15ème Chapitre

Tu crois pouvoir la changer en faisant des choix ?

Elle avait un grand problème. Pas grand, non, phénoménal. Qu'est-ce qui lui avait pris, au juste ?

En voyant les pieds de Rinual dans le conduit, Vay s'était dit qu'ils n'arriveraient pas à s'échapper tous les deux. Même si par chance ils y parvenaient, ils seraient encore en fuite et sans rien. De plus, Denunsi risquait à tout moment de revenir à l'appartement et de se faire attraper lui aussi. Cette situation ne devait plus durer, elle se devait d'agir et d'assumer les conséquences de ses actes afin de protéger ses amis. Car oui, elle considérait les deux frères comme des amis. C'était les deux personnes dont elle était la plus proche désormais, celles qui l'aidaient alors même qu'elle était en fuite et recherchée. Elle ne pouvait décemment pas leur attirer plus de problèmes, il était temps qu'elle se prenne en charge et qu'elle se sorte de là par ses propres moyens.

Quittant l'appartement annexe après avoir dit au revoir à Rinual, elle se retrouva presque instantanément cernée par les agents de la sécurité. Elle dut lever les mains en l'air, on lui attacha avec fermeté les poignets dans le dos. Bâillonnée, elle fut emmenée comme un animal sous haute surveillance sans avoir pu prononcer le moindre mot. L'une des personnes armées, possiblement le chef, avança à ses côtés.

— Tu nous auras bien fait courir. Je ne suis pas contre un peu de sport, de temps en temps, mais ta fuite m'a bien énervé. Tu vois, on m'a traité d'incapable et je déteste ça, alors maintenant tu vas bien tranquillement rester avec nous sans causer plus d'ennuis. En échange, chuchota-t-il en se penchant vers elle, je ne dirai rien concernant les deux autres personnes avec toi. On fera comme si on n'avait rien vu. À condition que tu sois sage, bien entendu.

Son air malsain la répugna au plus haut point, elle prit sur elle et fit un tout petit geste de la tête en signe d'acquiescement. Elle connaissait parfaitement ses aptitudes hors-normes ; si elle décidait de s'attaquer aux agents, ils ne feraient pas long feu. Cet accord visait à la garder tranquille, elle en avait bien conscience. Elle savait également qu'il pouvait en référer à ses supérieurs sans qu'elle soit au courant. Elle devait s'assurer qu'il n'en parle à personne.

Elle réussit à se débarrasser du bâillon et le laissa glisser sur son menton. Elle lui chuchota alors :

— Si vous faites du mal à mes amis, je jure que je vous retrouverai et que je vous ferai payer.

Le regard flamboyant qu'elle lui lança ne faisait aucun doute sur sa dangerosité et sa capacité à tenir sa promesse. Déglutissant bruyamment, le chef s'écarta et ne lui adressa plus la parole du trajet, se contentant de la surveiller de loin.

Ils arrivèrent à la station sans que Vay ait causé le moindre problème. Enfin, le moindre problème supplémentaire, ce qui plaisait aux agents autant qu'ils s'en inquiétaient. Prêts à agir à tout instant, ils ne la quittaient pas des yeux. La jeune femme avait bien conscience que ses chances de s'enfuir étaient faibles, tout du moins sans blessure.

Elle baissa la tête pour entrer dans une navette de la sécurité, plus grande que les autres afin d'accueillir des gardes armés en son sein. Au moment où elle passa la porte, une douleur lancinante traversa son crâne, comme si on venait de lui enfoncer une lame effilée en travers du front. Ses forces l'abandonnèrent, son corps devint soudain mou. Elle se sentit tomber tandis que son esprit partait loin, terriblement loin de l'endroit où elle se tenait physiquement.

Vay avait l'impression de voler. Son être si léger flottait doucement dans les airs, le vent la portait à l'instar d'une plume. Un sentiment de liberté l'envahit tout entière, elle inspira à pleins poumons cet air frais. Ah, comme elle était bien. Loin de ses problèmes, loin de ses inquiétudes, loin de ses incertitudes. Loin de tout.

Vois. Apprends. Agis.

La voix, elle l'avait presque oubliée. Son imagination lui jouait-elle de nouveaux tours ?

Le professeur. Attaché fermement à une chaise en métal, des liens blancs enserrant ses poignets, son torse, ses chevilles. Un bâillon posé sur ses lèvres l'empêchait de crier, il transpirait. Ses yeux se déplaçaient rapidement, elle voyait la peur sur son visage.

Professeur !

Aucun son ne sortit de sa bouche. Se demandant ce qui lui arrivait, elle réessaya de l'appeler. Une fois, deux fois. Rien ne se passait, elle ne pouvait qu'observer la scène, impuissante. Que pouvait-elle faire, si ce n'était regarder la personne qu'elle considérait comme son père souffrir en silence ?

Un scientifique vêtu de plusieurs protections dont un masque dissimulant ses traits s'approcha de lui. Ses mains recouvertes de gants tenaient quelque chose. Sans savoir comment, Vay arriva à s'avancer. C'était une seringue.

Ses yeux orange s'écarquillèrent quand elle se rendit compte qu'il s'agissait d'une substance mortelle. Elle voulut s'interposer, crier de toutes ses forces, défendre le professeur. Rien n'y fit, le bourreau passa à travers elle comme à travers de la brume. L'aiguille s'enfonça sous la peau, le liquide pénétra dans le corps du vieil homme. Une larme coula sur sa joue, ses lèvres remuèrent en silence. Vay l'avait souvent vu faire, elle comprit qu'il priait. Pour la première fois de sa vie, elle souhaita réellement que Dieu existe et qu'Il guide l'âme du scientifique si cher à ses yeux jusqu'au paradis auquel il croyait.

Le moral au plus bas, elle mit plusieurs secondes à remarquer que le décor avait changé. Elle se trouvait désormais face au grand arbre au centre de la réserve, ce magnifique arbre au tronc clair parcouru de veines plus sombres et aux feuilles argentées scintillant à la lumière de la lune. N'avait-elle pas été emmenée en journée ? En début de matinée, pour être plus précis ?

Nous avons besoin de toi.

Aide-nous.

Les deux voix, semblables et pourtant si différentes, résonnèrent dans son esprit.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d'un ton impérieux.

Elle commençait à en avoir marre de ne pas pouvoir faire ce qu'elle voulait. Quitter la section d'expérimentation aurait dû lui permettre d'être libre, cependant les problèmes s'étaient enchaînés, le professeur n'était plus, elle n'avait plus aucun endroit où aller et elle était à nouveau prisonnière. Voilà qu'en plus elle entendait des voix sorties de nulle part qui cherchaient à la contrôler.

Nous sommes A.R.B.R.E.

J'ai bien vu qu'un arbre se trouvait face à moi, merci. Je ne suis pas aveugle.

Elle ne comprend pas.

Elle n'est pas au courant.

Devons-nous lui expliquer ?

Cela n'a pas d'importance. Il faut lui parler de sa mission.

Tu as raison, concentrons-nous.

— Attendez, je n'ai jamais dit que je vous aiderais. Même si par le plus grand des hasards je venais à accepter, je suis enfermée. Mes choix sont limités, si tant est que je puisse encore agir.

Un silence suivit ses paroles, Vay avait l'impression que les voix se concertaient sans un bruit. Elle en profita pour examiner les environs. À part l'arbre gigantesque, tout était plongé dans un épais brouillard. Le feuillu ressemblait à un phare, un point d'ancrage dans ce monde par ailleurs si fantomatique.

Nous avons besoin de toi.

— Merci, ça, j'ai compris. Vous pourriez développer ? Ou alors me laisser dormir en paix. Je reste un être vivant, il me faut du repos.

Ton corps se récupère des forces en ce moment même.

— Pas mon esprit.

Sa dernière remarque fut ignorée, la discussion continua.

Farshlisn est pourrie.

Avariée.

Ravagée.

Corrompue.

Esquintée.

C'est bon, j'ai compris.

En es-tu bien sûre ? Tu as vu la pauvreté et l'injustice incoercible de ce monde, mais les as-tu bien saisies ?

T'en es-tu imprégnée jusqu'au plus profond de ton cœur ?

As-tu compati, as-tu essayé de les aider ?

— Euh... non, pas vraiment... J'étais déjà assez occupée avec ma propre survie.

Ta propre survie.

Tu ne seras jamais en paix, pas tant que Farshlisn sera Farshlisn.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

La ville doit changer.

Les habitants doivent être libérés.

Tu dois les délivrer. Toi seule es capable d'accomplir cette tâche.

— Vous mentez. Il n'existe aucun travail dédié à une seule personne. Je ne suis pas irremplaçable, quelqu'un d'autre doit forcément être plus à même que moi de vous venir en aide.

Tu te trompes.

Ta souffrance est ta plus grande force.

Sans elle, jamais tu ne pourras réussir.

— Mais réussir quoi, enfin ? Vous ne m'avez toujours rien dit !

Piétinant sur place, la jeune femme commençait à s'énerver. Elle voulait des réponses, pas des questions supplémentaires.

Réussir à libérer Farshlisn.

Comment ?

En contactant les autres villes.

— Attendez... Quoi ? Il y a vraiment d'autres villes ? Farshlisn n'est pas le dernier endroit viable sur Terre ?

Un ricanement moqueur lui parvint.

Que nenni ! Le gouvernement ment.

Nous ne sommes pas seuls sur la planète.

— Si je comprends bien, vous me demandez de quitter Farshlisn afin de rejoindre une autre ville pour mettre les dirigeants du monde entier au courant de ce qui a lieu dans cette ville.

Exactement.

C'est qu'elle est maligne.

N'est-ce pas ? Je t'avais bien dit de ne pas douter d'elle.

Pas si vite, rien n'est encore accompli.

— Je vous entends. Passons, j'ai des questions à vous poser et j'attends des réponses de votre part.

Bien entendu.

Cela va de soi.

— Partons du principe que je parvienne à franchir le mur d'enceinte. À quoi ressemble le monde au-delà ?

Nous ne savons pas.

— Bien, lâcha Vay dans un long soupir. Dans ce cas, admettons qu'en plus de m'échapper, j'arrive à survivre par mes propres moyens. Comment ferai-je pour contacter une autre ville ?

En utilisant un ancien appareil de communication.

Il faudra que tu attendes d'être loin de Farshlisn pour que le système de sécurité n'intercepte pas ton signal.

— Où se trouve cet appareil ?

Nous t'en fournirons un.

Il te suffira de passer près de nous, près de l'arbre central.

— Vous êtes en train de me dire qu'en plus de devoir prendre des risques insensés pour pouvoir quitter la ville, je dois encore réduire mes chances de réussite et me promener d'abord dans la réserve en espérant qu'il ne m'arrive rien ?

Tu dramatises. Elle dramatise, pas vrai ?

Complètement. Ce n'est pas si difficile que ça.

— Dans ce cas, faites-le vous-mêmes.

Impossible.

Physiquement impossible, précisons-le.

— Que voulez-vous dire par là ?

Tu as d'autres questions ?

Comprenant que les voix comptaient revenir au sujet principal, l'ancienne cobaye n'insista pas.

— Je doute que les gouvernements des autres villes décident facilement de venir en aide aux habitants de Farshlisn. J'imagine que vous avez un moyen imparable de les faire agir ?

C'est exact.

Elle est maligne, je te l'avais bien dit.

Nous te remettrons l'objet en même temps que l'appareil de communication.

Autre chose ?

Je n'ai toujours pas accepté.

Ah, parce que maintenant tu comptes refuser ?

Je ne vois pas ce que tu as à perdre. Et toi ?

Non plus.

Vay prit le temps de réfléchir, elle voulait peser le pour et le contre avant toute chose. Bien entendu, les voix avaient raison ; elle avait plus à gagner en les rejoignant plutôt qu'en s'opposant à elles, autant pour elle que pour les habitants. Il fallait que quelqu'un agisse, que quelqu'un le fasse. Qui de plus qualifié qu'elle, une rebut de la société sans famille ni utilité ? Il ne lui restait plus rien. En plus, elle avait causé du tort à Rinual, son équipe ainsi que Denunsi. Si elle pouvait réparer ses erreurs en détruisant cette société toxique et discriminatoire, elle ne devait pas hésiter.

— D'accord. Je vais le faire.

Elle a accepté ? J'ai bien entendu ?

Oh que oui, elle a accepté. Je l'ai convaincue avec brio.

Mais oui, c'est ça.

Quoi, tu ne penses quand même pas que...

— À une seule condition, les interrompit Vay qui sentait que la dispute serait interminable.

Laquelle ? s'enquirent les voix dans un bel accord.

— Guidez-moi jusqu'à ce que je sois en dehors de Farshlisn.

Pourquoi pas.

Je m'en occupe, tu es plus douée que moi quand il s'agit de tromper le système.

C'est une simple question d'habitude. Mais il va falloir alterner, sinon nous serons découvertes.

— De quoi parlez-vous ?

Rien d'important.

Des détails techniques, c'est tout.

Plutôt que de t'interroger sur ce qui ne te regarde pas, dors.

Instantanément, le vide se fit dans l'esprit de Vay. Elle sombra dans un profond sommeil réparateur dénué de rêve.

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