05 | des chamboulements dans la vie
EN TEMPS NORMAL, la mère d'Ina et Ingrid est très peu conciliante. Ce matin, en se réveillant, elle est de mauvaise humeur. Et qui dit mauvaise humeur, dit ambiance de merde à la maison. Ina est toute molle en allumant la télé tandis qu'Ingrid boit son smoothie mal dosé. Dans son bureau, leur mère s'occupe des factures. Leur père, lui, se prépare à faire des courses.
— Ina, tu m'accompagnes ?
La brune ignore la proposition même après le petit coup à la hanche de sa sœur. Ina n'a vraiment pas très envie.
— Allez, vas y, faut que tu m'achètes des post-its, rappelle Ingrid.
— Pourquoi t'y vas pas toi ? chuchote Ina.
La blonde grimace.
— Casse pas les pieds, papa veut que tu l'accompagnes alors décale s'te plaît pour me laisser tout le canap'.
Finalement, Ina cède sa place, mal à l'aise et s'habille de sa doudoune et enfile ses chaussures. Dans les escaliers, Ina ne parle pas. Même quand son père lui pose certaines questions sur son année de seconde et ce qu'elle aimerait peut-être pour Noël, elle ne dit rien. La brune le laisse parler dans le vide avec seul l'écho de ses réponses dans le vide.
Le père d'Ina est quelqu'un de très beau. C'est ce qu'a toujours dit Ina à ses amis de primaire. Comme quoi son père était idéal, très grand, très charismatique avec une barbe qui virait un peu au roux alors que ses cheveux restaient grisâtres. Elle avait entendu parler de sa beauté de la bouche de sa mère, alors qu'elle lui montrait une photo du couple alors qu'ils n'étaient qu'adolescents.
Au supermarché, Ina passe par tous les rayons possibles pour acheter de quoi lui remplir le ventre. Seulement, elle sent ses yeux chercher son père, lorsqu'il s'éloigne en silence. C'est très difficile au fond.
Parfois, elle le hait. D'une manière très intense, déçue de son attitude. Son père a toujours été un mythe, un rôle clef, majeur dans sa vie. Et là, elle essaie de l'effacer, de brouiller les pistes, de tout déconstruire. Elle l'ignore mais, au fond, elle attend une réaction. Peut-être parce qu'elle l'a trop aimé longtemps et qu'elle l'aime encore profondément. C'est son papa, la personne qui lui a offert des barres chocolatées et lui a donné le sourire pendant toute son enfance.
— Ina ?
Elle regarde le rayon rempli, la file d'attente pour la caisse trop longue alors que la voix de son père résonne.
— J'ai pris tes deux biscuits préférés, mais je ne sais pas trop lequel prendre.
L'adolescente jette un coup d'œil au panier rempli de gâteaux. Elle ne dit rien et fait juste un choix en attrapant le paquet de palmiers. Il lui affiche un sourire complice qui la dépite.
***
LES DEUX SE SONT INSTALLÉS dans un parc. Ina ouvre son paquet de biscuits pendant que son père sourit face au soleil. Elle déteste cette attitude nonchalante qu'il a avec elle, comme si tous les efforts qu'elle fournissait pour le faire culpabiliser n'avaient aucune importance.
— Je vais quitter ta mère.
Silence.
— Je te l'annonce avant Ingrid... mais... nous ne sommes plus heureux ensemble depuis des années ta mère et moi. J'espère que tu pourras comprendre ça. Vous êtes grandes maintenant ta sœur et toi.
Ezéchiel Aurel, ou père d'une famille de deux filles obstinées, vient d'annoncer à Ina qu'il va quitter la mère de ses enfants. Tout ça dans un parc, au soleil, avec sa fille, un samedi matin. Comme si de rien était.
Dans sa tête, elle aimerait crier : « T'es qu'un enfoiré ! » mais elle n'y arrive pas. C'est trop dur pour elle de dire du mal de son père. Elle s'accroche encore à l'image qu'elle a de lui, quand elle n'était qu'une enfant. Elle avait eu trop d'espoir ces dernières années. Beaucoup trop.
— Elle sait ?
Ça fait longtemps qu'elle ne lui a pas adressé la parole, et dès que les mots sortent de sa bouche, Ina sait qu'elle ne pourra plus faire marche arrière.
— Oui, ta maman et moi en avons parler hier.
La brune est entre le déni et la stupéfaction. De la colère s'ajoute seconde après seconde, alors que son père la regarde dans les yeux.
— Je parlais pas de ça.
Elle ajoute en hésitant :
— Elle sait pour... l'autre femme ?
Cette fois, c'est son père qui reste muet et sans rien dire, Ina sent la fureur envahir ses veines. Elle le hait mais a tellement peur que tout se perde et parte en chaos sans lui.
— Je suis désolé ma chérie. J'ai fait des erreurs et avec ta mère, on a décidé qu'il valait mieux arrêter d'en faire. Et pour arrêter, on a besoin de se séparer.
Sans rien ajouter, il se relève et propose à sa fille de rentrer. Quel culot. Quel excrément. Il la dégoûte. « J'ai fait des erreurs ». Il en fait depuis presque dix ans en cachette maintenant.
Sur le retour, tout paraît vague et silencieux. Devant la porte de leur maison, Ina ose enfin déverser une bribe de sa colère. Il l'ouvre, elle le regarde et lâche, sans détourner le regard :
— Crève.
***
À LA PATINOIRE, une semaine plus tard, Ina ne fait que tomber. C'est magique pour ses amis, qui prennent des vidéos de ses chutes. Parfois, ils mettent le ralenti. D'autres fois, ils le postent sur leurs stories.
Mélissa est la première à s'inquiéter quand Ina tombe tête la première, pendant qu'Issa et Élise éclatent de rire avec la brune. Edgar, lui, ne peut pas vraiment l'aider : il tombe autant qu'elle.
Matthéo, Quentin et Julie sont les trois meilleurs amis de longue date d'Edgar. Ils se connaissent tous depuis la maternelle, et c'est avec un certain soulagement qu'Ina a remarqué leur gentillesse. Ils sont cools, un peu trop indiscrets, mais cool. Julie, la meilleure amie du brun a tapé la discussion à tout le monde et a fait la connaissance d'Ina d'une manière ultra naturelle.
De temps en temps, Julie ressemble à Mél' quand elle parle. Et sans surprise, les deux filles s'entendent bien.
— Tu veux faire une pause ? propose Edgar à l'attention d'Ina, une nouvelle fois tombée sur les fesses.
La brune abandonne et se relève tant bien que mal.
— J'ai envie d'un chocolat chaud.
Les machines à cafés paraissent d'un coup comme la caverne d'Alibaba. Il y a souvent trop d'eau dans les verres mais Ina trouve le produit décent pour le prix ridicule proposé.
— T'as pas l'air dans ton assiette, remarque Edgar avec une grimace.
Elle lève les yeux un instant, se demande si tout ce qu'elle tente d'oublier peut se lire réellement à travers son expression du visage. Elle est venue à la patinoire pour ne pas penser à ses parents. Mais, rien ne paraît marcher. Même les chutes lui donnent l'impression de toujours trop tomber.
— Des problèmes familiaux, explique-t-elle en baissant les yeux.
Ina sent son énergie s'évaporer quand Edgar lui adresse un sourire compatissant.
— On fait quoi ? demande-t-elle sur le coup en le voyant enlever ses patins.
— On va reprendre nos affaires et on va s'éclipser deux petites secondes. Ils ont l'air de bien s'amuser sans nous de toute façon, assure-t-il simplement.
Quelques minutes après, de retour dans ses chaussures, elle se relève discrètement.
— Suis-moi, lance Edgar en lui prenant la main.
C'est réconfortant d'avoir sa main dans la sienne soudainement. Rien de gênant, ni d'inapproprié. Juste un geste plein de bonne volonté.
— On va où ?
Il sourit narquoisement.
— Ne me réponds pas : « Tu verras. », menace-t-elle en remontant les escaliers.
— Le ciné ? Un café ? J'en sais trop rien, avoue-t-il en envoyant un message à ses potes pour prévenir le reste du groupe de leur départ.
— J'ai plus d'argent sur moi, avoue Ina.
— Bah, on peut aller voir un film chez moi.
Elle acquiesce. Elle sait qu'il n'habite qu'à quelques pas. Ils passent tout de même au supermarché où Edgar s'achète un paquet de chips.
Quelques minutes de trajet plus tard, ils arrivent devant chez les Reybaud. En entrant chez lui, Ina doit faire de son mieux pour cacher son appréhension. Leurs mains viennent de se quitter et c'est seulement à présent qu'elle sent son teint virer au rouge.
— Je vais prendre mon ordi. Fais comme chez toi. Y a juste mon chat cet aprèm.
Dans le salon, elle repère tout de suite ledit chat.
— Il s'appelle comment ?
— Jul.
Ina éclate de rire. Ça lui fait du bien de sentir sa cage thoracique se réveiller et ses sens un peu plus vibrer.
— Quoi ?
— Son vrai nom c'est Jules César mais je l'appelle Jul, comme le rappeur.
Jul est un British shorthair gris avec des yeux étincelants. Celui-ci s'installe sans problèmes sur les cuisses d'Ina pendant qu'Edgar s'occupe de trouver un film à regarder. Il relie son ordinateur à sa télé, par un câble HDMI et parvient à lancer le dernier film qu'il a vu que ses sites de streaming, soit « Moi moche et méchant ». Le film bug beaucoup et charge toutes les trente secondes.
— J'arrive, annonce Edgar en se vautrant sur son canap'.
Jul grimpe sur son maître pendant que les deux le caressent.
— Il perd ses poils, remarque-t-elle en voyant toutes les traînées de poils gris restés sur son pull.
Edgar acquiesce puis joue un instant avec son chat. Le pauvre Jul se fait un peu martyriser et retrouve un peu de répit auprès d'Ina. Elle le caresse un peu avant qu'Edgar ne retente une nouvelle tentative de diversion.
— Ah !
Jul vient de griffer le brun et Ina se moque ouvertement du jeune homme.
— Le karma, lâche-t-elle naturellement.
Le chat déguerpit du salon et Ina sent son cœur se tordre davantage. Avec le chat, son esprit ne se préoccupait plus du fait qu'elle était seule avec Edgar dans ce salon. La brune essaye d'attraper un coussin en même temps que l'hôte de la maison. Son cœur frémit quand il lui pique victorieusement l'objet des mains.
— Hé !
Le film se lance mais Ina ne fait plus trop attention aux minions et aux génériques. Elle ne voit que les yeux d'Edgar, un peu amusé, qui brillent quand elle essaye vainement d'attraper son coussin. Ina finit par basculer en avant, et lentement, elle sent la proximité les rattraper.
Elle oublie ses parents, Samuel, ses notes ou ses amis. Elle oublie tout d'un coup.
Leurs yeux se cherchent pendant qu'Edgar sourit :
— Souris Ina.
Elle obéit.
Puis, elle sent juste les lèvres d'Edgar frôler les siennes, avec tendresse. Lentement, ils s'embrassent, le coussin entre leurs deux corps. C'est Edgar qui l'enlève, deux secondes après.
Ce baiser n'a rien à voir avec celui de l'été avec Samuel. C'est différent, mais Ina le préfère. Elle n'a aucune honte à l'embrasser, aucun obstacle à l'apprécier. Et puis, tout cogne vite dans sa tête et ce geste la rend plus heureuse qu'anxieuse.
Ils se décollent quand Gru annonce son plan pour capturer la lune.
— Souris Edgar, imite-t-elle en le voyant les cheveux un peu plus ébouriffés et la mine éclairée.
Elle l'embrasse, cette fois quand il étire ses lèvres. Et c'est là, qu'elle se rend compte que c'est le premier pas osé qu'elle fait de toute sa vie en amour.
Finalement, Sam' avait raison d'une certaine façon. Elle sourit beaucoup avec Edgar et ça lui fait un bien immuable.
— Pfiouu, souffle-t-il finalement en posant ses mains autour des hanches de la brune.
Elle a chaud dans son pull mais n'ose pas l'enlever, pour éviter d'envoyer des signaux étranges. Ils s'embrassent encore un bon moment avant d'être interrompu par Jul. Dans ses bras, Ina se rend compte qu'elle n'a jamais connu un moment du genre avec un autre garçon. Un moment long de chaleur et d'étreintes. Quelque chose de fort et simple à la fois.
— Jul veut te pécho, affirme-t-elle en ouvrant le paquet de chips.
Edgar rit.
— Ou peut-être qu'il voulait te pécho et qu'il est jaloux de moi.
Elle est soudainement dans une bulle éclairée quand elle rit elle aussi. Trente minutes plus tard, ils décident de ressortir pour retrouver les amis qu'ils avaient plantés. Mél' a tout de suite vu que quelque chose avait changé entre les deux. Ils étaient d'un coup plus tactiles, plus proches et intimes. Plus sereins, aussi.
***
LE SOIR, quand Ina rentre chez elle, elle doit affronter sa famille. C'est durant le dîner que la nouvelle a été annoncée. Sa mère a parlé et tout le monde l'a écoutée :
— Avec votre père, on a beaucoup discuté. Et, je sais que vous êtes grandes maintenant et qu'il ne faut pas avoir peur. Mais... ces vacances de Noël seront sûrement nos dernières vacances à quatre en famille, cet hiver.
Puis, Ina a entendu vaguement les mots « divorce » et « compréhension ». Assise à côté d'elle, Ingrid découvrait tout, d'un bloc. Et voir sa grande sœur garder la tête froide, annoncer que « ça ira » et qu'elle « comprend » fait drôlement mal à Ina.
Elle sait qu'Ingrid ne comprend pas.
Le contraste est fou entre cet après-midi béni et cette soirée maudite. C'est le point de non retour. L'annonce du divorce. Le début de la fin.
Ina a longtemps eu peur de tout briser en annonçant la vérité. Mais, même sans rien dire, sans rien faire, elle a sous-estimé le monde des adultes et la complexité de ses parents.
— On vivra où ? demande soudainement Ingrid.
La question est restée en suspens et Ina a croisé les doigts tellement fort pour ne pas vivre avec son père sur le moment. Mais rien n'a été confirmé, et sans autre forme de procès, le dîner s'est achevé dans cette ambiance pesante.
Alors que la brune s'apprête à se coucher à minuit et que sa sœur a décidé d'annuler tous ses plans de sortie à la dernière minute, les deux sœurs se retrouvent dans la chambre d'Ina. La petite sœur monte sur son lit pendant que la grande s'installe à côté d'elle. Ça fait longtemps qu'il n'y a pas eu un moment de soutien entre elles. La dernière fois, c'était quand mamie est morte.
— Papa a trompé maman pas vrai ? C'est pour ça que tu ne lui parlais plus ?
Ingrid l'a chuchoté tellement doucement qu'Ina a dû décortiquer les sons pour mieux trouver une réponse. Elle s'est contentée d'acquiescer pour l'instant.
Silence ; avant qu'elle n'entende des reniflements.
— Hé, pleure pas Ingrid.
Mais c'est trop tard. La plus grande des deux se laisse aller à l'avalanche de larmes. Au fond, elle a gardé une mine froide et résolu à table, mais, dans la bulle d'intimité entre sœurs, elle se laisse aller et porter par ses émotions.
— J'ai pas envie que papa et maman se séparent, avoue Ingrid comme une petite enfant.
Ina caresse ses cheveux tout en sentant ses yeux s'humecter de larmes. Elle pleure un peu, pas trop. Elle a déjà trop pleuré en été.
— J'ai pas envie qu'ils se séparent, répète-t-elle tristement.
Le silence dit tant de choses parfois.
— Hé, Ingrid, devine quoi ? débute Ina entre rires et larmes en anticipant ce qu'elle s'apprête à annoncer.
La blonde lève la tête et demande :
— Quoi ?
— J'ai pécho Edgar Reybaud.
Et sans savoir pourquoi, l'idée qu'Ina puisse pécho fait éclater les deux sœurs de rire. Un peu trop fort, avant de pleurer encore un coup. C'est l'avalanche ce soir, dans leur lit.
Quand on y repense, ce moment entre sœurs représente ce qu'il y a de plus fort entre elles. Un petit lien qui prouve qu'elles n'ont cessé de grandir dans ce mythe du couple de parents parfait. Elles doivent l'accepter même si ça leur fait mal. Elles doivent encaisser parce qu'elles ne peuvent rien y faire. Elles sont déçues, tristes et pétrifiées. Mais la douleur est telle sur l'instant, qu'elles ne ressentent qu'un déni permanent.
Ils disent qu'elles sont « grandes » maintenant. Parce que l'une est en seconde et l'autre n'est plus qu'à une année des études supérieures. Ils disent qu'elles sont grandes, mais au fond, elles ne sont ce soir que de simples enfants.
Ina vient tout juste de rentrer au lycée cette année et tout son petit monde commence déjà à être chamboulé.
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