Fêtes
4:45pm
Je suis de retour au lycée. Après quelques heures passées en ville, il est temps pour moi de rentrer. Il ne manquerait plus que je manque l'heure de ma mort ! J'ai fait tous mes adieux, aucun regret. Tous mes lieux de travail, mes endroits favoris, ceux qui ont une signification particulière pour moi. Je ne veux pas prendre le risque de croiser qui que ce soit. Pas aujourd'hui. J'ai assez donné.
En retournant à la résidence des filles, une affiche attire mon attention. 24 Avril, Bal de Promo, ouverture des portes à 7pm. Venez acheter vos tickets dès maintenant !
J'ai acheté le mien il y a maintenant une semaine. Même si je comptais y aller, ce serait seule. Je l'ai fait plus pour la forme qu'autre chose... pour le montrer à ma mère et qu'elle ne se doute de rien. Plutôt mourir que d'y participer.
Je ne tiens pas à laisser une autre occasion à mes détracteurs de m'humilier, me faire du mal ou autre. Je ne souhaite pas passer ma soirée sur les bancs à regarder les amis danser entre eux et les couples s'enlacer et s'embrasser à tout moment. Je ne tiens pas à voir Dan m'ignorer pour sa copine et Pen n'avoir d'yeux que pour Jo. Je ne m'y amuserai pas. Absolument pas.
J'ai promis à ma mère d'aller acheter une robe ce week-end. Elle s'était fait une joie à l'idée de me voir enfin prendre soin de moi. Mais ça n'arrivera jamais... plus maintenant. Elle s'en remettra. Nous n'avions de toute manière pas l'argent pour m'acheter une robe de princesse. Ça lui évitera une déception de plus.
Quelques affiches indiquent les dates – passées – des fêtes organisées par les Cougars, équipe de football de notre lycée. Ces évènements tant attendus et tant appréciés. Je ne comprenais pas leur besoin d'autant faire la fête. Je n'ai jamais compris l'engouement des jeunes. Les fêtes représentaient pour moi un terrain miné et un champ de bataille où j'étais sûre de me faire abattre.
J'avoue. Ma première expérience n'a pas été suffisante pour me convaincre d'y rester éloignée. Le désespoir m'a poussée à participer à une seconde fête. Après tout, je ne pouvais pas tomber plus bas, n'est-ce-pas ? Et comme on dit, autant combattre le mal par le mal. Si ma première fête avait condamné ma réputation, peut-être que la deuxième la rétablirait. Si je passais pour la fille cool, tout s'arrangerait peut-être. Le plus étrange, c'est que je pensais ce raisonnement bon, à cette époque. Comment j'ai fait pour avoir un GPA de 4, au juste ? Au programme : me souler pour être pompette, mais pas assez pour refaire un autre blackout. Et redécouvrir mes limites à l'alcool. Tout allait très bien se passer.
« Vous comptez aller à la prochaine fête ? »
Cette question étonna mes deux acolytes. Je n'étais généralement pas celle qui amenait le sujet. Il n'était que rarement abordé entre nous trois, c'était comme un tabou que Dan et Pen avaient établi pour éviter de m'y faire repenser. Et ils savaient également que je me tenais aussi éloignée que possible de ce genre d'évènements.
« Après la victoire des Cougars, je suis obligé de m'y rendre, avait répondu Dan.
— Jo me pousse à y aller. Je ne pense pas pouvoir refuser, à vrai dire. Toute la troupe m'y attend.
— J'aurais espéré passer la soirée en votre compagnie... » répondis-je en me mordant la lèvre. Trop rapidement. D'une voix trop aigüe, trop fausse. Aucun des deux n'avala mon mensonge. Ils se doutaient de quelque chose, mais de quoi ? Je souhaitais m'assurer de leur présence. Les étonner avec ma nouvelle manière de pensée, ma nouvelle bonne humeur, mes nouvelles décisions. J'étais décidée à tout rattraper, tout corriger. Exit la Kay triste et déprimée, bonjour la nouvelle moi optimiste et enjouée !
Si je pensais que ça allait être aussi facile, je me trompais amèrement. J'ai pourtant passé la soirée à essayer tenue après tenue, me faire la plus belle possible. Vous savez, ce genre d'apparence hyper travaillée mais qui apparaît décontractée et n'avoir pris que quelques minutes. J'étais satisfaite du résultat. Et je postais un selfie sur Facebook en m'attendant, pour une fois, à des commentaires positifs. Tout allait se rétablir.
Puis, munie de mon plus beau sourire que je n'avais vu depuis si longtemps, j'ai décidé de me rendre à la piscine. La musique m'agressa de nouveau. Des flashs remontèrent à mon esprit. Une vidéo. De mauvais souvenirs. Comme si mon esprit essayait de me prévenir que j'allais faire une grosse bêtise.
Ni une, ni deux, je m'approchais du bar. Une première bière, puis je localisais Dan. Je chassais d'un revers de main les images qui me remontaient en mémoire, tentais d'afficher une assurance qui m'étais inconnue, et me dirigeai vers lui.
« Dan ! Super soirée, tu ne penses pas ? »
Il était entouré de ses amis, et son sourire s'effaça immédiatement. Ses amis me lancèrent un regard hautain et s'éloignèrent. Il n'y avait que nous deux. Je ne m'en inquiétais pas, j'étais décidée à me battre.
« Kay, qu'est-ce-que tu fiches ici ? »
Il n'avait pas l'air ravi de me voir. Mais je lui sortis mon sourire le plus éclatant.
« J'ai décidé de m'amuser, pour une fois. J'en avais marre de me morfondre seule dans ma chambre. »
Ses lèvres se pincèrent en une fine ligne. Il n'était pas joyeux comme je l'aurais imaginé. Je m'attendais à un enthousiasme digne de celui qui m'avait accueillie la dernière fois.
« Je ne pensais pas que tu participerais à une autre fête du lycée. Je pensais que la première fois t'avait suffi, marmonna-t-il.
— Rien de tel pour réparer mes erreurs ! Cette soirée va être géniale. »
Je voulais le convaincre. Ainsi que cette partie de moi qui ne cessait de me dire que c'était une mauvaise idée. J'avais fait le bon choix. J'avais bien fait de venir.
« Fais attention à toi, Evans. »
Puis il m'a quittée pour retrouver ses amis. Une ligne barrait son front et il semblait de piètre humeur. Je me détournais avec un regard au plafond. Il pouvait penser ce qu'il désirait. J'avais tous les droits de venir.
On ne m'accorda pas la moindre attention. Je voyais ça comme un bon signe : je redevenais invisible, je faisais table rase du passé. Nouveau départ, nouvelle réputation. Le mauvais point : j'étais seule sur la piste de danse, à reporter mon poids d'un pied à l'autre en rythme avec la musique, ma bière à la main, à chercher quelque chose, quelqu'un, du regard. Personne ne serait venu entamer une discussion avec moi. Personne ne m'aurait approchée. C'était à moi de faire le premier pas. Mais comment ? J'étais tellement mauvaise avec les personnes. Je ruinerais mes chances dès mes premières paroles.
Ce qu'il me fallait : de l'alcool. Plus d'alcool pour me sentir à l'aise. Plus d'alcool pour oublier ma gêne. Plus d'alcool pour paraître cool. Ni une, ni deux, je terminais ma bière et me dirigeais de nouveau tout droit vers le bar.
« Kirstie Evans ! Qui aurait cru ! » me lança alors Tyler.
Après l'épisode du casier, il m'inspirait du dégoût plus qu'autre chose. Mais à cette parole, les autres personnes se retournèrent sur moi. Je reçus une vague d'applaudissement et des sifflements. Pas de ceux moqueurs et dégradants, non. Des sifflements encourageants. Je me sentais comme une star. Mon arrivée était acclamée. La bière avait déjà ses premiers effets : la vitesse à laquelle je l'avais bue combinée à ma fatigue et mon inhabitude à de telles boisson en étaient la cause. Je rendis à Tyler mon plus beau sourire. Table rase. L'épisode du casier était derrière moi. Seule ma nouvelle réputation comptait.
« Pour fêter l'évènement, un shot ? »
Le barman en servit deux, et Tyler m'en tendit un. Son sourire ravageur – qui aurait fait craquer n'importe quelle fille hétéro, sans nul doute – me convainquit. Tu veux être populaire Kay ? Voilà par où ça commence. Mêle-toi au groupe populaire.
Je n'avais jamais pris de shot auparavant. Une grande première, entourée de ceux supposés être mes pires ennemis. Je suivis son exemple – j'avais vu assez de film pour savoir comment procéder – et avalait la mixture. Elle me brûla la gorge, me fit toussoter, et je vis trouble pendant un instant. Juste le temps de fermer les yeux, secouer la tête et cligner plusieurs, et me voilà redevenue normale. Le monde tournait un peu. Je me sentais nauséeuse. Mais vivante. Plus que ces derniers mois. Les autres riaient. Tyler posa une main sur mon épaule.
« Tu vas voir, on s'y habitue » accompagné d'un cli d'œil.
Mon regard glisse derrière lui. Kat, accrochée au cou de Chad, m'observait bizarrement. Il y a seulement quelques mois de cela, j'aurais su déchiffrer ce qu'elle voulait me dire. Plus maintenant. Nous étions devenues étrangères, incapables de se comprendre. De fusionnelles à incomprises. Je ne savais si elle se méfiait de moi, se demandait à quoi je jouais ou se préoccupait de ma conduite pour le moins étonnante. Je m'en fichais. Elle n'avait rien à me dire. Je ne l'écouterais plus, pas après sa trahison et son abandon. Elle n'avait plus aucun droit sur ma conduite.
« Kay ? » fit une douce et exquise voix derrière moi. Pen me prit le bras et braqua sur moi un regard préoccupé. « Tout va bien ?
— Plus que bien, Pen. Je m'amuse, pour une fois. »
C'était bizarre. Comme si mon esprit s'était dédoublé. Une partie de moi, amusée, inconsciente, prête à tout, dominait sur mon côté posé et réfléchi. J'aurais dû écouter cette partie me dire de rester avec Pen. Qu'elle représentait la bienveillance et la sécurité. Mais mon autre côté avait envie de s'amuser. Plus que tout.
« Viens avec moi. Kay, suis-moi. »
Elle me tira le bras, mais je me dégageai avec violence. Non, Pen, il fallait que je t'oublie. Que j'oublie ce faible qui ne mènera nulle part, qui ne m'apportera rien d'autre que la souffrance et de la frustration. Il me fallait renaître ce soir, tel un phœnix, et ça voulait dire m'éloigner de toi.
« Non. Je m'amuse. Tu ferais mieux d'être heureuse pour moi. »
Ces quelques mots écorchèrent la bouche de la moi sobre. Je me tournai vivement en direction des toilettes. Un sentiment étrange s'était propagé en moi. Celui de danger. Il me fallait échapper à cette situation. La dernière chose que je lus sur son visage fut une profonde peine. Je ne sus la reconnaître sur le moment. Je m'en fichais. J'étais tellement perdue que j'étais incapable de voir le mal que je pouvais faire.
J'en profitai pour effacer les quelques coulures de mascara et me reprendre. Accoudée sur les lavabos, ma tête tournait plus que jamais. Je ne savais même plus si je marchais droit ou non. Ce shot avait eu un sale effet sur moi. J'avais tellement bien fait de laisser mes talons au placard...
Puis, ni une, ni deux, je m'élançais dans la salle, bien prête à ne laisser ni Dan, ni Pen, ni Kat, me gâcher ma soirée et ma renaissance. Tyler et son groupe avaient eu l'air contents de me voir. C'était un début.
Puis Dan m'attrapa par le bras. À son tour.
« Qu'est-ce-que tu fiches Kirstie ? J'ai vu Pen toute retournée, qu'est-ce qu'il te prend ? »
Je me dégageai d'un grand mouvement. L'alcool me rendit bien plus agressive que je ne pensais l'être.
« Ce ne sont pas tes affaires, Dan. Je ne vous laisserai pas m'éloigner de mon bonheur.
— T'éloigner de ton bonheur ? Tu crois qu'on a fait quoi ces derniers mois ?
— C'est vrai que ça a beaucoup eu l'air de m'aider. Il est temps de prendre les choses en main. »
Puis je m'éloignais. Appuyée contre le mur, je me préparais à ma nouvelle action. J'emmerdais Pen et Dan. S'ils voulaient m'empêcher d'être heureuse, c'était leur problème, pas le mien. Plus le mien.
Un flash m'aveugla quelques instants. Je fus parcourue de frissons alors qu'une image me revint en tête. Une salle noire, un sol froid, et l'incapacité de bouger. Clignement d'œil. L'image avait disparu. Un sentiment de panique se propagea en moi. Je tremblais, de la tête au pied. Mes yeux devaient être exorbités. Si le mur n'avait pas été là, je me serais effondrée.
Était-ce un souvenir ? Pourquoi ce sentiment ? De quand datait-il ? Les réponses m'effrayaient autant qu'elles m'attiraient. J'avais cette certitude qu'elles expliqueraient beaucoup de choses.
« Kay a une autre fête, qui aurait cru ? »
La voix de Travis me sortit de ma torpeur. Mais elle n'apaisa pas ma panique. Mes yeux se posèrent sur lui. Son appareil photo reposait contre son ventre, accroché à son cou. J'étais sauve. J'étais en sécurité.
« Je ne pensais pas te revoir ici.
— Il est temps que je reprenne ma vie en main » parvins-je à balbutier entre deux spasmes. J'avais besoin d'air. J'avais besoin de quelqu'un. J'avais besoin de Pen et Dan.
« Tu es encore venu pour l'alcool presque gratuit ?
— Pas cette fois. Pas comme toi, on dirait. Aurais-tu suivi mes conseils ? »
Sa voix si douce aurait dû me rassurer, mais quelque chose criait danger dans son allure et sa posture. Il fallait que je m'échappe. Il fallait que je parte. Il fallait que je me débarrasse de lui. Il fallait que je m'enfuie de cet endroit.
« Il semblerait, répondis-je prudemment. Pourquoi tu es là alors ?
— Pour prendre de jolies photos. De jolies photos de belles filles. Et tu fais un excellent sujet. »
Ni une ni deux, il reprit son appareil et captura une autre photo de mon visage. Je ne me détournai que trop tard. Je n'avais rien contre les photos, mais ce cadrage et cette proximité... mon instinct me criait danger. L'alcool avait annihilé tout bon sens. J'avais été si idiote de boire.
« Tu me permettrais de prendre quelques autres photos ? »
Il n'attendit pas de réponse pour joindre le geste à la parole. J'étais tétanisée. Incapable de parler, incapable de bouger, incapable de lui dire d'arrêter. Tous mes muscles étaient sujets à des tremblements. Et mon esprit était obnubilé par cette pièce sombre au sol si froid... Qui revenait à chaque nouvel éclat de lumière.
Je ne sais combien de temps passa. Je me sentais souillée. Je n'avais pas voulu qu'on me prenne en photo, surtout pas dans un moment où je me sentais si vulnérable. D'étranges sensations remontèrent dans ma mémoire. Les vestiges d'une soirée oubliée. Puis, finalement, Travis regarda les clichés avec un sourire mystérieux. J'aurais dû m'enfuir, mais j'étais toujours incapable de bouger.
« Mmm je crois avoir le portrait parfait. »
Puis il repartit, aussi simplement qu'il était venu. Me laissant, là, seule, retournée, incapable de prendre soin de moi-même. Plus vulnérable que jamais. Je laissais quelques larmes d'émotion couler sur mes joues, puis reprit enfin l'usage de mon corps. Je croisai les bras sur mon torse et ressortit de la piscine. J'avais besoin d'air frais. J'avais besoin de m'éloigner. J'avais besoin de me clarifier l'esprit.
Je me baladais sur le campus, à essayer de reprendre possession de mon corps et mes pensées. Je me suis éloignée des endroits les plus fréquentés et éclairés pour me retrouver totalement seule. J'avais besoin de solitude. Je ne voulais personne autour de moi.
Les effets de l'alcool avaient été presque totalement inhibés par les flashs. J'avais du mal à marcher droit, et mes pensées étaient occupées par un brouillard épais, mais je n'étais plus sous l'emprise de l'alcool. C'était déjà une bonne chose. Mais je me sentais faible, si faible. Si vulnérable. J'avais été idiote de penser que cette fête aurait pu être la réponse à toutes mes prières, le moyen de me racheter. J'aurais dû me douter qu'elle ne ferait remonter que des traumatismes que mon esprit avait préféré bloquer.
« Alors Evans, on a décidé de quitter la fête ? »
La voix de Tyler me fit sursauter. Il arborait ce même sourire joueur. Il me terrifiait. Cet air que je pensais irrésistible pour des filles hétéro m'apparaissait à présent cruel et carnassier. De très mauvaise augure.
« J'avais... j'avais besoin d'être seule » parvins-je tout juste à balbutier.
« Je comprends... moi aussi j'avais envie d'être seul. Seul avec une jolie fille. »
Il s'approcha plus près encore. Presque à me coller. Derrière moi, des buissons. Et aucune porte de sortie. Ce n'était pas mon casier. Mais les mêmes sensations. Sans personne pour m'aider. Sans Dan pour voler à mon secours. Après ce que je lui avais dit... non. Il ne m'aiderait plus. Quelle idiote j'avais été...
« Je crois qu'on ne pense pas à la même chose...
— Je crois que si. Chut... tu vas apprécier. »
Il m'attrapa de nouveau la taille et posa ses lèvres sur mon cou. Je tressaillai. Non. Ça ne pouvait pas arriver. Pas encore. Pas maintenant. Les tremblements reprirent. J'étais à sa merci.
« Non, Tyler, s'il-te-plaît....
— Chut, ne dis plus rien. Ne t'inquiète pas. Tout va bien aller. »
J'aurais dû lui donner un coup de pied. Faire quelque chose. Réagir. Ne pas le laisser faire. Lui faire comprendre que je ne voulais pas, plutôt que de rester là sans rien faire.
J'étais tétanisée et ma voix bloquée dans ma gorge. Des larmes affluèrent sur mes joues. Mon corps était parcouru de frissons incontrôlables. Ma peau me brûlait partout où il me touchait.
« Je sais que tu en as vu d'autres. Mais jamais tu n'auras autant pris ton pied. Tu verras. »
Il prononçait ces mots et d'autres encore en changeant ses baisers de cibles. Ses mains se baladaient partout sur mon corps. J'étais terrorisée. Jamais encore je ne l'avais été à ce point dans ma vie. Je n'avais aucune échappatoire. Aucun moyen de me sauver. Aucun moyen de m'en sortir.
J'espérais, naïvement, de toutes mes forces que la bosse dans son pantalon était autre chose. Que ce n'était pas ce que j'imaginais. Son portable, les clés de sa chambre, un objet quelconque. Tout mais pas ça.
Puis ses mains continuèrent leur course sous mon t-shirt. Encore heureux que j'avais opté pour un short et non une robe... avant de me rappeler que ça ne ferait sûrement aucune différence. Sa main m'attrape mon sein droit sous mon soutien-gorge. J'avais envie de vomir. J'aurais peut-être dû. Sur lui. Le dégoûter. Puis m'enfuir en courant. Mais mon corps avait cessé de fonctionner. Je n'avais envie que d'une chose, qu'il en finisse au plus vite pour me délivrer de ces supplices. Pour que tout s'arrête. Que mon cauchemar prenne fin.
Mais il ne semblait pas entendre ces suppliques intérieures. Sa bouche s'attaqua à la mienne. Mon absence de réponse ne lui coupa pas l'envie. Bien au contraire. Il se pencha un peu plus sur moi, m'allongea presque dans le buisson. Son corps répugnant m'emprisonnait. Je ne pouvais plus bouger. J'avais eu toutes mes chances. Je les avais toutes gâchées.
« Tyler, s'il-te-plaît... ma voix fit dans un râle.
— Chut, ne t'inquiète pas, tu vas prendre ton pied cette fois... »
Mes suppliques n'avaient aucune conséquence. Autant m'économiser. Et ne pas parler. Penser à autre chose. Penser à autre chose que ses doigts qui défirent ma ceinture. Ses doigts qui baissèrent mon short. Ses doigts qui défirent sa braguette. Ses doigts qui sortent son sexe. Ses doigts qui s'apprêtent à descendre ma culotte. Ce simple morceau de tissus qui me protège du monde extérieur. Ce simple morceau de tissus qui représente tellement...
Penser à autre chose. Penser à Dan. Penser à Pen. Pas à mon corps qui s'apprête à être souillé. Pas à mes seins que son autre main laboure. Pas à ses doigts qu'il veut fourrer là où je ne les veux pas. Autre chose. Dan. Pen. Ma mère. Mon innocence. Ma virginité. Qui va être volée comme mon premier baiser...
Puis une voix retentit. Tyler bascula en arrière. Il trébucha puis recouvrit l'équilibre. Je ne parvins à voir mon sauveur dans la pénombre. Mon cœur battait à tout rompre. Mon esprit ne fonctionnait plus. Mes jambes ne marchaient plus.
« Espèce de connard ! Bâtard ! Tu vas voir ce que tu vas... »
Je reconnu la voix de Dan. Ou plutôt, je voulais la reconnaître. Puis quelqu'un se précipita sur moi. Je ne savais qui. Je n'étais plus apte à me défendre. C'était une fille. Une fille qui m'aida à me remettre sur pied. Une fille qui prit soin de moi. Mes doigts descendirent. Ma culotte était toujours en place. Le tissu me protégeait toujours. La fille remonta mon short et le referma. Puis elle passa un bras sous mes épaules. Elle pleurait.
Je tournais la tête pour découvrir le visage de Pen. Les larmes ravageaient son visage. Je voulais lever une main pour les arrêter. Lui dire que tout allait bien, qu'il n'avait rien fait. Qu'ils étaient arrivés à temps. Que j'étais sauve. Puis je vis Dan aux prises avec Tyler. Des coups de poings sens dessus dessous. Je ne parvenais même pas à voir qui avait l'avantage. Était-ce Tyler au sol ? Ou le contraire ?
Puis des voix montèrent dans la pénombre. Des lumières agressèrent mes yeux. Des adultes se précipitèrent sur nous et séparèrent Tyler et Dan. Je n'ai jamais vu mon sauveur aussi enragé. Aussi fou. Deux adultes n'étaient pas de trop pour le retenir.
« Que se passe-t-il ici ? »
L'autorité. Ils allaient me demander de parler. D'expliquer. Je n'étais pas prête. Je savais comment ça allait finir. Comme avec Brock Turner. Je n'avais pas montré mon non-consentement. Il était un sportif réputé, moi la salope. On allait dire que je le voulais. Il n'allait pas être inquiété. Je ne pouvais pas. Je n'étais pas prête. Je n'étais pas assez forte. Je ne voulais pas entendre que cette agression n'était que le fruit de mon imagination. Qu'il s'en sortirait sans rien. Alors je fis la seule chose en mon pouvoir : je pris mes jambes à mon cou.
Je courus jusqu'à ma résidence. Personne ne me suivit. Quand je fus à bout de souffle, je repris la marche, seule. La porte n'était qu'à quelques mètres. J'étais perdue entre larmes et sanglots.
Le gars de la sécurité m'approcha. Je voulais l'éviter, me cacher, m'isoler dans ma chambre pour pleurer et crier de tout mon saoul, mais il était en travers de mon chemin. Impossible à éviter.
« Qu'est-ce qu'il se passe ici ?
— Rien. Je retourne à ma chambre » prononçais-je entre mes sanglots. Ses yeux se plissèrent sur moi. Comme s'il semblait reconnaître quelque chose. Avait-t-il vu l'agression... et décidé de ne rien faire ?
« Ce ne serait pas toi la fille de la vidéo ? »
Génial. En plus d'être une fraiche victime, on allait me considérer encore une fois comme la pute du lycée. Son ton rauque et violent heurta mes oreilles. M'enfuir. Je voulais m'enfuir.
« S'il-vous-plaît, laissez-moi passer...
— Qu'est-ce-que tu as encore amené sur toi, hein ? Qu'est-ce-que tu es encore allée chercher ?
— Ce ne sont pas vos affaires...
— Ce sont mes affaires si je le décide. Je vois tout ce qu'il se passe dans ce lycée. Et je vois très bien que tu ne veux pas faire face aux conséquences de tes actes. Vois les choses en face : tu n'es qu'une fauteuse de troubles. Avec ton casier judiciaire et ta réputation... Tu préfères te victimiser et reprocher aux autres...
— Vous ne savez rien de moi ! » criais-je. C'en était trop. La goutte qui fit déborder le vase. Le trop plein. Ma patience était à bout. Mon avenir incontrôlable. Une chose de plus ou de moins n'allait rien changer à la donne. J'étais trop fatiguée pour réagir autrement. J'avais besoin d'exploser.
« Tu vas te calmer jeune fille avant que je n'en parle au principal ! Et cette fois tu n'auras pas d'autre choix...
— Je ne l'ai jamais eu ! »
Ce hurlement sembla le déstabiliser. Je profitai de cette seconde pour le bousculer et courir vers la porte. M'enfuir. Me réfugier dans le dortoir. Il ne pouvait y pénétrer. Les règles me protègeraient. M'enfermer dans ma chambre.
Je n'allumai pas la lumière. Je ne me changeai pas. J'eus tout juste le temps de claquer la porte et m'effondrer dans mon lit. Mes bras autour de mes jambes. Mon corps douloureux. Mes mains tentèrent d'essuyer ma peau souillée par ses touchers. Débarrasser mon cou du contact de ses lèvres. Essuyer la marque de ses doigts sur mon buste. Mes larmes nettoyèrent mon visage. Mais ce n'était pas suffisant. Mes cris n'étaient pas suffisants.
Je voulais changer de corps. Je voulais changer d'enveloppe charnelle. Celle-ci était souillée. Bousillée. Elle appartenait à trop de monde. À tout le monde. Plus à moi. Je n'en étais plus propriétaire. Je voulais en changer comme on change de chemise. Mes frottements devinrent des grattements. Je pouvais sentir les traces rouges laissées par mes ongles. Je voulais saigner. Me débarrasser de cette chaire. Me débarrasser de cette peau. Tout reconstruire. Tout recommencer.
Deux personnes entrèrent dans ma chambre. Des bruits de pas précipités, des sanglots, des souffles irréguliers. Je ne m'en inquiétais pas. Seuls Pen et Dan auraient voulu me rejoindre. Je leur tournais le dos. Je ne voulais pas les voir. Je ne voulais pas leur parler. Je ne voulais rien dire, rien expliquer. J'aurais dû m'excuser. J'en étais incapable. Indigne de leurs pardons.
Pen se coucha sur moi. Je pus sentir ses bras m'entourer, me réconforter. Sa poitrine se soulever au rythme de ses sanglots. Ses larmes couvrir mes épaules. Ses mains attrapèrent mes bras. M'empêchèrent de me faire plus de mal. Son buste protégeait le mien. Ses jambes protégeaient le reste de mon corps. J'étais en sécurité. En sécurité dans ma chambre, dans mon lit, avec Pen et Dan.
Et pourtant, rien n'allait. Je ne voulais pas que Pen me touche. Je désirais son contact plus que tout, mais ne le méritais pas. Je ne voulais pas que mon corps dégoûtant la salisse à son tour. Elle était trop parfaite. Trop gentille. Trop bonne. Je n'étais plus rien. Je n'avais même plus de corps à lui donner. Plus rien. Un esprit brisé. Rien qu'elle ne souhaiterait.
« Kay, je suis si désolée... Kay... »
Ses murmures me réconfortèrent autant qu'ils m'écorchèrent l'oreille. Son souffle me balaya comme un secret. Je voulais parler et me taire. Avoir de la compagnie et être seule. Leur contact et qu'ils me laissent seule. Je ne savais plus. J'étais perdue. Alors j'ai fait la seule chose qu'il me restait. Je me suis abandonnée à eux. Je leur ai confié ma sécurité, mon bien-être, ce qui restait de moi.
Je crois que ce furent ma respiration régulière et mon immobilité qui poussèrent Pen à me délivrer. Ses cheveux étaient collés à son visage, à sa bouche. Ses yeux rougis et gonflés ne me quittèrent pas un seul instant. Je ne l'ai jamais vue dans une telle détresse. Et je me maudis de l'avoir plongée dans une peine si intense.
« Kay, on est désolés, on aurait dû arriver plus tôt... »
Je ne remarquai l'état de Dan qu'à cet instant. Un rayon de lune se posa sur son œil bleuté à demi-fermé. Du sang avait coulé de sa lèvre. Mais ce qui me choqua fut sa posture courbée, ses bras croisés sur sa poitrine, et son regard brisé. Il peinait à me regarder en face. Ses yeux allaient et venaient entre le sol, moi, le plafond, et le reste de ma chambre.
« Vous êtes venus à temps. »
Ma voix sonnait étrangement. Rauque, profonde, et calme. Si calme. Je ne la maîtrisais même plus. Je n'avais même plus conscience de mes mots. C'était comme si quelqu'un avait pris possession de moi et répondait à ma place. Et que mon esprit n'était que simple spectateur de mes propres mouvements.
« On aurait dû se dépêcher...
— Il n'a pas eu le temps de... de... »
Non. Je ne pus prononcer ces mots. Trop durs. Trop véritables. Ils amenaient avec eux trop de peur, d'angoisses. Pour un acte qui ne s'était même pas passé. Il n'y avait rien eu de grave. Juste quelques caresses. Rien de plus.
« Vous m'avez sauvée. »
Pen refondit en larmes. Secouée de sanglots incontrôlables. Dan se tendit et ferma les yeux un instant. Et moi... j'étais calme. Sereine. Un peu trop. Je ne savais plus. Je ne me rendais plus compte de rien.
« Quand Pen a vu que tu étais sortie et suivie de Tyler seul, elle est venue me chercher. On a cru t'avoir perdue. On a cru ne jamais te revoir. Et quand on l'a aperçu... »
Sa voix se brisa avant même de prononcer ses derniers mots. Quand ils l'ont aperçu sur moi. À deux doigts...
« Ils n'ont rien pu faire. Il leur faudrait une déclaration. Sans ça, ils ne peuvent rien faire contre lui. »
Je soupirais longuement, les yeux fermés. Ce serait ma parole contre la sienne.
« Je ne peux pas. Ma mère ne peut pas savoir. Je ne veux pas revivre ça. Après tout, il n'est rien arrivé de grave...
— Rien arrivé de grave ? Kay, quelques minutes de plus et ce type t'aurait... il t'aurait... »
Même lui ne put le dire. Même lui n'en eut la force. Et Pen silencieuse ne pouvait prononcer aucun mot.
« Kay, tu sais que si ce n'est pas toi, ce sera quelqu'un d'autre. Tu as le pouvoir de l'arrêter. S'il-te-plaît, tu dois t'en servir.
— Ma mère saurait que je suis une ratée. Et une salope. Ça ne doit pas arriver.
— Kay...
— Dan, je suis fatiguée. Je veux dormir. Je ne veux que dormir. Pas ce soir, s'il-te-plaît. Je n'en ai pas la force. »
Je ne savais déjà pas comment j'arrivais à parler avec ma voix d'outre-tombe. Tout était bien trop douloureux.
Dan ne fit aucun autre commentaire. D'un commun accord, nous nous sommes tous changés, et nous avons tous les trois dormi dans mon petit lit simple. Pen contre le mur, moi au milieu, Dan derrière. Unis. Soudés. Je me sentais protégée. Protégée du monde extérieur, et de ses dangers. C'était exactement ce dont j'avais besoin.
Le lendemain, j'ai pris la plus longue douche de ma vie. Je crois que j'ai pratiquement vidé le tube de gel douche pour tenter de me débarrasser des traces de Tyler sur ma peau. Des dernières réminiscences de cette soirée. De ses gestes. De ses actes. Hélas la mousse et mes mains n'ont rien changé. Mon corps est souillé au-delà du visible. Les traces n'apparaissent pas, mais elles sont ancrées en de profondes cicatrices. Pas juste sur ma peau. Mais dans mon être.
Je n'arrive pas à croire que cette soirée se soit passée il y a seulement deux jours. J'ai l'impression que la journée qui m'en sépare a duré une année complète. Une journée à subir les clins d'œil pervers de Tyler. À l'entendre se vanter de m'avoir baisée comme une chienne. Et regarder le reste du lycée le croire.
Je crois avoir vomi plus de fois en vingt-quatre heures que dans toute ma vie. Je n'y arrive plus. Je n'y arriverai jamais plus. Je ne peux plus vivre dans ce monde. Je ne peux vivre en sachant qu'il partage ce même sol, et que je ne peux rien y faire. Que je n'ai la force d'y remédier. Soit il part, soit c'est moi. Et ma décision est prise. Encore une heure et dix minutes à passer dans ce corps. Une heure et dix minutes à le supporter. Une heure et dix minutes de supplice.
Je débarrasserai mon esprit de mon corps ce soir. Je recommencerai à zéro. Soit en me réincarnant en quelque chose ou quelqu'un d'autre, soit dans un autre univers. Soit en y mettant fin. Je ne sais pas ce qui m'attend après ce grand saut. Après que mon corps se sera effondré sur le bitume, quelques mètres plus bas. Tout ce dont je suis sûre, c'est que ça ne peut être pire que ce que je vis aujourd'hui.
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