Chapitre 8




Célestin est debout, devant la fenêtre, lorsque je rentre du lycée. La pluie tambourine contre les carreaux. De violents orages grondent et l'eau tombe du ciel depuis plusieurs jours. Je suis à peine rentrée qu'il me désigne mon ordinateur, que j'ai laissé sur le comptoir de la cuisine en partant travailler.

—  Tu as reçu un message, m'indique-t-il.

            Je plisse les yeux, sans comprendre. Sur la table, un verre d'eau est posé, abandonné là depuis ce matin. Célestin n'y a pas touché. Il préfère se contenter du café. Il doit boire au moins dix à quinze tasses par jour. Ce n'est même pas du vrai café, puisque nous manquons d'eau, mais plutôt un mélange de marc noir qu'il agrémente avec un gel épais peu ragoutant.

—   Tu lis mes messages maintenant ?

—   Tu lis bien mes rapports, rétorque-t-il.

            Je ne relève pas. Il n'a pas apprécié que je prenne son rapport sur l'eau. J'ai oublié de le retirer de ma poche et il l'a découvert en rangeant le linge. La dispute qui s'en est suivie m'a conduite à partir deux jours dormir chez ma mère, qui n'a pas été très heureuse de me voir débarquer. Elle s'est enfoncée dans la déprime depuis la mort de mon père et passe ses journées à regarder la télévision, quand elle n'est pas à la banque où elle distribue les bons d'achats aux salariés en échange de leurs fiches de paies. C'est un boulot routinier et répétitif qui ne l'a jamais épanouie. Seul mon père parvenait à la faire sourire lorsque j'étais enfant. Mais depuis qu'il est mort, elle n'est plus que tristesse et laisser-aller.

            Si elle voit d'un bon œil mon nouvel emploi au sein du ministère de l'Éducation Internationale, elle ne peut s'empêcher d'être suspicieuse à mon égard. Je pense qu'elle se méfie de moi. Depuis l'adolescence, elle me croit capable de tout, à juste titre. Lorsque je suis revenue à l'appartement, Célestin était calmé. Il a reconnu que sa réaction était excessive. S'en est suivi une longue discussion barbante à la fin de laquelle il m'a fait jurer de ne plus jamais emporter ses documents à l'extérieur. Ils devaient être détruits. C'était mieux ainsi. Si je voulais jouer la rebelle, c'était mon choix, mais il était hors de question qu'il soit impliqué où qu'il risque sa place. Il avait prêté serment. Nos certificats de loyauté, placardés sur le frigo, étaient là pour nous rappeler nos engagements.

—   C'est le Comité d'Ethique et de Moral, m'apprend-il alors que j'ouvre ma boîte mail pour lire le message.

            Je prends une forte inspiration et clique sur l'icône qui représente une petite enveloppe bleue.

            « Mme Moulin,

            Le Comité d'Ethique et de Moral a reçu hier un message de Mme. Thunberg, parent de l'élève Romain Thunberg, scolarisé en classe de 1re4 au lycée Condorcet, et qui s'inquiète de certains propos que vous auriez tenu à l'égard des élèves, suite à un cours de cartographie. Afin de mettre au clair cette situation, le Comité souhaiterait vous rencontrer au ministère de la Bonne Parole, jeudi prochain, à 14h35.

            Nous vous demandons de vous présenter expressément à ce rendez-vous, sous peine de sanctions disciplinaires.

            Bien à vous. Le Comité. »

            Mes mains tremblent mais je fais bonne figure et sourit à Célestin. Il s'éloigne de la fenêtre et me jette un regard avant de s'asseoir à son bureau. Il attrape le brumisateur posé devant lui et envoi un jet d'eau brumisé sur son visage. Son geste me rappelle ma propre soif et me donne envie de faire de même pour faire face à la déshydratation procurée par l'eau de transit. À la place, je m'avance vers lui.

—   Ce n'est pas si grave, dis-je pour le rassurer en déposant mes mains sur ses épaules.

            Il se penche vers un document et fait semblant de lire. Son attitude m'irrite. Je repense avec nostalgie au début de notre relation, lorsque j'étais follement amoureuse de lui. Je débutais mes études d'histoire et lui finissait les siennes à l'ESCMNM. Pour pouvoir bénéficier d'un logement minuscule, situé dans une chambre de bonne, j'avais accepté d'être serveuse à mi-temps au restaurant universitaire. Il s'était assis, devant un café —  il n'en buvait que cinq par jour à l'époque —  et s'était mis à lire le journal. J'étais venue le servir plusieurs jours durant. À chaque jour, il me jetait un petit regard en coin et souriait lorsque je m'éloignais. Un jour, il m'avait proposé de m'asseoir pour discuter.

            J'aimais sa façon de se mouvoir et de s'exprimer. À chaque fois qu'il prenait la parole, ses mots me charmaient. Il était gai, optimiste et idéaliste. Au fur et à mesure de nos conversations, il s'ouvrait de plus en plus à moi. Un jour, il m'avait proposé de rejoindre l'UNEN qui défendait les droits des étudiants. Bien entendu, le ministère de l'Éducation Internationale, qui gérait aussi l'enseignement supérieure, veillait à ce que cette association reste conforme à la bonne parole, et nous étions sous la direction d'un Grand Ordonnateur. Mais dans notre section locale, celui-ci était plus prompt à dépenser ses bons d'achats et jouir de ses privilèges qu'à nous surveiller.

            Célestin et ses amis étudiants, dans leur désir de diffuser de « vraies informations », au lieu des mensonges d'états, rédigeaient des textes et des poèmes dans lesquels ils glissaient des messages codés avant de les distribuer sur le campus à leur camarade. Le plus drôle, c'était que le Comité d'Ethique et de Moral, auquel le Grand Ordonnateur envoyait les textes pour validation, acceptait presque tout sans censure. Célestin était un maitre dans l'art de manipuler les mots.

            Alors que mes souvenirs commencent à s'estomper, je glisse mes doigts dans les cheveux de mon compagnon et l'entends soupirer. Tandis qu'il continue de lire, je me penche vers son cou et susurre à son oreille :

—   Par les plus grandes catastrophes, j'ai vu trembler la terre.

Sur les monts affermis, les Sages peuvent tout contrôler.

Dans la publique paix, seul le mensonge fait la vérité.

C'est le seul ennemi qui soit à redouter.

            Célestin attrape ma main et se retourne. Je plaque ma bouche sur la sienne pour l'embrasser. Il me rend mon baiser, puis me repousse délicatement mais fermement.

—   Je n'écris plus ce genre de chose, me dit-il.

—   Et j'en suis attristée. Tu n'es plus le même.

—   Je me suis assagi. Tu devrais prendre exemple.

            Je lui réponds par une moue dubitative. Attend-il véritablement de moi que je baisse les armes ? Me croit-il seulement capable de ne plus résister ? Ce n'est pas parce qu'il a perdu tout espoir de voir notre monde changer que je dois faire de même. S'il peut se contenter d'une vie dans laquelle il rédige des rapports et censure la vérité, moi, je ne le pourrais jamais. Il me regarde sans bouger, dans l'attente d'une réaction. Ses yeux noisette, qui me faisaient fondre hier, ont perdu de leur éclat.

—   Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-il.

—   Pourquoi tu ne fais plus rien ? je rétorque.

—   Parce que je suis adulte et raisonnable désormais. Et parce que j'ai prêté serment.

            Je secoue la tête et me retire dans notre chambre. Les larmes me montent aux yeux. Peut-être a-t-il raison. Peut-être devrais-je me montrer raisonnable. C'est peut-être cela qu'on attend d'une adulte : qu'elle rentre dans les clous du système. Peut-être devrais-je laisser mes rêves d'adolescentes au placard et cesser de croire qu'un autre monde est possible. Peut-être devrais-je arrêtée de croire que je peux résister, toute seule, par mes mots et mon influence, alors que le système entier est corrompu. Je devrais sans doute rentrer dans la norme et me plier aux règles de la société pour les satisfaire et continuer à lui plaire.

            Je m'allonge sur le lit et fixe mon regard sur le plafond. Dehors, la pluie continue de tambouriner contre le toit et les fenêtres. Elle répond à ma mauvaise humeur. Je repasse dans ma tête le message que le Comité m'a envoyé et me rappelle du regard de Romain fixé sur moi. Qu'a-t-il dit à ses parents exactement ? Et qu'ont-ils dit sur moi, après cela ? J'ai du mal à me dire que des parents d'élèves ont envoyé une lettre pour dénoncer mes propos au Comité alors que je n'ai pas puni leur fils pour m'avoir coupé la parole.

            Étonnement, je reste très calme. Je n'ai pas peur de me défendre. Je sais exactement ce que je vais dire. Romain a cru que je cherchais à lui transmettre un message —  à juste titre —  mais il s'est trompé car mon seul but était de le faire réfléchir. La carte que j'ai projeté au tableau a été validé par le Comité et je n'ai fait que répondre à la question posée par le programme qui m'encourageait à « mener une étude, à partir de cartes, pour développer une réflexion critique sur les modes de représentations cartographiques ». Le titre du chapitre introductif n'était-il pas « Des cartes pour comprendre le monde » ? J'ai pourtant bien lu qu'on me demandait de décrire le fonctionnement de la planète, à partir de plusieurs cartes, afin d'en envisager l'avenir. Il était clairement écrit que je devais établir des liens entre les ressources naturelles et les régions du monde. Certes, j'ai appris à mes élèves qu'une carte était une construction, mais c'est la vérité et il n'y avait aucun sous-entendu. Je le promets. Juré, craché.

            Toute seule dans le noir, je souris et murmure, plus pour moi-même que pour le silence :

—   Je n'ai jamais été raisonnable.

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