Casiers

12:05 pm

Moins de six heures. Rien ne sert de participer aux cours de l'après-midi. Si j'avais séché ceux de la matinée, on aurait appelé ma mère. Elle ne peut pas, ne doit pas venir aujourd'hui. Sécher la première heure de l'après-midi est habituel. La deuxième, un peu moins... mais au moins s'ils la contactent, le temps qu'elle m'appelle à son tour, de voir que je l'ignore délibérément, et du trajet, tout sera déjà fini. Elle ne sera pas là pour observer la scène.

Je me dirige donc vers mon casier pour débarrasser mon sac. Je préfère me rendre légère une dernière fois en ville. La porte a perdu sa peinture – la seule fois où le lycée s'est chargé de m'aider a été pour effacer le mot salope qu'un petit malin avait écrit dessus. Aujourd'hui la couleur métallique jure avec le bleu profond du couloir. Même si le mot n'y est plus inscrit, il est toujours gravé dans l'esprit des élèves. Et cette démarcation est suffisante pour le leur rappeler.

Je me demande si on y accrochera un mémorial une fois que je me serais suicidée. Est-ce-que tous feront comme dans les films ? Est-ce qu'ils accrocheront la plus belle photo de moi – celle qui aurait pu apparaître dans l'album du lycée – avec des petits mots gentils, des fleurs et des bougies ? Est-ce-que des personnes viendront y pleurer et confier ô combien elles m'appréciaient ? J'ai hâte d'observer la scène. J'ai hâte de pouvoir me moquer de ces personnes hypocrites aux larmes de crocodile qui ne chercheraient que popularité et attention par ces actes. S'ils veulent m'envoyer des mots gentils ils n'ont qu'à le faire aujourd'hui. Et puis j'aime beaucoup les fleurs, je pourrais mieux m'en occuper vivante que morte.

Les casiers... est-ce-que je vous ai dit le nombre incroyable de choses qui peuvent y arriver ? C'est dingue, quand on y pense. Pour moi, mon casier était mon premier refuge après ma chambre. Je pouvais m'y cacher entre deux cours ou quand ça n'allait pas. Ce n'était pas le top car le vide, comparé aux décorations des autres, me rappelait que je n'avais pas d'amis. Mais une cachette n'était jamais de refus.

Enfin une cachette... quand je pouvais y accéder. Pendant une grande partie de l'année, mon voisin de casier passait son temps à bécoter sa copine sur ma porte. Quelle horreur. Ce qu'on a pu se moquer d'eux, avec Kat... ça ne me dérangeait pas, avant. Je faisais avec. C'en était même drôle. Mais quand je me suis retrouvée seule, leurs ébats me volaient mon refuge. Ces quelques petites minutes qui me permettaient de recharger mes batteries et ma patience avant de pénétrer le champ miné de la cafétéria, ou l'arène des salles de classe. J'avais bien tenté de les faire remarquer ma présence par un petit toussotement qui n'avait rien de bien naturel...

« Alors quoi Evans, tu souhaites nous rejoindre ? »

Le rire qu'il avait échangé avec sa copine et les élèves autour avait fait monter le rouge à mes joues. À partir de ce jour-là, je n'ai plus jamais essayé de m'imposer. Ça a été un véritable soulagement quand ils ont rompu... et qu'il s'est mis à fourrer sa langue dans la bouche d'une autre fille contre son casier à elle.

« Alors Evans, quoi de neuf ? »

Le matin était devenu un rituel. Dan arrivait, m'arrachait un écouteur de l'oreille en me demandant comment ça allait. Un brin de causette, puis il repartait avec ses amis. Une bouffée d'oxygène pour me donner le courage d'affronter la journée. Les quelques matins où il ne me rejoignait pas étaient extrêmement douloureux... je passais mes après-midis à me morfondre dans ma solitude, à me demander s'il avait enfin laissé tomber. S'il s'était enfin rendu compte que j'étais une cause perdue. Je faisais mine de ne pas le voir quand il était plongé dans son propre casier, empli de flyers pour ses matchs de basketball, articles de journaux qui vantaient les mérites de son équipe et ses capacités, photos de ses amis... sur lesquelles je ne figurais pas. J'aurais pu aller lui parler, mais à quoi bon ? S'il décidait de m'ignorer, c'était pour une bonne raison. Je ne voulais pas être un poids supplémentaire.

C'est aussi à partir de mon casier que j'observais, tous les jours, Pen et Jo qui discutaient, inséparables. Comme elles semblaient heureuses, toutes les deux. Pen ne pourrait jamais être aussi heureuse avec moi. Elle était bien mieux lotie au bras de Jo. J'aurais détruit sa perfection. J'ignore si elle connaît l'existence de mes regards, mais jamais elle n'a manqué de m'adresser un sourire et un geste de la main chaque fois que nos yeux se croisaient. Quelques fois il me semblait la voir rougir, mais ce n'était sûrement qu'un jeu de lumière, ou dû à mon imagination...

« Je te l'ai dit, elle est folle de toi. »

Dan me fit sursauter. Je détournai immédiatement mes yeux, gênée. Comme si mes sentiments n'étaient déjà pas si évidents... Plus encore que mes humiliations quotidiennes, j'avais peur que les autres s'en rendent compte et la choisissent comme prochaine cible. Jamais je n'aurais pu me le pardonner.

« Elle ne te quitte pas des yeux un seul instant. Quand est-ce-que tu te décideras à la voler à Jo ? Elle n'attend que ça !

— Tu es malade ? Tu détestes Jo à ce point-là ?

— Jo est une chic fille, mais toi tu es spéciale. Tu vaux bien mieux qu'elle.

— Je ne suis que la pute du lycée. Et elle est dix fois plus jolie que moi. »

Il leva les yeux au ciel.

« La beauté est subjective. La personnalité en revanche... c'est une autre affaire.

— Pour ça aussi elle est mieux lotie que moi.

— Tu veux rire ? Il faut que tu arrêtes de constamment te rabaisser, tu es super comme tu es. Depuis le temps que je te connais, je crois que je suis à même de te juger ! »

Dan est l'un des premiers amis que je me suis fait quand je suis arrivée, il y a presque dix ans. Alors que j'étais la nouvelle fille, insignifiante et perdue dans cette nouvelle ville, il est venu à mon secours. On est pratiquement tout de suite devenu amis, je ne me rappelle même pas vivre avec lui cette période gênante de début de relation amicale. D'accord, l'enfance aidait, mais pour moi ça reste un miracle. Sa sincérité et son naturel m'ont fait oublier ma maladresse légendaire.

« Il faudra bien que tu te décides un jour ! On peut voir que Pen et Jo, ce n'est pas le grand amour qui durera toujours. Alors que Pen et toi... Je vous vois bien finir mariées. »

Je ne pus m'empêcher de me retourner vers elle. Passer le restant de mes jours avec une personne aussi douce et drôle, à admirer son visage qui respirait la joie et la bonne humeur... c'était une perspective tellement belle. Trop belle pour moi. Alors qu'un sourire béat parfaitement ridicule trônait sur mon visage, elle décida de quitter Jo des yeux pour les poser sur moi, et m'adresser un grand sourire angélique.

« Tu vois qu'elle délaisse déjà Jo pour toi ! » s'esclaffa-t-il alors que je m'empressai de détourner mon regard. « Un jour tu te rendras compte que l'avenir n'est pas aussi sombre que tu le prédis. Tu trouveras le bonheur, je te le promets. »

Une nouvelle promesse qu'il n'aura jamais tenue. Dans cinq heures et cinquante minutes, je serai capable de dire que non, mon avenir n'aura pas été glorieux. Il avait tort, et il m'avait fait une autre promesse impossible à tenir.


Mais mon casier n'aura pas seulement été le théâtre de scènes aussi joyeuses. Mon refuge s'est transformé en une arme que mes ennemis utilisaient contre moi. Allez savoir comment, mais ils ont réussi à trouver le code de mon cadenas. C'est à partir de ce moment-là que les blagues ont commencé à fuser. Mots désobligeants, montages dévalorisants, pleins de petits cadeaux aussi sympathiques les uns que les autres. Pas la peine de justifier le fait que je n'en ai gardé aucun.

J'ai obtenu le droit de changer de cadenas – nouveau code, plus de messages. J'étais enfin tranquille de ce côté-là. Ont-ils arrêté de m'embêter ? Bien sûr que non. Mes écouteurs enfoncés dans les oreilles me protégeaient des rires et remarques. Mais fut un temps que dès que j'ouvrais mon casier, la triade des quaterbacks, les invincibles, les populaires, les réputés et respectés, en profitaient pour me bousculer, balancer tous mes livres sur le sol, et éparpiller mes notes déjà pauvres, histoire d'enfoncer encore un peu plus mes résultats. Et me faire perdre mon temps. Apparemment, prendre mes livres pour des ballons de football était hilarant. Ils pouvaient s'en prendre à moi, mais mes livres ne leur avaient rien fait, non ?

Mais c'était moins pire que quand ils me poussaient contre la porte ou me faisaient tomber pour le simple plaisir de martyriser plus faible que soit. Ou quand ils décidaient de m'attaquer à coup de glace ou sauce tomate. Je n'ai jamais compris l'hilarité et l'impression de puissance déclenchées par la domination de trois lycéens sur une fille déjà à terre. Ceci dit, je n'ai jamais réellement compris comment fonctionnait leurs pauvres cerveaux de sportifs sans rien dans le crâne.

Le pire sera venu de Tyler. Un jour, juste avant d'aller déguster un énième délicieux repas, seule, à la cafétéria, il m'a enfermée de ses bras contre mon casier. Je ne sais pas s'il m'avait déjà fait plus peur...

Laissez-moi vous parler de Tyler. Il est le sportif à la tête de la triade. Celui sur qui toutes les filles fantasmes. Celui qui se sent obligé de bafouer toutes les règles, et que les compétences de sportif protègent de toute sanction. Il sait qu'il obtiendra une bourse pour ses mérites de footballer. Avec tous les matchs qu'il fait gagner à son équipe, le contraire serait étonnant. Et avec la réputation qu'il amène au lycée, il est au-dessus des lois. Ce qui me fait peur pour les filles qui seront avec lui à l'université... quand on sait qu'une étudiante sur cinq se fera violer et qu'il aura une immunité en tant que sportif (Brock Turner numéro deux, en somme), je plains ses futures camarades.

Ainsi donc, je fermai la porte de mon casier, prête à me diriger vers la cafétéria, quand je sentis quelqu'un s'approcher d'un peu trop près. Avant même de pouvoir m'enfuir, le corps de Tyler me pressa contre mon casier, les bras autour de mon visage, m'enfermant dans cette situation alarmante. Son haleine fétide heurtait mon visage alors que son visage penché vers le mien me dominait de quelques dizaines de centimètres. Il était au moins deux fois plus large que moi et sa force était infiniment plus grande. Je n'avais aucune chance de m'en sortir.

Derrière lui, les deux autres membres de la triade l'observaient, le rire au bord des larmes. Son ventre touchait le mien, son torse écrasait presque ma poitrine couverte de mes deux bras. Alors que je tremblais, il passa un doigt le long de mon visage. Ce simple geste me déclencha des sueurs froides.

« Alors, je ne suis pas assez bien pour toi ? »

Son ton suave était abject. Il me terrifiait. Je n'avais pas la moindre idée de quoi il était capable de me faire, ni de comment lui échapper. Qu'avait-il en tête, que prévoyait-il de faire, là, au milieu du couloir, admiré de tous ?

Je ne pouvais même pas répondre. Sa main descendit le long de mon cou alors que mes yeux ne réussirent à quitter son visage. Son regard se posa ensuite sur mon corps, alors qu'il caressait mes hanches et descendait vers mes fesses. Je restai collée à mon casier alors qu'il tentait de m'y tirer pour laisser ses doigts finir leur course.

« Et bien alors chérie, je pensais que tu aimais ça ? »

C'était comme si mon corps ne voulait plus répondre. La peur avait gelé chaque mécanisme de pensée, chaque idée de mouvement. J'étais bloquée sur place, incapable de bouger, incapable d'émettre le moindre son. Il écrasa encore plus son corps contre le mien alors qu'il pencha sa bouche contre mon oreille. J'étais tétanisée. Mon corps était pris de crampes abominables. Et pourtant, j'étais incapable de bouger.

« Après les cours, sur le parking. Tu vas adorer, crois-moi. »

Sa main commença à pénétrer sous mon t-shirt. Je tremblais comme une feuille, en proie à des frissons incontrôlables, nauséeuse au possible. Il fallait que je coure vomir. Il fallait que je me libère. Ça allait mal se finir.

« Tu joues à quoi, Walker ? »

Dan. Mon éternel sauveur. Mon chevalier sur son cheval blanc. Si j'aimais le sexe opposé, je crois que j'aurais été folle de lui. Tyler se détacha de moi et lui adressa une remarque désobligeante. C'est à peine si je remarquai le regard fou furieux de Dan.

« À rien. Elle n'a que ce qu'elle mérite. C'est elle qui ne peut pas s'empêcher de plus en demander. »

Puis il m'adressa un clin d'œil avant de toiser Dan de haut. Il le dominait également, ce qui ne suffit pas pour l'effrayer. Dan maintint le regard jusqu'à ce qu'il disparaisse dans le couloir. Ses poings étaient crispés et sa mâchoire raide. Je ressentais son envie de le frapper, mais une brute comme Tyler ne méritait de mettre sa future bourse en péril.

« Tu vas bien ? Que t'a-t-il fait ? »

J'étais terrifiée, incapable de répondre, incapable de prononcer le moindre mot. Toutes les filles me toisaient, me traitaient de ces mêmes mots, pensaient que je l'avais recherché. Les gars me reluquaient et étaient prêts à me suivre sitôt la fin des cours pour se rincer l'œil. Il était certain que je suivrais Tyler, après tout je l'avais bien demandé.

Mais je restais là, tremblante, sans esquisser le moindre mouvement. En état de choc. Incapable de contrôler mon propre corps. Quand les regards se détachèrent de ma personne je courus vers la cafétéria. Mon plateau devant moi, la tête entre les mains, à retenir tant bien que mal les sanglots qui m'assaillaient, je repassais en boucle la scène qui venait de se dérouler. Comment avais-je amené ça sur moi ? Comment toutes ces personnes pouvaient penser que je désirais ces relations avec tant d'ardeur ? Eux qui ne manquaient une occasion de se moquer de mon homosexualité...

Dan et Pen me tirèrent alors de ces visions d'horreur. Tous les deux avaient l'air vraiment inquiets. C'est tout ce que je leur amène, toujours. De l'inquiétude. Rien d'autre.

Pen posa sa main sur mon épaule. Comme toujours, elle semblait vraiment désolée.

« Tyler est vraiment abject. Je ne comprends pas qu'il soit aussi populaire » commença-t-elle.

« Pourquoi est-ce-que tout le monde semble penser que j'ai tellement envie de coucher avec tout le monde ? »

Tous deux échangèrent un regard avant d'hausser les épaules.

« C'est dingue. Je suis la victime de leurs agressions depuis le début et c'est pourtant moi qu'on traite de coupable et de moins que rien. Je ne comprends pas. Je ne comprends rien.

— C'est le lycée, Kay. Ce sera bientôt fini de toute manière. »

Bien plus tôt qu'elle ne le pensait. Elle qui tentait de me remonter le moral en me rappelant à quel point la fin du lycée était proche... elle n'avait aucune idée de ce qu'elle avançait.

« C'est facile à dire pour vous. Tout le monde vous respecte. Vous n'êtes pas un poids dans l'esprit de tous.

— Ne dis pas ça. On sera toujours là pour toi, Kay, continua Dan. Quoi qu'il arrive. »

Ces mots, dont le but était de me rassurer, ne firent que renforcer l'amertume que je ressentais. Je n'étais qu'un poids. Je n'étais que la fille à problème qu'ils devaient remonter à la surface, jour après jour. Ils finiraient par me détester s'ils devaient continuer à me sauver de la sorte.

Dan me raccompagna jusque sur le lieu de mon travail. Il était même prêt à venir me chercher si besoin était. Pas question de laisser une autre occasion à Tyler de m'approcher et prendre avantage de ma solitude. Génial. En plus de devoir me ramasser à la petite cuillère, il devait se convertir en garde du corps. Prendre soin de moi devenait vraiment un métier à temps plein. Et il avait bien d'autres chats à fouetter.

Sans compter que beaucoup de garçons du lycée se sont mués en une menace constante. Ils pouvaient m'atteindre, n'importe où. Au lycée, dans la résidence, en ville. Et personne ne les arrêterait parce que je le cherchais. J'aimais ça. Toujours. Tout le temps.

Raser les casiers était déjà difficile. Me cacher d'eux impossible. C'était comme si je n'avais plus droit à aucune intimité. Aucun droit de décider pour moi. Pour mon corps. Tout le monde savait mieux que moi. Je ne méritais plus rien. Plus de respect. Plus de vie privée.


Je me demande qui héritera de mon casier quand je ne serai plus là. Quelle pauvre âme perdue risquera de subir la malédiction qui s'est abattue sur moi. Je lui garderai une place dans l'au-delà, si mon suicide ne me conduit pas en enfer. Je pourrais aussi lui envoyer ma bonne fortune, mais j'ai peur qu'elle ne soit pas très efficace. Si elle ne l'a pas été pour moi, pourquoi aiderait-elle une autre personne ?

Je suis désolée pour ma mère, qui viendra chercher mes livres et mes souvenirs dans mon casier. Elle se rendra compte que je n'avais aucun ami. Elle se rendra compte quelle moins que rien je fais. Même dans la mort je continuerai de la décevoir. Bien joué, Kay. Bien joué, la ratée. Au moins ne serai-je plus là pour en témoigner. 

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