voir plus bas que terre leur faisait tellement plaisir.


« Ne t'inquiète pas, Evans, le lycée est bientôt fini, tu n'auras plus à vivre ça bien longtemps !

— C'est vrai, une fois à la fac dans une autre ville tu retrouveras un travail » renchérit Pen.

Je n'avais pas le courage de réduire à néant son espoir ni son sourire encourageant. Il n'y avait ni fac, ni nouvelle ville. J'étais coincée avec ma mère après la fin de mes études. Il m'allait être impossible de trouver un travail avec cette réputation. Et même si j'allais à l'université...

« Et qui voudrait d'une personne qui s'est fait virer de trois différents jobs en quatre semaines, et n'a même pas une lettre de recommandation à montrer ?

— Tu n'as qu'à les effacer de ton CV...

— Manque d'expérience » grimaçais-je.

Dans tous les cas, j'étais coincée.


La discussion avec ma mère fut pire que celle avec Dan et Pen. Je savais que j'avais choisi le pire moment pour le lui annoncer, mais je ne pouvais faire autrement.

« Maman, j'ai été virée » lui annonçais-je du but en blanc, honteuse.

«  Encore ? Mais pourquoi ? Comment...

— Encore les mêmes mensonges » répondis-je en haussant les épaules. Ce n'était pas totalement faux. Ma réputation était réelle, mais je n'étais pas l'aguicheuse que tout le monde pensait. Ma mère n'avait pas besoin de savoir ce que sa fille avait fait, ni comment elle était traitée. Elle avait déjà beaucoup de soucis à se faire.

« Donne-moi leurs noms. Est-ce-que ce sont ceux qui t'ont rendu visite y a quelques semaines ? »

Je levai les yeux ciel et haussai les épaules. Il fallait évidemment que ma mère ait une mémoire d'éléphant. Et il était impensable que je réponde honnêtement à sa question. C'aurait été trahir mes mensonges et lui faire trop de mal.

« Je ne sais pas qui c'est exactement... mais ça ne fait rien. Je trouverai autre chose à la fac. En attendant... je dépenserai moins. »

Ma mère se rassit dans le canapé et prit sa tête dans ses mains. Ça, c'était mauvais signe.

« Honnêtement chérie, je ne sais pas comment on va faire. J'ai déjà du mal à payer ton logement au lycée... et je croule sous les dettes, tu le sais bien. Ton travail, ce n'est pas juste pour te faire de l'argent de poche...

— Je sais, maman, je sais. Tu pourrais prendre l'argent bloqué sur mon compte pour mes études... je n'aurais qu'à prendre une année sabbatique pour y remettre ce dont tu as besoin. Ou alors j'aurais une bourse qui couvrira toutes mes dépenses.

— Tu sais très bien que je ne toucherai jamais à cet argent. Il t'appartient. C'est ton avenir, ne l'oublie pas. »

Si seulement ma mère savait... cet argent ne me servira jamais à payer une université parce qu'aucune ne voudra de moi avec mes résultats. Et à la vue de mon avenir, étant donné qu'il risque d'être prématurément écourté, ma mère en aura plus d'utilité que moi.

« Je sais maman mais... tu en as bien plus besoin que moi. »

Je la laissai là, sans rien ajouter, sans dire un mot de plus. Plutôt que d'éternellement continuer une conversation qui n'aboutirait à rien, je suis allée m'allonger sur mon lit pour me morfondre sur mon triste sort.


Je dois l'avouer, ce n'est pas facile de vivre ainsi. Je n'ai que très peu d'argent de poche, et alors que j'étais habituée à vivre en me faisant plaisir et m'achetant ce que je désirais – ce qui était là un maigre réconfort à côté de mes malheurs du lycée – tout était sur le point de changer. Pour occuper le temps libre à la place de mes heures de travail, je suis allée me balader et prendre des photos. Mais bientôt les paysages ont commencé à me lasser. Ils étaient tous les mêmes, sans variation, sans intérêt. Et comme je n'avais personne à photographier, mes balades n'en valaient plus la peine.

Alors j'ai commencé à m'abrutir devant mon ordinateur, sur Photoshop, à retoucher des photos déjà existantes et créer de nouvelles œuvres d'arts. Montages, colorisation... j'ai tout essayé. Mais rester toute la journée à l'intérieur dans ma chambre, très peu pour moi.

Dan et Pen ont bien tenté de me sortir et remonter le moral, mais ça n'a pas marché bien longtemps. J'en ai eu marre de leur sortir l'excuse de je n'ai plus d'argent, et après quelques boissons et pizzas achetées, je ne supportais plus de passer pour la miséreuse. Alors ils ont laissé tomber. Il m'arrive certaines fois d'assister aux entrainements de Dan juste pour faire quelque chose de différent – et puis les pompoms girls sont vraiment pas mal – mais j'y suis toujours très mal accueillie. Et les filles ne cessent de penser que je viens pour les convertir à l'homosexualité. Il m'arrive aussi d'assister aux répétitions de théâtre de Pen – elle est vraiment douée, plus que les autres – mais là aussi la troupe est souvent peu ravie de me voir être la seule spectatrice dans la salle et ne veulent pas de voyeurs. J'aurais pu rejoindre la troupe, juste pour être avec Pen, mais l'idée de monter sur scène sous les regards, insultes et projectiles du lycée entier, non merci. Je suis bien mieux sans.

Alors j'ai commencé à errer les rues de la ville ou jardins du lycée comme une âme en peine, sans but ni envie précise. Certains jours je me plongeais même sous la couette sans vouloir en sortir, incapable de ressentir la moindre émotion, incapable de faire autre chose. Sans voiture, scooter, ou même bicyclette pour me rendre où que ce soit, j'étais bloquée. J'avais même perdu goût à la photographie.

Je sais que ma mère déteste me voir comme ça. Je ne passe plus mes week-ends à retoucher mes photos d'endroits inconnus – d'ordinaire je passais mon temps libre à monter dans un bus au hasard vers une direction inconnu juste pour le fun – ni à lui parler de mes aventures. Et ça la rend tellement triste. Mes balades, mon travail et ma passion étaient tout ce qu'il me restait, et même ça les autres me l'ont enlevé. Il ne me reste qu'un corps amorphe et un esprit vide.


« Allez, viens Evans, on t'emmène faire un tour en voiture ! »

Il était neuf heures du matin. Je ne suis pas une personne du matin. Je pouvais voir au fond des yeux de Dan mes cheveux décoiffés et mon regard exaspéré. C'était à peine si j'avais trouvé de quoi m'habiller ce matin-là. La veille ma mère avait justifié la machine pour entrer telle une tornade dans ma chambre et récolter tous les vêtements qui lui tombaient sous la main. Je crois qu'elle avait même emporté une paire de lunettes et de basket dans son sillage. Ça, c'était ma mère tout craché.

Enfin c'était ce que je pensais jusqu'à la voir sortir en trombe de la maison, ma petite valise à la main, et la tendre à Dan qui arborait un immense sourire. Elle atterrit dans le coffre de sa voiture avant même que je n'ai le temps de dire quoi que ce soit.

« Quoi... qu'est-ce qu'il se passe là ?

— Ça fait quelques jours que je m'inquiète pour toi, ma chérie. Alors j'ai contacté ton ami pour qu'il te sorte de cette mauvaise passe. Tu vas voir, un bon week-end te remontera le moral ! »

Je ne pus m'empêcher de lever les yeux au ciel alors qu'elle déposait un baiser sur ma joue. J'étais coincée. Dan m'ouvrit la portière. Dans un grognement de mécontentement, je pénétrai l'habitacle, croisais les bras sur ma poitrine, et revêtait mon air renfrogné. J'aurais mille fois préféré passer le week-end dans mon lit que dans une voiture, ou à risquer de croiser mes camarades à chaque coin de rue.

« Amuse-toi bien Kirstie ! On se revoit dimanche !

— À dimanche, grommelais-je. »

Dan avait l'air particulièrement satisfait de sa supercherie. Il ne put s'empêcher de monter le son de la musique et chanter – particulièrement mal – au-dessus du vacarme. Je me surpris moi-même à chantonner les rares airs que je connaissais.

« Tu m'emmènes où comme ça ?

— C'est une surprise, Kay. Avant de le découvrir on a un dernier arrêt à faire. »

Sitôt dit, sitôt fait. La voiture s'arrêta devant une maison cossue, devant laquelle figurait... Pen, un large sourire à la bouche, deux sac-à-dos aux épaules.

« Attends, Pen est de la partie ?

— Bien sûr, quel meilleur moyen pour toi de passer ton week-end ! Tu ne crois pas que j'allais en parler à ta mère, quel bon parent laisserait sa fille entre de si mauvaises mains autrement...

— Et pourtant, les tiens...

— Savent tous deux que vous êtes homosexuelles. J'avoue, c'est le rêve de tous les gars, mais je crois qu'ils vous font confiance à vous deux plus qu'à moi pour qu'il ne se passe rien qu'on puisse tous regretter. »

Sa remarque ne put que me faire rire. Pen n'avait même pas besoin de lui pour fourrer ses sacs – dont l'un était vide – dans le coffre et monter à l'arrière.

« Alors, vous deux, prêts à partir ? »

Sa compagnie me remonta immédiatement le moral. Je ne m'autorisai qu'une brève pensée envers Jo – comment pouvait-elle accepter de nous laisser Pen pour le week-end ? – puis me concentra sur mes deux acolytes. Pour la première fois depuis longtemps, ce week-end s'annonçait prometteur.

« Programme pour les deux jours à venir : randonnée, camping sauvage, reconnexion avec la nature ! »

Je ne savais si je devais être emballée ou dégoûtée par l'attitude joviale de Dan. Je ne pouvais que voir le grand sourire de Pen à son encontre. Une pointe de jalousie bien vite chassée par mon enthousiasme. Si Pen était heureuse, alors c'était une bonne chose.

Nous nous étions arrêtés à l'orée des bois, dans un grand parking désert. Seules la forêt et la montagne nous faisaient face, et je me sentais soudainement bien petite face à cette nature impressionnante. Comment allait-on réussir à gravir ça en deux jours ?

« Camping sauvage ? Tu es sûr que ce n'est pas illégal ?

— Personne ne viendra nous chercher, pas à ce mois-ci, ne t'inquiète pas. »

Je n'étais pas rassurée pour autant. J'aurais peut-être dû suivre mon instinct et rebrousser chemin. Partir à pieds et attraper le premier bus que j'aurais pu voir. Mais la présence de Pen me dissuada de m'enfuir.

« Et comment tu comptes me faire trimballer mes affaires ? Je n'ai jamais vu de randonneur avec une valise à roulettes...

— C'est pour ça que Pen a apporté deux sac-à-dos, maligne. »

Cette dernière était vraiment silencieuse. Elle détestait d'ordinaire que Dan réponde à sa place. Quand j'attrapai enfin son regard, elle le défila en baissant les yeux avec une maigre esquisse de sourire. Quelque chose n'allait pas... mais si elle avait eu envie d'en parler, elle l'aurait déjà fait.

Mes affaires fourrées dans le sac arrimé à mon dos, nous avons gravi la montagne à la végétation dense pendant de longues heures. Je dois bien avouer que la vue était magnifique, l'exercice et le grand air me faisaient du bien, mais je ne pouvais m'empêcher de retourner dans mon état de tristesse habituel. Tout ça n'était que de la poudre aux yeux. Rien ne pouvait s'arranger par une longue balade, aussi agréable soit-elle. Je ne parvenais à oublier tous mes soucis malgré les chants et blagues des deux joyeux lurons.

Le soir venu, Dan a installé la grande tente familiale sur un plateau en bord de montagne. Pen était assise, les pieds dans le vide, à contempler l'horizon. Je ne souhaitais que la rejoindre, mais le campeur professionnel tenait à ce que je lui apporte l'aide qu'il requérait. Nous voulions d'abord dormir sous le couvert des arbres au cas où un ranger déciderait de passer par là, mais nous n'avons pu trouver la place suffisante dans la forêt. Et puis, la vue idyllique valait toutes les peines, non ?

Nous nous sommes retrouvés tous les trois autour d'un bon feu de camp à manger barbecue (végétarien pour moi, bien évidemment) et marshmallows grillés, comme on en voit dans tous les films. Malgré la bonne ambiance, je n'arrivais à me plonger corps et âme dans leurs délires et discussions.

« Kay, il va bien falloir que tu avances un jour... » finit par me faire remarquer Pen. Et voilà, j'avais cassé la bonne ambiance. Encore et toujours.

« C'est facile à dire pour quelqu'un qui a une réputation exemplaire et un avenir brillant.

— Tu ne pourras pas toujours te morfondre. Il va falloir te relever et te battre. On traverse tous des périodes difficiles, ce n'est pas une raison pour se laisser abattre.

— Même quand on n'en voit pas la fin, n'est-ce-pas ? » raillai-je.

Dan secoua la tête. « Pen a raison, Kay. Tu ne t'amuses jamais. Si seulement tu nous rejoignais, au moins ce soir, peut-être que tu verrais qu'il y a encore de l'espoir.

— Si vous vous amusez tellement sans moi, je vous en prie, continuez. »

Alors que je commençais à me relever, Pen m'attrapa la main.

« On fait ça pour toi, Kay. Ce week-end, cette nuit... nous on en n'a pas besoin. On veut t'aider. Mais pour ça il faudrait que tu commences par vouloir être aidée. »

Et voilà qu'elle me balance cette phrase toute faite dans la figure. Je pouvais sentir leur rancœur et leurs reproches dans leur voix. Et il ne m'en a pas fallu plus pour me renfermer. J'attendais leur sentence. Leurs aveux. Qu'ils m'abandonnent à leur tour. « On est désolés, Kay, on a essayé, mais tu es une bien trop grande responsabilité. On n'en peut plus de passer notre temps à te sauver. On n'en peut plus de ta présence morose. » Cela faisait quelques temps que je m'y attendais, de toute manière. Qui voudrait d'une personne comme moi ?

« On sera là pour toi, quoi qu'il arrive, mais on ne pourra rien faire pour toi tant que tu ne nous laisseras pas. »

Ce n'était pas la réaction que j'attendais. Et quelque part, elle me fit plus mal encore. Pourquoi fallait-il que je rejette tout le monde autour de moi ? Que je ne vois que le pire chez eux ? Je pouvais sentir leurs mains s'agripper à moi, leurs doigts se refermer sur l'ombre que j'étais devenue... Je ne faisais que les repousser. Je tentais par tous les moyens de m'enfuir. Parce qu'être seule était plus facile qu'être un fardeau pour les autres.

« On veut t'aider. Vraiment. »

Les larmes me brulèrent les yeux. Comment pouvaient-ils m'aider ? Il n'y avait plus rien à faire. Il n'y a plus rien à faire. Je suis une cause perdue. Mes démons sont ancrés en moi depuis trop longtemps et trop profondément pour m'en débarrasser. Je préfère encore mettre fin à mes jours que les laisser me ronger le restant de ma vie. Trois heures et vingt-six minutes.

Je ne sais vraiment comment cette conversation s'est terminée. Je me suis refermée sur moi-même comme une tortue qui refuserait de laisser sortir le moindre de ses membres. J'ai hérissé mes pics comme un hérisson lorsqu'il se sent menacé. Tout ce que je sais, c'est que j'ai terminé cette soirée en tête-à-tête avec Pen. Pour la première fois de la journée, dans la pénombre ambiante, les flammes qui dansaient sur son visage ont fait tomber le masque qu'elle portait depuis le matin-même.

« Est-ce-que tout va bien, Pen ? »

Elle détourna rapidement le regard et revêtit un faux sourire. Cette combine, je ne la connaissais que trop bien. Si elle pensait qu'elle allait marcher avec moi, elle se trompait. Je l'avais utilisé bien plus de fois qu'elle.

« Tu peux me parler, tu sais. Toi et Dan passez votre temps à me sauver. C'est à mon tour de t'aider. »

J'ai porté ma main à son épaule. Je crois que c'était la première fois que j'esquissais un mouvement vers elle. Pen a dû également s'en rendre compte, car son visage s'est rapidement tourné vers moi et il n'y avait plus aucune hésitation dans ses yeux.

« Je me suis disputée avec Jo. »

Bien sûr. C'était si évident. Le week-end rien que tous les trois, aucune allusion à elle de toute la journée, et sa remarque que tout le monde vit des instants difficiles. Quelle idiote je fais, vraiment !

« Je suis sûre que tout va s'arranger en un rien de temps.

— Je ne sais pas... pas cette fois.

— Que s'est-il passé ?

— Toujours la même chose... elle m'accuse de ne plus être autant investie dans notre couple... ça ne sert à rien de ressasser encore et toujours la même chose.

— Mais tu as envie d'être avec elle, n'est-ce-pas ? »

Mon cœur battait à tout rompre. À quelle réponse m'attendais-je ? Qu'elle me dise que non, elle était prête à tout plaquer pour moi ? Qu'elle m'aimait comme une folle depuis notre rencontre et que Jo n'avait été qu'une erreur ? Que cette relation n'avait eu pour but que de m'oublier ou me rendre jalouse ? Et puis tant qu'à faire, qu'elle se jette sur moi pour m'embrasser...

J'étais vraiment stupide. Ceci dit, je le suis toujours. Un coup je la rejette et je crois qu'elle va faire de même, la seconde d'après j'espère qu'elle tombera dans mes bras. Vraiment, plus stupide, il n'y a pas.

« Je crois, oui... enfin, peut-être que quelqu'un arriverait à me faire changer d'avis... »

Elle releva ses grands yeux noirs sur moi. La tristesse que j'y lus était immense. Elle me brisa le cœur. Cette douleur m'indiquait qu'elle voulait être avec Jo, voilà tout. Que Pen en était amoureuse, ne voulait personne d'autre, et de toute manière ce n'était que pour une nouvelle expérience. Je ne sais pas ce qu'elle attendait de moi, mais j'étais certaine de l'avoir déçue.

Puis elle se blottit dans mes bras. J'étais pendant un temps décontenancée – la seule personne à qui j'ai jamais fait un câlin était Kat – mais je me ressaisis immédiatement. Mes bras se refermèrent sur elle, ma tête se posa sur la sienne. Cette position était tellement naturelle. Pen et moi. Et tellement confortable. Je peux encore ressentir les frissons me parcourir à son contact. J'aurais voulu rester ainsi pendant des heures, chasser sa peine, et ne plus bouger, ne plus rien faire. Elle et moi, à la lueur des étoiles, enlacées en silence. Pour une fois, j'étais celle qui la protégeait. Et cette sensation était si agréable...

Puis ils sont venus troubler notre quiétude. Des lampes torches braquées sur notre tente, à rechercher notre feu et notre présence dans la nuit noire. Nous nous sommes regroupés, le cœur emballé. Il ne servait à rien de fuir. Courir de nuit dans la forêt ? On n'y survivrait pas. Laisser nos affaires derrière ? Et comment expliquer leur disparition ? Ils nous retrouveraient bien assez tôt.

Les rangers apparurent bientôt devant nous. Nous n'avons même pas essayé de nous défendre ou parlementer. Nous avons défait notre camp, les avons suivis dans leur voiture, et sommes partis pour le poste de police. Direction nuit en garde à vue.

Mon cœur s'est de nouveau brisé dans ma poitrine. Ces instants de paix avec Pen, détruits. Cette escapade, ratée. Qu'allais-je dire à ma mère ? Comment allais-je lui annoncer devoir payer ma caution et devoir venir me chercher alors que Dan avait promis de me ramener ? Nous étions tous aussi piteux les uns que les autres. Dan et Pen avaient honte et se sentaient mal pour moi ; je n'étais que lasse de toute cette malchance.

La nuit fut courte, et inconfortable. On m'a lue mes droits, puis on m'a laissée dans une cellule avec Pen, comme deux hors-la-loi. Dan n'était même pas avec nous. On ne s'est pas parlées de toute la nuit, ni la matinée.

Je n'ai pas appelé ma mère, n'en ai pas eu le courage. Quand elle est finalement arrivée, elle m'a rabâché combien mes fréquentations étaient mauvaises, que nous n'avions pas l'argent pour payer une telle somme, qu'est-ce-que j'avais en tête, que je ne lui avais jamais fait plus honte de sa vie.

Voilà ce que j'étais. Une humiliation. Un tas d'erreurs. Un déchet humain. Je n'avais même plus la force de me battre. Plus la force de me relever. Je suis rentrée et suis directement allée me coucher, en imaginant Pen dans mes bras plutôt que mes peluches...

Cettenuit sera marquée à vie dans mon casier judiciaire. Comment entacher un peuplus une réputation à cause d'une simple mauvaise décision. Quelle fac pourraitvouloir de moi, je vous le demande ? Mauvais résultats, pas d'amis, pasd'activités extra-scolaire, incapable de garder un travail plus d'une semaineet un casier judiciaire. Bravo, Kay. Tu n'aurais pas pu mieux faire.     

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