21 | une dernière fois


LES COQUILLETTES AU BEURRE, c'est tout ce dont s'alimente Ina depuis une semaine. Elle ajoute parfois des morceaux de dinde à la limite, mais depuis que son père est parti en voyage d'affaires pour une semaine et demi, elle n'a jamais autant si mal cuisiné et mangé de sa vie.

— Tu stresses pour rien, se rassure-t-elle en se forçant à faire sa première dissertation de philo'.

Ina soupire profondément. De longues secondes s'écoulent avant qu'elle ne vérifie une énième fois l'heure. Il est censé arriver depuis dix minutes, mais toujours pas de nouvelles.

Puis, quelques minutes après, elle entend des coups toqués contre sa porte. Des coups réguliers qui font battre son cœur au même rythme. La brune se lève, regarde à travers le trou dans la porte, reconnaît le visage de son petit ami.

Un monde s'ouvre dans son esprit. Seulement, si elle laisse cette porte s'entrouvrir, tout se fermera peut-être. Elle n'arrivera pas à contenir ses doutes devant lui. Si elle ouvre, elle peut le perdre.

— C'est qui ? demande-t-elle.


De l'autre côté, elle reconnaît sa voix.

— C'est moi, dit-il en arrêtant de toquer.

Il lui a manqué. Tant pis. Elle n'a pas envie de le laisser là poireauter. Alors elle ouvre.

Mais en ouvrant cette porte, Ina regrette la vision qu'elle a. Edgar a bonne mine, un teint bronzé, des yeux pétillants et des cheveux plus longs et bouclés qu'auparavant. Il est beau, encore plus beau que d'habitude. Elle tombe des nues, se sent pâlir quand il entre chez elle. Tout est réel. Ses sentiments sont effrayants.

— Salut, débute-t-elle en plongeant son regard dans le sien.

Ses yeux... toujours aussi bleus. Elle a envie de se perdre dans les siens indéfiniment, parce que c'est ce qu'elle a toujours fait. Et puis, elle les aime, vraiment.

— Salut, dit-il en soupirant de soulagement.

C'est comme s'ils crevaient un abcès. Ina sent que rien a vraiment changé quand ils sont que tous les deux. Elle reconnaît sa voix, ses yeux et son sourire. Il se penche pour la prendre dans ses bras. Elle fond machinalement dans les siens, la peur d'une rupture imminente envolée. Ça fait presque deux mois qu'ils ne se sont pas vus, entre toutes ces vacances qu'il a passé à bosser et Paris.

— Tu m'as manqué, avoue Ina.

La brune lève la tête pour voir son visage, admirer ses traits. Elle a l'impression qu'elle ne pourra jamais être lassée de le regarder ainsi. Sa visite lui donne l'impression qu'il ne partira jamais. Elle l'embrasse. Ils discutent. Ils se déshabillent, se retrouvent, oublient. C'est tendre comme instant, car ça reste Edgar. Ina se rembobine tout dans sa tête, de leur rencontre à aujourd'hui. Presque deux ans, c'est infini.

— Tu pars quand ? demande-t-elle en brisant l'instant.

Dans les draps, Ina sent son corps se meurtrir en prononçant ces mots. Mais elle doit le faire, pour son bien, parce que ça la tracasse encore. Et d'une certaine façon, elle a besoin d'être réaliste parce que ça la taraude depuis des semaines. Et qu'elle souffre en silence de ce départ.

— Dans trois jours. Le mardi.

— J'ai cours, remarque-t-elle.

Elle ne pourra pas aller à Paris pour l'accompagner à l'aéroport. Elle ne pourra pas lui dire au revoir. Il reviendra dans quoi ? Six mois ? Mais qu'est-ce qui garantit qu'il ne restera pas là-bas plusieurs années ? Il peut même aider d'autres enfants sur d'autres continents.

Le pire est qu'elle a maintenant l'impression que tout le monde proche d'elle part faire de l'humanitaire. D'abord sa mère, maintenant lui.

Ina enfuit sa tête dans son cou, sent son parfum familier, se fait chatouiller par les cheveux du jeune homme. Ses cheveux noirs lui glissent entre les doigts. Il joue avec les mèches brunes de sa petite-amie quand elle se redresse.

— Tu peux pas venir, coucher avec moi puis repartir sans qu'on parle tu sais, remarque-t-elle, la voix frêle.

Elle a envie de pleurer. Parce que c'est ce qu'ils sont en train de faire. Parler.

— Je suis pas venu pour coucher avec toi, réplique Edgar en fronçant les sourcils.

Ina soupire.

— On a fait ça direct après que tu sois arrivé, ajoute-t-elle.

Edgar, paumé, l'observe.

— OK, tu veux qu'on parle de quoi ?

— Du fait que tu pars...

— On en a déjà parler.

— Non Edgar.

Ce qui est presque faux. Il lui a expliqué son choix durant un appel chaotique où elle a fondu en larmes après avoir raccroché. Ina a été silencieuse tout le long. Elle avait l'impression qu'il rompait avec elle par appel en lui annonçant ce départ imminent.

— Bah... je pars.

Il l'a dit avec une voix brisée.

Au fond, cette rupture arrive d'une manière douce et évidente. Ce n'est pas les mots qui la prouvent mais bien, leurs regards. Ils sont désolés et tristes l'un pour l'autre, comme s'ils se le prenaient en pleine face.

— Tu sais on est pas obligé de plus être ensemble.

— J'ai jamais parlé de rupture, rappelle-t-il.

Ina sait. Mais elle sent que c'est naturel cette façon dont il a de ne plus s'ouvrir oralement à elle après qu'il ait fait le choix de voyager. Avant, c'était plus facile. Même aujourd'hui, il y a une petite distance entre eux.

— On rompt pas alors, ça me va, se rassure-t-elle.

Mais ça ne va pas. Peut-être que ce sont les larmes d'Ina qui trahissent son malheur... Dans ses bras, elle se sent tellement bien. Toutefois, il part, pour de vrai.

— Je vais revenir très vite et...

Ça sonne faux. Il en sait rien. Elle non plus.

— Alors c'est réglé, essaye-t-elle se persuader.

Edgar acquiesce et l'embrasse. Le baiser est plus passionnel que prévu, comme s'ils mettaient toutes leurs forces dedans. Puis, il devient doux, comme une sorte d'au revoir. Elle sent que quelque chose se fissure quand il quitte ses lèvres. Comme s'il était sorti de sa transe, qu'il réfléchissait sous un autre angle désormais.

— Désolé.

Il quitte son visage des yeux puis, baisse le regard.

— Je suis désolé. Même si j'aimerais, tu devrais pas m'attendre.

Elle le connaît trop. Beaucoup trop. C'est comme un livre ouvert qu'elle a appris par cœur. Elle l'avait prédit. Il n'arrive pas à être égoïste.

— De quoi tu parles ?

— T'as dix-sept ans Ina, et on est encore jeunes, et je sais pas, j'ai l'impression que ça se fait pas de te faire subir ça. Je veux pas que tu m'attendes alors que j'ai fait le choix de partir. J'ai pas envie que... tu croies trop en nous, parce que ça va me faire croire beaucoup en nous aussi. Et je sais qu'à distance, on se fait toujours du mal. Et que, ça va pas fonctionner. Et je veux que ça fonctionne bien, vraiment, mais si je le voulais du plus profond de mon âme, je partirai pas. Mais si on se sépare pas, on finira encore plus mal.

Ina est pétrifiée.

— Alors pars pas. Reste. Fais quelque chose. Je veux pas qu'on arrête toi et moi.

— Ina...

Elle pose une main sur sa bouche, pour le faire taire.

— On arrête de parler.

— Ina...

Elle va craquer d'une seconde à l'autre.

— Je suis prête à t'attendre, vraiment. Et...

— Ina... Tu comprends pas. Je vais partir. Et ce que je veux qu'on arrête, c'est pas ce qu'on se ressent l'un pour l'autre... mais juste cette étiquette de couple, ces limites. Parce que je veux te garder rien que pour moi, mais je veux pas non plus savoir que je t'ai laissée derrière moi. Tu mérites mieux que ça. Tu mérites d'être heureuse, avec ou sans moi. Parce que je sais pas, on a pas encore assez vécu pour juste tout foutre en l'air pour nous mettre en premier plan toi et moi. Y a quelques mois, je pensais que c'était possible, mais là les obstacles sont trop grands.

Ses yeux cherchent les siens. Mais Ina le fuit du regard.

— Tu comprends pas Edgar, ça fait presque deux ans qu'on tombe amoureux l'un de l'autre, et là... On va arrêter tout ça pour soulager ta conscience, ou pas me faire du mal. Mais là ce qu'on est en train de faire, c'est se perdre. Parce que rien garantit qu'on se retrouvera.

Elle pleure. Ça fait longtemps qu'elle n'a pas pleuré devant lui.

— Je veux pas te perdre, avoue-t-il à mi-voix.

Ils n'arrivent pas à rompre. Ina comprend alors Ingrid. Rompre quand on s'aime puis se remettre ensemble, encore et encore. C'est un schéma plausible quand on aime à ce point.

— Moi non plus, répond-elle.

La scène est triste. Réellement triste. Il y a des moments comme ça qui vous rincent l'existence. Là tout de suite, Ina ne sait même plus qui elle est. Ce qu'elle sait juste, c'est qu'elle l'aime et qu'elle a tout foiré en voulant parler. Mais que si elle n'avait pas parlé, ils l'auraient fait par appel. Et Ina trouve que leur relation mérite mieux que des aveux au téléphone parfois.

— Alors on fait quoi ?

D'une voix triste, il répond :

— On va réfléchir. Et on en reparlera.

Encore une fuite. Parfois, remettre à plus tard aide à ne pas avoir trop mal tout de suite. Mais ça reste une fuite.

***

TROIS JOURS APRÈS, au moment de son départ, il l'a appelée. C'était atroce. Ina n'oubliera jamais cet instant. Au téléphone, elle s'est sentie vide quand il a prononcé les mots « Désolé », « Je veux pas te perdre... mais m'attends pas ». C'est totalement contradictoire. En y réfléchissant, peut-être qu'Edgar devait l'abandonner pour véritablement partir, faire table rase de son adolescence pour devenir adulte. Mais ça se fait pas, parce qu'Ina a encore tant de choses à vivre avec lui.

Après les cours, Ina est allée chez Daphné. Vadime était rentré. Avec leur père, ils avaient passé des vacances ensemble à quatre au bord de la mer, le temps qu'ils apprennent à se connaître un peu. C'était le souhait d'Ina. D'être la grande sœur de son demi-frère, parce qu'il n'avait rien fait de mal dans l'histoire.

— Hey toi !

Il est grand mais pas trop. En CM1. Vadime est assez calme comme garçon. Dans sa chambre, il accroche toujours pleins de photos d'espèces d'animaux ou de dessins d'étoiles.

Puis, il a raconté sa journée. Ina l'a écouté avec un sourire. Dans la chambre, elle s'est sentie toute petite face à cet univers collé aux murs. L'enfance lui manque. Progressivement, elle sort de son déni profond.

— Mon petit copain a rompu avec moi.

C'est sorti tout seul. Vadime l'a regardée.

— C'est vrai ?

— Oui c'est vrai.

Et Vadime a fait quelque chose qu'Ina n'oubliera pas. Il a enroulé ses bras autour d'elle pour lui faire un câlin. C'était nouveau et précieux. Son père a beaucoup trop merdé mais il a eu la chance d'avoir eu un fils en or, au moins.

— Merci, souffle-t-elle sincèrement.

Ça lui fait un peu de bien.

***

EN SORTANT DE CHEZ DAPHNÉ, Ina a appelé Ingrid, comme à chaque fois qu'une chose grave l'atteint. Et c'est la première fois qu'elles vont se reparler depuis deux mois, après qu'Ina ait appris qu'Ingrid ne lui avait jamais rien dit des révélations de son père.

Dans la ruelle, la brune s'est accroupie contre un mur. Les gens peuvent la voir et l'entendre, mais c'est trop pour elle de marcher jusqu'à chez elle sans rien dire à sa sœur par appel.

Elle a besoin de quelqu'un. Et ce qui est ironique, c'est qu'elle a envie de parler de sa rupture avec Edgar. Parce qu'avant d'être celui qu'elle aime profondément, il est aussi son plus grand confident.

— Allô ? Ina ?

La brune est muette cette fois. Entendre sa sœur fait remonter un peu de rancœur. Mais ça la rassure d'entendre cette voix qu'elle connaît parfaitement.

— Tout va bien ? Pourquoi tu me reparles ?

Ingrid n'a pas changé. Toujours fidèle à elle-même.

— Tu peux venir me voir ce week-end ? J'en ai besoin.

Elle sait que oui. Parce que sa sœur comprend que quelque chose ne va pas.

***

ALLONGÉES DANS LE LIT D'INGRID, les deux sœurs se parlent. Ina raconte ce qui s'est passé et Ingrid analyse un peu tout ce qui a pu arriver.

— Donc vous avez rompu parce qu'il voulait te rendre ta liberté et la sienne aussi. C'est beau, remarque Ingrid.

La brune ne trouve pas ça beau, mais essaye de s'en convaincre. Et puis, d'un seul coup, Ina sort complètement de la phase de déni. Elle se rend compte qu'elle a perdu son meilleur ami, son partenaire, ou tout simplement Edgar. Plus de connexion. Plus cette familiarité déconcertante. Plus cet amour qu'elle aimait tant.

— C'est fini.

Elle pleure silencieusement, d'un cœur brisé terrible. Peut-être qu'ils vont se retrouver, plus tard. Mais qui sait s'ils ne se sont pas perdus définitivement. C'est comme si Ina se rendait compte de l'importance qu'il avait eu dans sa vie. C'est trop à encaisser d'un seul coup. Elle veut replonger dans son déni.

— Oh Ina...

Sa sœur la prend dans ses bras.

— Pleure pas.

Mais elle pleure parce que c'est presque irréel ce qu'elle vit. Il est trop important pour elle, là tout de suite. Et maintenant que c'est fini, qu'ils sont sur deux continents différents, la brune réalise que ce chapitre de sa vie est clos. Parce qu'à son retour, elle et lui ne seront plus les mêmes personnes. Parce qu'ils n'auront pas été là l'un pour l'autre dans cette vie.

— Tu sais, quand Hugo et moi on a rompu, j'ai arrêté de vraiment manger pendant deux mois. Je t'en ai pas parlé, mais c'était progressif. Et d'un coup, j'ai paniqué et je me suis retrouvé à faire de la merde. Et puis, y a eu mes examens et maintenant j'ai redoublé.

Son cœur bondit. Sa sœur se confie alors que les deux s'en veulent encore depuis l'été. Cependant, cet été doit s'oublier pour l'instant, car il y a d'autres priorités.

— Mais tu vois, on l'a fait parce qu'on arrivait plus à être ensemble. Vous c'est pas pareil, c'est parce que si vous êtes ensemble, vous allez rater des trucs. C'est évident que vous allez rencontrer d'autres personnes. Vous êtes un amour de lycée.

Les mots d'Ingrid la font réagir d'un coup :

— Je crois pas...

— T'as l'impression que c'était le grand amour ?

— J'en sais rien, avoue-t-elle finalement. J'ai rien pour comparer, et puis là c'est fini... À quoi ça sert de savoir si c'est le grand amour ou pas. Il est parti.

Sa sœur la prend dans ses bras.

— Ina...

— Il est parti, répète-t-elle tristement.

La réalité est douloureuse. Avoir un cœur brisé devrait être étiqueté « pire sentiment » de l'année. On a l'impression que tout est encore possible, que c'est pas fini mais que si, que c'est frustrant parce que y a encore trop de possibilités et de choses à accomplir.

Leur dernier baiser ? Elle a du mal à y repenser, parce que c'était juste avant qu'il reparte à Paris. C'est tout con mais elle aurait voulu le revivre encore une fois, pour lui dire à nouveau « je t'aime » et retomber dans ses bras.

Parce qu'Ina l'aime, vraiment.

Et qu'elle n'a pas envie de le perdre.

— Je l'ai perdu, remarque-t-elle à elle-même.

Ses regards, ses yeux, ses baisers, ses soupirs, ses compliments, son toucher, sa voix, ses mots, son aide, sa présence. C'est pire qu'un départ, c'est comme un abandon. Et Ina se sent tellement seule, là, incapable de fonctionner par elle-même.

Ça n'a rien à voir avec son premier cœur brisé. Si la première fois, c'était parce que rien ne s'était passé, là, c'est parce que d'autres moments auraient dû être vécus et que toute cette histoire d'amour n'a fait que décupler.

— Tu sais... à son anniversaire, j'ai vécu le plus beau moment de ma vie. Et... c'était avec lui parce que y avait ces foutus étoiles projetés au plafond... Et... qu'il avait dit qu'il était amoureux de moi. Et je sais pas, j'ai jamais été aussi spéciale pour moi-même et pour quelqu'un. Et j'ai pas envie de me reconstruire en sachant qu'il sera pas là, parce que j'ai... tellement peur. Et puis... c'est la première fois que je tombe à ce point amoureuse de quelqu'un.

C'est plus qu'un premier véritable amour pour Ina.

— Au premier Nouvel An que j'ai passé avec lui, y avait cet appel qui m'a donné envie de me mettre avec lui. Et tu sais, le pire, c'est que je regrette rien. Parce que si je pouvais, je le referais à chaque fois. Je réaliserai encore et encore que ça valait le coup que je m'ouvre à lui.

Ingrid l'écoute attentivement, sans rien dire.

— Et je sais que c'est un amour de lycée, mais je sais pas, c'est beaucoup plus fort que j'avais calculé... Mais tout ça, toutes les fois où j'ai appris à m'aimer grâce à lui, c'est terminé. Parce qu'il m'a appris à aimer. Et je sais pas, j'ai peur de ne plus jamais réussir à aimer qui que ce soit, dont moi, sans lui... C'est fini.

Achevé.

Le vide est trop immense pour être rempli tout de suite.

Elle aimerait le rappeler. Mais il ne reviendra pas. Parce qu'Edgar est déjà loin, à vivre son présent pour améliorer l'avenir des autres.

De son côté, Ina ne devrait pas avoir peur du futur, mais tout ce qui se passe à cette rentrée lui donne juste envie de retourner dans le passé. Au moment, où elle se sentait encore heureuse d'exister.





***

nda: mdr bonne rentrée (wah je me fais souffrir toute seule quand j'écrivais j'étais en larmes (g pleuré pr de vrai))


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