Chapitre 9




La pluie frappe fort contre les fenêtres alors que le bus me conduit en direction du Mont Norcam. Il existe sept collines du pouvoir, chacune situées dans la capitale d'une des régions du Nouveau Monde. Paris, où je réside possède le siège politique d'un Grand Sage régional.

            La ville a été entièrement repensée, depuis l'an 2050. Les vieilles institutions politiques comme l'Élysée, l'Assemblée nationale ou le Sénat, sont devenues des musées accessibles au public tandis que le siège du gouvernement régional s'est réfugié dans le quartier de Montmartre, sur le point le plus élevé de la ville, qui culmine à 128m. Les Grands Sages ont choisi ce lieu, à la fois pour son emplacement géographique qui lui permet de dominer la ville, mais aussi pour son histoire. En effet, le toponyme de Montmartre se rattache au mont Martis, c'est-à-dire au « mont de Mars », parce qu'il aurait abrité un temple dédié à Mars, dieu de la guerre, à l'époque gallo-romaine. Certains historiens y voient un lien entre le Grand Sage et le dieu Mars et associent symboliquement le pouvoir politique au pouvoir militaire. D'autres thèses historiques viennent contredire cette affirmation, en s'appuyant sur une autre étymologie. Pour eux, Montmartre serait issu de mons martyrum, soit « le mont des Martyrs » et ferait référence à des victimes des persécutions chrétiennes au Moyen-Âge.

            Le Grand Sage régional a choisi de retenir la première affirmation. Je n'en suis pas étonnée. Et vous ?

            Le bus s'arrête devant le Sacré Cœur et je descends en sentant mon ventre se serrer dans ma poitrine. J'ai beau faire bonne figure, je n'en mène pas large. Célestin m'observait m'habiller ce matin comme si je m'apprêtais à partir à l'échafaud et il n'était pas d'un grand soutien. C'est à peine s'il m'a dit au revoir. Je me suis bien apprêtée pour l'occasion : une robe marquée à la taille, des collants opaques et une veste cintrée. J'ai tenté de coiffer ma crinière rousse, mais mes mèches rebelles ne se sont pas laissées dompter. À défaut, je les ai attachés, mais certains cheveux s'échappent toujours et la pluie n'arrange rien. Tout en serrant mon tout nouveau cartable dans ma main droite —  que j'ai acheté parce que je trouvais qu'il faisait « prof » - j'ouvre mon parapluie. Mes bottines sont déjà trempées. Fichue météo.

            Il pleut depuis des jours. C'est infernal. C'est comme ça depuis toujours, entre le mois d'octobre et de novembre. Le climat se déchaine et les orages grondent au-dessus de nos têtes. Depuis le changement global, le climat s'est modifié et les régions sont sujettes à la mousson. À l'origine, le phénomène n'avait lieu qu'en Asie. Si la mousson continue de sévir majoritairement dans les régions du Dinvok et du Ping Xijin, la région est de plus en plus touchée par ces épisodes de fortes pluies qui font suite à des saisons chaudes et sèches.

            Je referme ma veste et marche prestement pour éviter d'arriver mouillée à mon rendez-vous. Le palais du Grand Sage régional se trouve au Sud-Est de Montmartre. De là où je suis, j'aperçois le sommet du bâtiment. Le quartier a été renommé « quartier des ministères ». On y trouve presque toutes les institutions principales. Ensuite, de multiples annexes sont implantées en ville, puis dans les provinces régionales, sous la direction d'Agents d'État. J'ai rendez-vous au ministère de la Bonne Parole où siège le Comité d'Ethique et de Moral. Je suis en avance, parce que j'avais peur d'être en retard.

            Je parcours le quartier du regard. Autour de moi, les bâtiments présentent tous le même type d'architecture, dont les styles empruntent aux époques anciennes, tout en utilisant des matériaux modernes. On a peine à croire que, cent ans plus tôt, Montmartre était un petit quartier bourgeois qui offrait aux touristes une vue authentique sur le charme parisien. Là où les maisons, immeubles ou hôtels particuliers n'excédaient pas deux ou trois étages, pour donner un aspect de village au quartier, les nouvelles constructions nous écrasent de leur superbe. Exit les touristes ou les visiteurs du dimanche. Quant aux habitants, ils ont été relégués aux pieds de la butte où les loyers sont plus abordables. Le Mont est désormais réservé aux institutions ou aux logements des ministres et hauts fonctionnaires d'État. Les hôtels de luxe ne peuvent accueillir que ceux qui ont la capacité de dépenser 5000€ par nuit pour se payer une chambre d'hôtel. Adieu la mixité sociale.

            J'avance dans le quartier en laissant sur ma droite la basilique du Sacré Cœur. Les religions ont été abolies par les Grands Sages qui estimaient qu'elles créaient plus de divergence que de cohésion. À la place, ils ont choisi de diffuser largement leurs portraits. Il n'y a plus de dieux, mais sept hommes qui croient représenter des divinités supérieures. Évidemment, personne ne parle ici de culte de la personnalité ou de religion civile, mais comment demander à une historienne comme moi, qui a passé plusieurs années à étudier les régimes totalitaires, de ne pas faire immédiatement la comparaison ?

            Le Sacré Cœur est devenu, comme les autres églises, mosquées, synagogues et temples religieux, des vestiges d'un temps passé dans lesquels les touristes vont se promener pour admirer un monde qui n'existe plus. À l'école, on étudie la religion comme on étudierait un fait culturel ancien, une sorte de folklore qui fait rire. À la place, on demande aux élèves de vénérer et remercier les Grands Sages, comme des dieux qui seraient parvenus à mettre un terme aux grandes forces de la nature pour nous offrir un monde meilleur. Personnellement, j'ai toujours trouvé que la nature était plus à même de représenter la force de l'univers que les Grands Sages. D'ailleurs, quelle idée d'avoir choisi ce patronyme ? Les Sages sont des personnes aux mœurs irréprochables, qui font preuves de pudeurs, de réflexions et qui évitent les excès. En regardant l'architecture autour de moi, j'ai du mal à croire que nos Grands Sages ont réussi à réguler leur prédisposition à la richesse et à la luxure. Quant aux mœurs irréprochables...

            Tout, dans ce quartier, est grandiose. Les bâtiments nous dominent. Certaines constructions arborent même des grandes colonnes de marbres empruntées au style gréco-romain et qui me donnent un sentiment d'écrasement. Les institutions sont à l'image du culte rendu aux Grands Sages et viennent assoir leur liturgie politique. Ces lieux de pouvoir sont aussi des lieux de culte, comme ils sont pour moi l'égal synonyme de pouvoir militaire. A ce titre, qu'on choisisse de retenir la thèse du mont Martis ou du mons martyrum revient au même. Les deux sont valables. Nous sommes sur un lieu de martyr, qui vient rappeler la disparition d'un monde révolu, à cause de la soif de guerre et de pouvoir de certains hommes. Guerre économique, guerre de domination, guerre contre le changement climatique. Certains pensent que nous nous sommes arrêtés à la Seconde Guerre Mondiale. En réalité, nous sommes dans la troisième depuis bien longtemps : celle des êtres humains contre la nature. Les Grands Sages croient-ils véritablement avoir réussi à s'élever et triompher contre les forces naturelles ? Qui dominent-ils du haut de leur mont à part le peuple qu'ils ont soumis.

            Je continue mon chemin en laissant mon regard s'attarder sur le ministère de la Justice, surplombé d'une immense balance incrustée dans la pierre et tenue par une main tendue. Dans l'Ancien Monde, la balance représentait le jugement ultime, mais aussi l'équilibre, l'ordre et l'équité. Le pouvoir de juger, c'était celui qui consistait en l'examen des arguments de chaque parti, avant de pouvoir rendre une décision. Désormais, cette balance est accompagnée d'un petit bâtiment public sculpté et déposé sur l'un des socles pour rappeler que les juges de l'État, représentants des Grands Sages, ont le dernier mot et la juste parole. Une façon subtile de démontrer aux hommes que la justice n'est plus qu'une histoire ancienne. Les avocats n'existent plus et les sentences sont presque prises en avance. Vous avez déjà perdu lorsque vous arrivez devant le tribunal. Le ministère de la Justice sait ce qui convient le mieux pour les hommes, dans ce monde parfait.

            Le bâtiment du ministère de la Bonne Parole fait face à celui-ci. Tout aussi imposant que son frère jumeau, il possède de grandes colonnes en marbre blanc qui répondent, dans une symétrie parfaite, à leur homologue. L'entrée principale est accessible par un grand escalier.

            Je prends une forte inspiration et grimpe les marches. Aussitôt en haut, les grandes tables de la loi m'accueillent, sur lesquelles sont inscrites les « bonnes paroles » que tout Agent d'État se doit de connaitre par cœur :

Art 1 : Tous les Agents d'État jurent d'observer la Constitution Internationale.

Art. 2 : Tous les Agents d'État appartiennent à un ou plusieurs ministères auxquels ils doivent répondre de leurs actes. Avant d'entrer en fonction, ils prêtent serment et jurent « fidélité et obéissance à la Constitution Internationale et aux Grands Sages ». Ce serment est entériné par un Certificat de Loyauté qui prouve leur foi et leur adhésion aux valeurs de l'État.

Art. 3 : Tous les Agents d'État sont nommés « stagiaire » dans une limite de temps fixée à un an durant lequel le Comité d'Ethique et de Moral vérifie la bonne parole de l'Agent. Après quoi, l'Agent devient « Agent titulaire ». Le Comité se réserve l'autorisation de ne pas titulariser l'Agent et de le mettre en justice s'ils ne respectent pas le serment. Il ne sera alors plus possible pour lui de repostuler à un emploi d'État.

Art. 4 : L'Agent d'État Titulaire se doit de respecter son Certificat de Loyauté qui l'engage à faire preuve d'une obligation de réserve en vertu de la bonne parole fixée par le ministère de la Bonne Parole, en partenariat avec le ministère auquel l'Agent sera rattaché.

Art. 5 : Le serment fixé dans l'article 2 sera reçu par l'autorité des Grands Sages et engage l'Agent en tant que personne morale.

            Je le récite mentalement dans mon esprit, pour parfaire ma couverture. Célestin me l'a fait relire plusieurs centaines de fois, comme un poème, avant que je prête fidélité lors de mon examen d'entrée dans le métier. Peut-être pensait-il que cette récitation permettrait de me l'ancrer dans le crâne ? La porte principale est en verre et offre une vue imprenable sur l'intérieur du bâtiment, dont les dorures me font déjà mal aux yeux. Un homme, vêtu d'un costume impeccable, vient ouvrir et me laisse entrer. On me demande de retirer les objets en métal que je porte sur moi, de déposer mon cartable et de passer par le portique de sécurité. Une fois fait, je récupère mes affaires et me dirige vers l'accueil. Une femme est assise devant un large bureau, entourée de deux autres secrétaires. J'attends un moment qu'elle lève les yeux et daigne m'adresser la parole.

—   C'est pour quoi ? demande-t-elle avec une voix croassant.

            Je lui tends ma convocation. Elle l'examine d'un œil mauvais pendant que je me tourne les pousses. Elle dépose le papier sur son bureau et pianote sur son ordinateur.

—   Hall numéro C, escalier sur votre droite, deuxième étage, porte n°27.

            Je hausse les sourcils et lui demande de répéter. Elle soupire, comme si je lui faisais perdre son temps. Pourtant, il n'y a que moi dans le hall principal. Elle prend un post-it et inscrit ce qu'elle vient dire. Je la remercie et m'apprête à partir quand elle me rappelle.

—   Vous êtes en avance, souligne-t-elle.

—   C'est un défaut ?

—   Ni l'un ni l'autre. Le Comité veut que les gens soient à l'heure. Ne trainez pas dans les couloirs.

            Je hoche la tête, persuadée que cette femme a été rendue folle par un travail monotone et répétitif. Je me suis toujours demandé si l'administration rendait les gens simplistes ou s'il fallait être simple pour être embauché comme Agent administratif. Je grimpe les escaliers et abandonne l'accueil. J'aurais pu prendre l'ascenseur mais je préfère marcher. Et puis, ça me permet d'admirer l'escalier art déco qui vient contraster avec l'extérieur du bâtiment. Les murs sont blancs et percés de grandes et hautes fenêtres qui laissent entrer la lumière. L'escalier est incurvé et la rampe est décorée de motifs floraux, incrustés d'or et de diamants. Il parait que les Grands Sages ont lancé de grandes explorations au large de l'ancien continent africain, pour récupérer les pierres précieuses enfouies sous l'océan.

            J'arrive au deuxième étage, le plus haut du bâtiment. Le couloir est vide. Je le traverse jusqu'à atteindre un hall marqué d'un « C » majuscule en or. Il s'agit du bureau du Comité. Un homme, au garde-à-vous, se tient contre un mur. D'immenses baies vitrées offrent une vue imprenable sur Paris et sur la Tour Eiffel qu'on aperçoit au loin. Je souris au gardien mais il ne bouge pas d'un millimètre. Alors, je m'assois sur un petit fauteuil rembourré et vert bouteille, puis j'attends. Une grande horloge en fer forgée est accrochée au mur. Les aiguilles me donnent le tournis avec leur tic-tac incessant. Je déteste le bruit des horloges. 14h35 finit par arriver. Une porte s'ouvre sur ma gauche, presque incrustée dans le mur, si bien que je ne l'avais pas remarqué. C'est un trompe-l'œil.

—   Agent Moulin ?

—   Présente, je réponds en me levant d'un bond de mon fauteuil.

            L'homme, vêtu d'un costume gris surmonté d'une cravate verte, me regarde en plissant les yeux. Son regard s'attarde sur ma personne, comme s'il me jaugeait. Je sens mon estomac se serrer et mes jambes se mettre à flageoler. Je suis moins sûre de moi tout à coup.

—   Suivez-moi, me dit-il d'un ton autoritaire.

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