2ème Chapitre

Vois devant toi, déjà là, ta profonde tombe

Le réveil retentit, tirant du sommeil l'homme couché sur son lit. Arrêtant la sonnerie, il s'étira longuement avant de repousser le duvet et de se lever. Il s'approcha de la baie vitrée composant l'une des parois de sa chambre tout en se frottant les yeux, chassant les brumes de son dernier rêve. Une image confuse d'un arbre lui restait à l'esprit, il secoua la tête, revenant au présent. Devant lui s'étendait la cité. Il résidait dans le quartier ouest de la haute société, son appartement se situait près du sommet du building et côtoyait la limite avec la ville-basse, là où vivaient les nécessiteux et les travailleurs manuels. Le gratte-ciel où il se trouvait dominait les environs, surplombant les petits édifices d'une vingtaine de mètres servant d'habitations aux besogneux.

Parfois, il se surprenait à se demander d'où venait la si nette démarcation entre les pauvres et les riches, ainsi que la discrimination qui s'ensuivait et toutes les mesures mises en place pour, comment disait-on déjà ?... tenir les gueux à distance.

La brume aurorale recouvrait le paysage d'un voile flou, comme pour cacher la misère. Lorsqu'elle se lèverait, plus tard dans la matinée, la pollution noire stagnant au sol se révèlerait aux yeux de tous. Il ne faisait pas bon de se promener à pied sans protections qualitatives.

Il se détourna, remarquant brièvement son reflet renvoyé par la vitre. Ses cheveux clairs captaient la lumière des premiers rayons du soleil tandis que ses yeux d'un bleu saisissant attiraient l'attention, captivant ses interlocuteurs. Son menton carré recouvert par une barbe de trois jours lui donnait un air plus mature, posé. Son père lui reprochait souvent de trop se négliger, il n'y prenait pas garde. De toute manière, son travail ne nécessitait que rarement de soigner son apparence, il préférait utiliser son temps autrement que pour se pomponner.

Ses pas le menèrent à la cuisine, où le robot domestique avait déjà dressé la table. Il prit place autour du meuble central tandis que la machine lui tendait sa montre connectée. Automatiquement, il la mit et l'activa. Elle se lia à sa lentille, lui permettant d'accéder à l'interface de la ville et de prendre connaissance des dernières nouveautés. Vérifiant ses messages, il vit rapidement qu'il avait des nouvelles du projet en cours. Bien, il regarderait ces documents en chemin.

Le journal télévisé se lança en arrière-plan, il l'écouta distraitement tout en mangeant. Son père entra dans la pièce, il avait déjà revêtu son costume, sa cravate était parfaitement placée et serrée. Rien ne dépassait chez lui, que ce soit dans sa tenue, dans sa coiffure, sa posture ou ses idées. C'était un politicien obnubilé par son travail qui faisait passer sa carrière avant tout le reste, y compris sa famille.

Aucun des deux ne salua l'autre. Ils s'ignorèrent, allant jusqu'à oublier qu'ils n'étaient pas seuls.

« ... suite à un incident. Le responsable technique s'excuse pour les retards occasionnés et met tout en place afin de résoudre le problème au plus vite. Penser à prendre de l'avance pour vous rendre sur votre lieu de travail...»

Coupant le journal, il se leva et alla dans la salle de bain, faisant au passage un signe au robot domestique. Ce dernier était configuré pour répondre à tous les besoins de sa famille, il exécuta immédiatement l'ordre donné par l'homme.

Sous la douche, il ferma les yeux, laissant l'eau couler abondamment sur son corps. Il ne se sentit pas plus propre en sortant, comme si quelque chose d'autre le recouvrait en permanence et le salissait. Il chassa ces pensées au loin en secouant la tête et s'habilla, revêtant une tenue simple, confortable et pratique. Ses cheveux furent vite secs, il soigna sa barbe avant de marquer une seconde d'arrêt devant son miroir. Sa peau légèrement hâlée lui valait quelques fois des œillades appuyées de son père, qui désapprouvait les heures qu'il passait à l'extérieur. Pour lui, c'était l'un des plus grands avantages de son métier : aller dehors sans avoir besoin de porter de protections.

Voyant que le temps filait, il finit de se préparer avant de quitter l'appartement. Alors qu'il s'apprêtait à clore la porte, il croisa le regard empli de sommeil de son frère qui venait de se lever et avait encore sa tignasse en bataille. Le cadet fit un geste obscène, l'aîné l'ignora et ferma le battant.

Il avança à grands pas dans le couloir. La ville vivait véritablement à l'intérieur des buildings, ce pour quoi la plupart des gratte-ciel possédaient en leur centre des espaces ouverts, mettant en scène des jardins, des fontaines et autres emplacements dédiés aux rencontres. Devant son appartement se déployait un parc artificiel, il n'y prêtait plus attention depuis longtemps.

Ses enjambées vives l'emmenèrent rapidement jusqu'à la station, où il vit qu'une file attendait déjà. Son lieu de travail étant particulier, il avait besoin d'une capsule spéciale et ne se gêna pas pour passer devant les gens qui s'en plaignirent. Les ignorant, il montra son badge au robot de sécurité et eut accès à l'embarquement. Un tableau de commande lui permit d'appeler la bonne navette, elle arriva en moins de deux minutes. Il se baissa pour monter dedans, s'asseyant confortablement sur le siège unique situé à l'intérieur. La porte coulissante se referma sans un bruit, la capsule s'éloigna de la station dans un léger vrombissement. Elle se déplaça rapidement dans les airs, perdant vite de l'altitude pour éviter le trafic aérien ainsi que rejoindre le niveau du sol. L'engin passa au-dessus d'un grand mur d'enceinte de presque deux cents mètres et très bien gardé avant de se poser délicatement sur le toit d'un bâtiment minuscule comparé aux buildings de la ville.

Il descendit sitôt que la capsule fut déverrouillée, son attention concentrée sur les documents qu'il lisait par le biais de sa lentille connectée. Son badge appela l'ascenseur, il se rendit au rez-de-chaussée pour rejoindre son équipe. La porte automatique s'ouvrit à son approche, une personne d'un autre secteur sortit de la pièce. Il la salua à peine, entrant rapidement dans la salle. Quatre individus étaient assis autour d'une table, mettant en commun diverses données holographiques. Ils s'arrêtèrent à son arrivée.

— Bonjour patron.

— B'jour.

— Ah, chef, on a découvert un machin intéressant.

— Bonjour Gehilts, Kleymer, Sheyn et Roythorik. Où est Abzerver ?

— Il avait un truc à faire, j'crois qu'il est à l'admin', lui répondit son second.

Il parcourut la salle des yeux avant de s'avancer pour observer les données collectées. À sa dextre, le doyen de l'équipe se tenait bien droit debout. Gehilts caressait souvent sa barbe blanche et portait la plupart du temps des chemises rayées. Il n'était pas très haut mais costaud, c'était le plus musclé.

Assise un peu plus loin, Sheyn Eyner était penchée sur les documents. Ses cheveux noirs relevés en queue de cheval, son visage rond aux traits harmonieux, ses yeux violets couverts par ses grandes lunettes et son physique avantageux ne laissaient pas à penser qu'elle avait le rôle d'analyste. Elle passait son temps derrière des écrans à rassembler les données éparses collectées par le groupe.

La deuxième femme présente s'appelait Roythorik, tout le monde à part le chef la surnommait Roy. Sa fonction de technicienne faisait d'elle un membre essentiel, bien qu'elle ne s'occupe d'aucun échantillon. Sa tendance au sarcasme la rendait difficile à comprendre, son regard vert malicieux désarçonnait les visiteurs.

Ne tenant pas en place, Kleymer n'arrêtait pas de changer de position. Son intelligence ainsi que sa facilité à cerner son environnement lui valait le rôle de second. Il ne se démarquait pas par son physique, ayant les cheveux et les yeux bruns, mais par son énergie débordante et sa bonne humeur communicative.

— Vous en pensez quoi, chef ?

La question de Gehilts portait sur leurs dernières découvertes. Avec Abzerver, un grand type à la tignasse noire, aux iris argentés, taciturne, très observateur et excellent chasseur, ils formaient la troisième équipe de recherche sur la flore.

Trois cents ans plus tôt, les hostilités avaient éclaté entre la Russie et les États-Unis. Entrainant leurs alliés à leur suite, les gouvernements de ces deux puissances planétaires avaient plongé le monde dans la guerre. Armes nucléaires, bombes atomiques, missiles aéroportés. La destruction avait frappé la Terre, défigurant les continents, n'épargnant aucun pays. Présidents, ministres, conseillers, l'ensemble des politiciens à la tête des États s'entre-déchiraient, cherchant à anéantir leurs adversaires sans se soucier des dégâts que leur propre nation subissait.

Des explosions survenaient partout. Il ne s'écoulait pas un jour sans que des individus ne meurent. Les villes furent rasées, les plantes agonisèrent, le sol se gorgea de radioactivité, à l'instar de l'air et de l'eau. Les animaux moururent, les ressources s'épuisèrent. À perte de vue ne résidait que de la désolation.

Alors que les combats ralentissaient en réaction aux décès de leurs commanditaires, des personnes élevèrent leur voix, enjoignant le peuple dévasté à les suivre et à reprendre courage pour leur avenir à tous. Se servant dans les richesses amassées par les plus aisés au fil des ans, ils se mirent en quête d'endroits où bâtir de nouvelles villes, saines et sûres. Les meneurs, des intellectuels capables d'avoir une vision d'ensemble et de guider au mieux les rescapés, furent appelés « les Fondateurs ».

Des mois entiers s'écoulèrent avant que la dernière explosion ne retentisse, mettant fin à la troisième guerre mondiale. Faute d'entretien, les matériaux de communication comme les satellites dépérirent et devinrent inutilisables, plongeant les survivants dans l'ignorance de ce qui se tramait sur le reste de la planète.

Des années difficiles passèrent avant que le premier endroit capable de protéger les humains de la radioactivité voit le jour. Des lustres défilèrent avant que le peuple arrive enfin à retrouver une certaine stabilité. Des siècles se succédèrent, les gens acceptèrent la vie sédentaire qui était désormais leur seul moyen de perdurer.

— C'est quand même dingue, laissa échapper Kleymer tout en jouant avec une sucette.

— De quoi ? lui demanda distraitement Roy.

— La réserve. Comment ça se fait qu'elle soit là, déjà ?

La technicienne rousse leva les yeux au ciel.

— On est dans un centre de recherche, tu crois qu'il sert à quoi au juste ?

La réserve désignait un phénomène inexpliqué autour duquel la ville de Farshlisn s'était construite. En effet, il s'agissait d'une zone qui, bien que touchée par les bombes nucléaires et donc la radioactivité, avait tout de même continué à prospérer normalement. Il faut savoir qu'une quantité astronomique du dernier prototype d'armes avaient été envoyées en même temps partout, les estimations les plus optimistes ne prévoyaient pas un retour à la normale avant au moins un millénaire. Qu'un endroit se développe ordinairement après avoir subi une telle catastrophe restait un mystère, ce pour quoi un centre de recherche avait été fondé. En comprenant comment fonctionnait ce lieu, il serait en principe possible d'assainir le sol et d'ainsi multiplier les zones cultivables.

— C'est une bonne piste, mais on manque d'informations. Tu as déjà fouillé dans la base de données ?

— Ouais, mais ça n'a servi à rien.

— Kleymer, tu as fait une demande aux autres équipes ?

— Pas encore, j'attendais qu't'arrives. D'toute manière, si c'est moi qui leur écris, y vont pas m'répondre. Mais tu penses vraiment qu'c'est une piste sérieuse ?

Le chef parcourut une nouvelle fois de son regard bleu les différentes données. Il y avait trop de coïncidences pour que ce soit un hasard.

— Voyez si vous parvenez encore à trouver des échantillons en lien avec cette teinte argentée et analysez-les. Je vais discuter avec les autres équipes de ce qu'elles ont. Cet après-midi, on repart sur le terrain, pensez à préparer votre matériel.

— Oui, chef.

— Ok patron.

— Ouais ouais.

Tournant les talons, il s'apprêtait à quitter la pièce mais s'arrêta au moment où le dernier membre du groupe ouvrit la porte, arrivant sans se presser. Il fit un signe de tête poli en direction de son supérieur avant de repartir.

— Attends, Abzerver. Tu as dû aller à l'administration, il me semble. Un problème quelconque ?

— Ma tante vient de décéder, j'ai demandé un congé.

— Je vois. Toutes mes condoléances. Si tu préfères rester au calme au centre aujourd'hui, n'hésite pas.

Le chasseur acquiesça en signe de gratitude, le chef quitta la pièce. Alors qu'il avançait à grandes enjambées dans les couloirs, il se dit que lui aussi finirait un jour par mourir, comme tout le monde. Tout en se demandant amèrement si quelqu'un pleurerait à son enterrement, il se retint de soupirer en pensant que sa vie était déjà toute tracée, entre sa carrière, son père qui voulait tout contrôler et son célibat volontaire.

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