15 | du stress et un dîner
INA A DÉJÀ DIX-SEPT TEXTES à apprendre pour l'oral blanc de la semaine prochaine. Alors que toutes les autres filières sont en train de se ronger les ongles pour six textes, la classe de L sue. Ina aimerait moins stresser mais toute une série d'événements la pousse à paniquer.
Tout d'abord, Mélissa et Théodore ont rompu. Ça n'a pas affecté grand monde, mais la bande a eu quelques problèmes à gérer les tensions. Ina est celle qui doit recoller les morceaux désormais, surtout que Théo' a l'air de mal prendre le fait que Mathilde passe plus de temps avec Mél' que lui. En effet, Math' a cette fâcheuse tendance à se distancer sans raison, même avec Théodore, qu'elle connaît depuis la moyenne section.
Ensuite, Ina n'avait pas prévu qu'Edgar l'invite à dîner avec sa famille vendredi soir. Et ça, plus qu'autre chose, la rend extrêmement nerveuse. Si Edgar a déjà croisé à de multiples reprises et toujours brièvement, Ezéchiel ; Ina, elle, ne sait pas à quoi s'attendre chez son petit-ami.
Bien sûr, la brune a quelques repères. Elle sait par exemple, qu'Edgar a une petite sœur qui s'appelle Adélaïde. Ensuite, il y a les parents. Mais ça, pas trop d'infos là dessus. En y réfléchissant, le jeune homme n'est pas très bavard sur eux, et lui montre souvent des photos de Jul quand ils sont tous les deux. De temps en temps, il parle de la petite sœur, qui, pour lui, ressemble à une petite perle à protéger. D'autres fois, il se plaint d'elle et de ses manies à vouloir faire grande. En même temps, elle a maintenant quatorze piges.
— Et donc Baudelaire, c'est quoi son mouvement ? demande une énième fois Théodore en train de réviser au café.
— Symbolisme, répond Florence.
Ina s'incruste dans la discussion :
— Non, la prof a dit qu'il est à la croisée de trop de mouvements. On dit juste que sa poésie ouvre la voie sur la modernité, propose Ina en réponse.
— Mais mon bouquin dit qu'il est symboliste, remarque la rousse.
Théodore, qui n'arrive jamais à terminer son allongé froid, fiche déjà quelques plans.
— Ça me stresse, avoue Ina.
— T'as encore le week-end, rassure Flo'.
— Sauf quand on s'appelle Théodore et qu'on a plusieurs compétitions de tir à l'arc et de natation. Fin bref, je vais mourir, abandonne Théo'.
L'arrivée prochaine de l'hiver n'arrange rien et Ina n'arrive pas à déterminer ce qu'elle va faire de ses vacances. Mais avant de penser aux vacances, les cours occupent largement trop son esprit. Plus qu'une semaine et demi et elle est libérée de tout.
— Ina, pour le TPE, t'as commencé ?
— Non, avoue la brune.
Elle sait que Flo' va lui taper sur les doigts. Mais bon, ils sont large, mi-décembre, ça passe.
— Tu sais ce que je vais te dire...
— Oui maman, répond Ina en baissant la tête.
Elle ajoute un peu de sucre à son chocolat chaud et tremble sous le regard perçant de Florence. Même Théodore a commencé à bosser, de force.
— Vous avez eu combien au contrôle d'histoire ? interroge Théodore en sortant son 5.
20. Ina n'a pas répondu à la question pour éviter d'exposer sa vantardise rare et inutile.
— Ma mère m'a dit que mon premier trimestre était faible, bah putain, avec un 5 pour commencer le deuxième, ça promet, s'apitoie Théo'.
Ina comprend. Son père a tout de même vérifié son bulletin avec elle à table, sans trop commenter. Elle a de très bonnes notes, quelques irrégularités en littérature vu qu'elle travaille une fois sur deux, mais globalement elle est deuxième ou première partout.
— Ton mec il s'en sort sinon en terminale S ? questionne Flo'.
— Je crois. De toute façon, Edgar s'en sort toujours, répond Ina en levant les yeux au ciel.
Même sans réviser, ce troufion arrivait à taper dans les 18. Quand le couple sacrifie du temps pour être ensemble avant les contrôles, Ina récolte de bien moins bonnes notes que lui.
— Oh y a Math' et Mél', on les appelle ? propose Florence en les voyant de loin sortir du l'avenue.
Le trio posé au café se rend compte que les deux jeunes filles sont en train de s'embrouiller. Mathilde croise le regard d'Ina et montre du doigt la table où leurs amis sont. Elles s'avancent.
— Quoi de neuf ? demande Flo' en leur tapant la bise.
— Mathilde a oublié notre compte-rendu de physique à rendre dans deux heures. Super Math', on fait comment maintenant ?
Ina observe la détresse de Mélissa. La brune la connaît, elle sait à quel point les cours ont de l'importance pour elle. C'est bien pour ça qu'elle était vraiment le meilleur binôme au monde en seconde.
— Je vais me démerder OK, je vais demander à ma mère de le ramener.
La blonde croise ensuite le regard de Théodore, toujours un peu en froid avec elle.
— Vous faîtes un truc samedi ? propose alors Ina.
— On révise pour l'oral blanc, et toi aussi Ina, rappelle Mél'.
— Ah oui, c'est vrai, se souvient-elle.
Ce premier oral rend tout le monde anxieux. Et Ina est la première à oublier qu'elle doit passer mercredi prochain, à 14 heures avec Mr. Dujonchay.
— Je vais mourir, répète Théodore.
— Moi aussi, soupire Mathilde.
Finalement, les deux retrouvent un semblant d'onde positive. Mélissa et Mathilde commandent leurs cafés pendant qu'Ina répond au message d'Edgar. Le garçon ne pourra pas l'attendre ce soir. Même si ça la rend triste, elle doit avouer que ça l'arrange : ainsi, elle pourra bosser et se concentrer sur autres choses que ses yeux bleus préférés.
***
INA EST PILE À L'HEURE pour le dîner. En réalité, elle est arrivée en avance, mais ne voulant pas tout dérégler, s'est forcée à attendre avant de sonner à l'interphone. C'est une voix féminine qui l'ouvre.
— Quatrième étage, précise-t-elle.
La voix semble bienveillante. La brune sait très bien que son petit ami habite au 4ème, vu le nombre de fois passé à dormir chez lui quand ses parents sont absents.
— Bonsoir, lance Ina en faisant la bise à la mère d'Edgar.
La femme postée devant elle est une grande dame blonde aux traits harmonieux, aux mêmes beaux yeux bleus qu'Edgar et à l'allure chic. Le père, assis sur le canapé, est un homme qui dégage la même prestance. Ses cheveux noirs rappellent ceux de son fils et Ina se demande à quoi pourrait ressembler Adélaïde.
— Bonsoir mademoiselle. Vous êtes Ina, c'est bien ça ? demande le père en se relevant pour la saluer.
— Oui, c'est bien moi, enchanté monsieur Reybaud et ne vous sentez pas obligé de me vouvoyer, répond-elle avec un bref sourire.
— Appelle-moi Jacob alors, réplique le père d'une voix bienveillante. Alexandra, où est passé Edgar ?
— Il est allé acheter du pain, annonce soudainement une adolescente sortie tout droit de la cuisine.
Adélaïde est magnifique. Si Edgar est déjà considéré comme « beau gosse de la mort qui tue », sa petite sœur lui ressemble vraiment comme deux gouttes d'eau. Les mêmes cheveux, les mêmes yeux avec en plus, un teint laiteux et des taches de rousseur discrètes. Ina s'imagine très bien qu'elle doit avoir encore plus de succès que son frère.
— Elle est arrivée ? demande soudainement la voix d'Edgar en ouvrant la porte d'entrée.
Il croise alors le regard de sa petite-amie, brillante d'admiration face à cette famille somptueuse. Ina se croirait dans une série.
— Bon, bah, j'ai acheté du pain, explique-t-il, désolé du retard.
Ina ne sait pas très bien comment se comporter avec la famille d'Edgar. Doit-elle montrer de l'affection pour leur fils devant eux ? Mais c'est gênant, remarque-t-elle intérieurement. Surtout avec la petite sœur qui la dévisage étrangement.
— Le repas est prêt, on peut s'installer, propose la mère.
Tous s'installent autour de la table et Ina écoute les aventures de Jacob, qui essaye visiblement de la mettre à l'aise.
— Alors j'ai fait pour ce soir un peu de taboulé, des lasagnes et en dessert... on a des fraises avec beaucoup de chantilly. Edgar en raffole depuis qu'il est tout petit.
Ina sourit naturellement à l'entente de l'anecdote et regarde Edgar s'étouffer avec son pain.
— C'est parfait chérie, complimente Jacob.
La brune sent que son petit-ami est mal à l'aise, alors elle cherche sa main sous la table. Dans un sens, c'est tout sauf discret mais Ina sent que ça l'apaise.
— Ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ? demande Adélaïde sans gêne.
Edgar est sur le point de répondre mais Ina voit bien que la question est posée à elle.
— Hm... dans deux semaines, ça fera un an.
Ina sent qu'elle perd des points, sans savoir pourquoi.
— Un an, répète avec surprise Alexandra.
— Oui un an, affirme Edgar en buvant dans son verre.
— Ça fait beaucoup, moins que... mais... oh, tu veux du poivre chérie ?
L'atmosphère n'a pas l'air de se détendre et Ina ne comprend pas pourquoi. Tout le monde a l'air à l'aise et bavard, pourtant il y a comme une sorte de non-dit qui plane autour de la table.
— T'as le même âge que mon frère ? demande Adélaïde avec un regard tranchant.
— Euh non, j'ai un an de moins, avoue Ina.
— Donc, t'as juste deux ans de plus que moi, après Péné', il a dû trouver les petites jeunes plus faciles à aborder.
Ina comprend tout de suite que ce non-dit a un rapport avec l'ex et n'essaye pas de prendre au sérieux ce que la sœur sous-entend. D'une certaine manière, Adélaïde ressemble à Ingrid et Ina sait gérer ses réactions avec des pimbêches immatures.
Ensuite, la brune comprend que tout ceci est incongru mais nécessaire pour faire accepter sa présence dans la vie du garçon. D'abord parce qu'Edgar fusille sa sœur du regard, puis que ses parents tentent tout pour absorber le plus efficacement les informations qu'ils reçoivent. Ina se rend alors compte qu'Edgar n'a jamais vraiment parlé d'elle à sa famille et qu'elle arrive ici, en tant qu'inconnue qui remplacerait à la limite Pénélope.
Elle prend sur elle-même. Sous la table, Ina sent la main d'Edgar chercher ses doigts. Elle le laisse prendre sa main gauche, gelée. Il la serre pour lui donner du courage. Ça lui fait du bien.
— C'est délicieux, complimente honnêtement Ina.
Les lasagnes sont très bonnes et elle ne sait pas quoi dire d'autre. Alexandra lui adresse un sourire crispé. Peut-être qu'elle n'apprécie Ina que de surface.
— Hier soir, un de mes patients a essayé de mordre une infirmière, elle a fait un malaise et on a découvert qu'elle avait un cancer de la peau. Les enfants, ne vous exposez pas trop au soleil sans crème solaire, raconte le père.
— Papa, on est en hiver bientôt, rappelle la cadette.
— Ah oui, c'est vrai, lâche Jacob en se frappant le front.
La table rit.
Cependant Edgar est bien silencieux pour quelqu'un de bavard. Ina attend la fin du dîner pour le voir fondre devant les fraises.
— J'ai pas faim, avoue-t-il en en prenant qu'une.
Ina les remercie un peu plus tard pour le dîner et s'apprête à rentrer. Edgar, toutefois, insiste pour la raccompagner. C'est le moment parfait pour faire un débriefe. Maintenant, elle espère juste passer un peu de temps avec lui, le temps de tout remettre en ordre dans ses pensées.
***
DANS LA RUE, Ina n'arrive pas trop à comprendre le silence de son petit-ami. Finalement, elle arrête de marcher pour qu'ils se posent sur le banc de droite de la place. La brune ne sait pas trop quoi lui dire. Ce dîner était stressant, gênant mais soulageant dans l'ensemble.
— Désolé, débute-t-il de but en blanc.
Ina fronce les sourcils.
— Pour quoi ?
— Pour ma sœur et ma mère qui sont obligées de parler de Pénélope dès qu'elles peuvent. Le truc, c'est qu'Adélaïde va souvent faire du shopping avec elle. Elle l'a un peu adoptée en grande sœur. Ma mère, elle, l'a prise sous son aile dès qu'elle a découvert qu'elle avait l'ambition de faire des études de droit. Elles se sont faites laver le cerveau et ça craint.
— T'as pas besoin de t'excuser. C'est normal qu'elles aiment bien ton ex petite-amie, assure Ina.
Ces derniers temps, après la dispute, Ina n'a plus l'impression d'avoir peur de cette ombre qu'a laissée l'ex d'Edgar. Elle apprend à l'accepter tout en brillant, elle, un peu plus pour l'aimer.
— Oui mais j'ai vu que ça te crispait un peu. Et moi, en tout cas, ça m'a juste fait chier.
Ina sourit et lui dépose un baiser rapide sur les lèvres, comme pour le rassurer.
— T'as une jolie famille, remarque-t-elle.
— Un peu trop hautaine et absente, mais sinon pour le reste, ça passe.
— Ta mère cuisine bien.
— Je sais, mais je leur en veux un peu.
Ina l'embrasse plus tendrement cette fois. Entre deux baisers, ils s'arrêtent pour souffler un coup.
— Ils vont t'aimer. C'est pas possible qu'ils t'aiment pas. T'es trop aimable Ina, lâche-t-il en lui caressant les cheveux.
— Fais moins ton loveur et peut-être qu'ils m'aimeront bien un jour.
Ils se relèvent et les yeux d'Edgar brillent mieux dans la nuit. Demain, ils ont encore cours et le week-end est réservé aux révisions. Devant chez elle, le jeune homme aux cheveux de jais lui propose d'aller bosser avec lui à la bibliothèque dimanche, proposition qu'elle accepte sans hésiter.
***
QUAND INA RENTRE CHEZ ELLE, elle est surprise par le son d'une voix inconnue émanant du salon. Sur le canapé, son père et une femme discutent en buvant du vin rouge.
Ina enlève ses chaussures, observe la femme qui n'est pas celle présentée comme Daphné. C'est la première fois que son père ramène quelqu'un ici. Il a du culot. Ina a envie de lui jeter sa chaussure sur la tête.
Dans sa chambre, elle entend leurs éclats de rire. Puis un silence. Ina sort alors, pour voir ce qui se passe et observe la scène répugnante. Deux adultes en train de se rouler des pelles dans son salon. Son père, en train de tromper « la femme de sa vie » Daphné après avoir trompé maman. Elle n'en revient pas.
Est-ce donc ça grandir ? devenir adulte ? Faire toujours plus de mal aux autres ?
Cette scène fait vomir Ina, qui se retrouve appuyée contre les toilettes de son appartement. Que fait-il de sa vie bon sang ?
Lorsque la femme part, son manteau sur elle, Ina croise enfin le regard de son père dans le salon. C'est sa vie. Elle n'a pas à s'y mêler. Mais tout de même, elle le juge terriblement.
Dans le silence qui détruit une ultime fois cette famille brisée, Ina sent son cœur lâcher. Elle arrête de le détester. Désormais, il n'existera plus.
Elle abandonne.
Ina ne veut plus de ce père.
Allongée dans son lit, l'image de cette famille magnifique qu'est celle des Reybaud lui revient en mémoire. Et dire que deux ans auparavant, les Aurel avaient l'air heureux aussi. Mais ça, c'était avant tous les chamboulements de la vie.
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