Chapitre 6




Il est sept heures et demie du matin et mes collègues de travail ne sont pas encore arrivés au lycée. J'ai des photocopies à faire et je profite du calme et de la salle des professeurs vides pour imprimer mes documents. Il fait très chaud dans l'établissement, même à cette heure. La température extérieure avoisine les 25°C. La journée, les climatiseurs tournent à plein régime, mais il est encore trop tôt pour les activer.

            Depuis le réchauffement climatique, la température de la planète a grimpé de 6,5°C par rapport à l'an 2000. Il fait constamment chaud et les saisons n'existent presque plus. Seules les régions du Deuruta et du Pinetou ont encore des hivers, mais les nouvelles régions du Sud sont constamment en proie à des chaleurs caniculaires. Heureusement, les ministères du Logement et de l'Énergie ont équipé tous les bâtiments de climatiseurs qui rejettent la chaleur dans l'atmosphère. Ces rejets viennent se mêler à ceux des voitures qui continuent de rouler aux énergies fossiles et qu'on retrouve massivement dans les villes et sur les routes. Heureusement, le ministère de la Transition Écologique Réussie est très rassurant. Même si les taux de pollution semblent à leur plus haut niveau dans les grandes villes, il est désormais possible d'évacuer ce surplus de chaleur et les particules nocives pour l'organisme grâce à de grandes tuyaux qui les aspirent puis les rejettent directement dans l'espace.

            Grâce à toutes les nouvelles technologies, la température de la Terre a cessé d'augmenter et les êtres humains peuvent s'en féliciter. Les objectifs affichés par la COP100 ont été atteints : nous avons réussi à contenir le réchauffement climatique entre 6 et 8°C.

            Il n'empêche que 6,5°C de plus que l'an 2000, ça fait 20°C de température moyenne en hiver et entre 45 et 50°C l'été. Et pour un mois d'octobre dans la région du Norcam, avec nos 30 à 35°C en journée, il ferait presque frais. Je ne me plains pas trop, j'y suis habituée depuis ma naissance. Je suis née dans ce monde post réchauffement climatique et je n'ai toujours connu que la chaleur qui accentue la sécheresse. Heureusement que le Ministère des Eaux parvient à trouver de quoi irriguer les champs et que les laboratoires conçoivent nos denrées sous serres, sinon, j'ignore comment nous pourrions nous nourrir.

            La photocopieuse crache mes dernières copies. Mon cours d'aujourd'hui traitera justement de l'eau. Depuis quelques jours, celle de notre appartement a un goût abominable. Célestin a beau la filtrer avec du charbon actif, on sent un arrière-goût de sel et elle pique sur la langue. Je ne suis pas la seule à l'avoir remarqué. Mes collègues ne parlent plus que de ça et les élèves passent leur temps à nous réclamer à boire. Pourtant, à chaque fois qu'ils reviennent des toilettes, ils sont encore plus assoiffés. Je n'ai pas mis bien longtemps à comprendre pourquoi. Il m'a suffi d'attendre que Célestin aille se coucher hier soir pour jeter un coup d'œil sur le dernier rapport du Comité Scientifique qu'il devait corriger pour le communiqué du lendemain. Il l'avait mis de côté, dans l'attente de le broyer.

            Tandis que je monte jusque dans ma salle de classe, la bouche pâteuse, je glisse ma main dans la poche arrière de mon pantalon pour saisir le papier froissé qui s'y trouve. J'arrive devant une porte verte pomme, cherche plusieurs secondes mes clefs dans une autre poche pour ouvrir la serrure et entre. Je dépose mes affaires sur mon bureau, allume l'ordinateur vieillissant et relis pour la troisième fois le document volé.

            « Les derniers relevés effectués sur l'eau douce indiquent une contamination à hauteur de 95%, soit une augmentation de 5% par rapport aux derniers relevés de mars dernier. Les stations de traitement des eaux, malgré l'ajout massif de javel pour décontaminer l'eau polluée aux particules chimiques, n'ont pas pu empêcher la dégradation massive des molécules. Aussi, le Comité Scientifique International a reçu l'ordre des Grands Sages de faire cesser toute distribution d'eau douce auprès de la population, afin de préserver les 5% restants pour la classe dirigeante. Les ingénieurs en ingénierie de l'eau assurent que l'eau artificielle, sur laquelle ils travaillent depuis des mois, sera bientôt en état d'être distribuée. Dans l'attente, les Grands Sages ont proposé de remplacer l'eau polluée par de l'eau de mer, afin que la population puisse continuer à s'abreuver.

            Les experts ont alerté les Grands Sages sur les dangers que pouvait représenter la consommation d'une eau salée pour le corps humain. En effet, il est rappelé que l'eau de mer contient des minéraux, et notamment du chlorure de sodium, dont la concentration en sel s'élève à hauteur de 30 à 40 grammes par litre. S'il est vrai que les organismes humains ont besoin de minéraux pour vivre, il est rappelé que l'eau de mer contient presque mille fois plus de sel que l'eau douce et qu'une consommation excessive peut altérer le bon fonctionnement du processus d'élimination du corps. La consommation d'eau de mer, de façon courante, risque d'entrainer une forte déshydratation pouvant aller jusqu'à la mort.

            Aussi, les Grands Sages ont sommé les ingénieurs de trouver une solution alternative, dans l'attente de la création d'une eau artificielle. Et, en l'absence de meilleure solution, l'eau de mer a été proposée aux stations de traitement, qui ont reçu pour consigne de retirer la plus grande quantité de sel pour la rendre potable. Les résultats sont mitigés. L'eau actuelle, baptisée « eau de transit », n'est pas mortelle pour l'être humain mais entraine inéluctablement des effets physiques indésirables : sensation de soif permanente, sueurs, accélération du pouls, maux de tête pouvant conduire à des vertiges, des douleurs abdominales ou des vomissements.

            Les Grands Sages appellent les différents ministères et Agents d'État à présenter la situation actuelle sous un angle qui se voudrait rassurant, pour éviter un vent de panique.         Dans l'attente d'une solution plus durable. »

Rapport émit par le Comité Scientifique International

Transmis par le ministère de la Recherche Internationale le 10 octobre 2149

            Je froisse une fois de plus le document sans trop savoir quoi en faire. Célestin me tuerait s'il savait que j'ai emporté ce rapport jusque sur mon lieu de travail. Ces informations sont top secrètes. Je n'ai pas à les lire, ni à les divulguer. Son travail est essentiel pour le moral de la population. Dire que, quand je l'ai connu, il était comme moi : idéaliste. Aujourd'hui, même s'il soutient encore mes actions avec le sourire, il cherche de moins en moins à lutter par lui-même. J'avoue que son absence de soutien commence à me peser. Je me sens parfois très seule dans mon combat contre le mensonge d'état.

            Je passe vingt minutes à terminer de corriger plusieurs copies, jusqu'à ce que les élèves se pressent devant ma porte à l'appel de la sonnerie. Ils se rangent deux par deux, les uns à côté des autres, leurs sacs sur leurs épaules. Je m'approche et leur fait signe d'entrer en les appelant un à un par leur prénom. Ils s'assoient à leur place habituelle, sortent leurs cahiers et leurs trousses et m'observent silencieusement, presque religieusement. Moi, qui représente la bonne parole du ministère de l'Éducation Internationale.

            Je fais un bref rappel du cours précédent. Ils ont bien révisé. La leçon est apprise par cœur, presque comme des robots bien dressés. Dans le fond, Romain plisse les yeux. Cet adolescent m'intrigue, avec ses cheveux bouclés qui flottent en pagaille autour de son front et ses grands yeux verts qui m'observent d'un air scrutateur. J'ai l'impression d'y voir l'œil de Moscou ou le célèbre Big Brother is watching you du roman de George Orwell. Je me suis un peu renseignée sur lui auprès de mes collègues, et grâce à la banque de données enseignante.     Romain Thunberg est un élève brillant, particulièrement dans le pôle littéraire. Son père travaille pour le ministère des Eaux et sa mère est employée dans une usine de production alimentaire. Il souhaite être écrivain et j'espère qu'il réussira, car vivre de sa plume est encore un défi, même à notre époque. Lors de mon cours sur la grande migration, je n'avais pas réussi à savoir s'il était intrigué par les thèses complotistes ou s'il regardait l'article d'un mauvais œil.

            Je sais que je dois me méfier. Je ne suis pas encore titularisée et le ministère de la Bonne Parole contrôle scrupuleusement les cours que je propose. Si je veux transmettre des informations à mes élèves, je dois rester discrète et les laisser tirer leurs propres conclusions sur les sujets que j'aborde avec eux. Ils ne doivent pas penser que ça vient de moi. Je suis comme un jardinier. Je plante quelques graines et les arrose régulièrement, mais pas trop souvent, pour éviter de les noyer. Si je suis trop direct, Romain pourrait parler à ses parents et je risquerais d'être dénoncée au Comité d'Ethique et de Moral. Et alors...

            Je projette au tableau une carte qui date de l'an 2015, produite par l'ONU et le PNUD. Elle montre les estimations faites par les deux organismes sur l'état de l'eau dans les pays de l'hémisphère Sud. La carte est obsolète. Un élève me le fait immédiatement remarquer : pourquoi étudier des pays qui n'existent plus aujourd'hui ? A quoi bon analyser les estimations que les scientifiques de l'an 2015 avaient faite pour 2050 ? Tout le monde sait comment ces pays ont fini. Sur la carte, les pays de l'hémisphère Nord sont représentés dans un bleu qui signifie qu'il y a peu ou pas de pénurie d'eau. À l'inverse, les pays de l'hémisphère Sud sont en orange ou rouge et signalent un état critique et une insuffisance d'eau.

            Pour leur permettre de faire une comparaison, j'affiche un autre planisphère, qui représente le Nouveau Monde et l'état de nos ressources en eau. Celle-ci a été réalisée par le ministère de la Recherche Internationale et le ministère des Eaux. La carte continue d'afficher du bleu et aucune région ne semble souffrir d'un manque de cette ressource. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, il semble que nous mourrons de soif en ce moment, non ? J'essaye de les amener à réfléchir et leur demande de comparer les deux cartes.

—   Que pouvez-vous me dire sur l'état actuel de nos ressources en eau ?

            Plusieurs mains se lèvent. Celle de Romain en fait partie.

—   Nos ressources sont suffisantes, répond-t-il. Nos régions ne souffrent d'aucune pénurie et la ressource en eau potable est suffisante pour tout le monde.

—   Qu'est-ce qui te permet de l'affirmer ?

—   La carte.

—   Mais est-elle fiable selon toi ?

            Il hésite à répondre. Je vois ses yeux passer du planisphère à moi puis de moi au planisphère. Il semble se demander si je cherche à le piéger. Je continue de l'observer.

—   Votre camarade a raison. Au vu de cette carte, notre région ne semble souffrir d'aucun problème concernant la gestion de l'eau. Pourtant, si vous comparez ces données avec la situation actuelle que subit la région, qu'en déduisez-vous ?

            Romain plisse les yeux, comme s'il essayait de lire à travers le tableau. Je veux développer leur esprit critique et les amener à tirer des liens par eux-mêmes. Je ne peux pas leur dire trop clairement les choses. Il faut qu'ils comprennent.

            Je me décide à leur expliquer à quoi sert une carte. C'est un outil qui permet de questionner et comprendre le monde. Elle doit illustrer la représentation que l'homme s'en fait. Si on a tendance à lui attribuer un crédit, il faut se rappeler qu'une carte n'est jamais neutre. C'est une construction. En fonction du point de vu qu'elle adopte, la carte offre une vision ciblée d'un espace, à la fois d'un point de vu géoéconomique, géopolitique, géoenvironnementale ou géoculturelle. J'explique :

—   Pour comprendre une carte, vous devez questionner les auteurs et le ou les points de vue qu'ils ont choisi d'adopter.

—   Vous êtes en train de nous dire que les cartes sont des objets de manipulation, m'interrompt Romain sans lever le doigt.

            J'arrête de parler. Romain m'observe, dans l'attente de ma réponse. Je me demande si je dois le réprimander pour son interruption. Les élèves ne coupent jamais la parole aux professeurs. Ses camarades savent qu'il vient de commettre un impair que je dois sanctionner, sous peine de voir remis en cause mon autorité. Pourtant, j'hésite car je brûle de répondre à sa provocation. Je me décide enfin après quelques secondes de silence :

—   Je vous explique seulement qu'une carte est réalisée par une personne ou un organisme et que les producteurs choisissent de montrer quelque chose de précis. C'est à vous d'apprendre à critiquer ce que vous voyez. Et, M. Thunberg, je vous prierais de lever le doigt à l'avenir.

            Il hoche la tête, mais je ne le sens pas convaincu. Je poursuis avec d'autres cartes dont le sujet de détournement est moins flagrant que celle qui parle de l'état de l'eau. Pendant l'heure, quatre élèves me demandent à sortir pour boire. Lorsque la sonnerie retentit, la plupart dégoulinent de sueur et deux d'entre eux me demandent s'ils peuvent aller à l'infirmerie pour des maux de ventre. Romain passe devant moi en sortant. Il s'arrête quelques secondes, comme s'il hésitait à me parler, puis s'en va.

            J'ai la gorge sèche et les yeux qui piquent. Je descends prendre l'air en salle des professeurs. Les climatiseurs sont allumés et la température est meilleure que dans d'autres parties du bâtiment. Plusieurs collègues m'accueillent par des sourires. Je me rue sur le robinet et avale goulument plusieurs filets d'eau.

            Je sursaute en sentant des doigts se poser sur mon épaule. Cecilia, ma collègue de français, m'indique un carton ouvert sur l'une des tables de travail. Elle y a déposé un tableau sur lequel tous nos noms sont indiqués et me demande de signer à côté du mien, puis de récupérer l'un des objets qui se trouve dans le colis. Je m'exécute puis plonge ma main. Elle en ressort avec un brumisateur.

            Intriguée, j'appuie sur le bouchon et l'appareil projette de l'eau en très fines gouttelettes sur mon visage. Immédiatement, je me sens mieux. J'ai toujours soif, mais ma gorge semble tout à coup moins sèche. C'est comme si ces gouttes projetaient en pluie permettaient aux pores de ma peau d'absorber l'humidité qu'il lui manquait. Je soupirerai presque de contentement.

—   C'est un cadeau des Grands Sages, m'explique Cecilia. Tous les Agents d'État en ont reçu un.

            Ce brumisateur : un cadeau ? L'objet m'intrigue. Je me demande si l'eau contenue à l'intérieur est une eau douce, salée ou un substrat de la future eau artificielle ? J'appuie de nouveau sur le bouton pressoir et ouvre la bouche pour sentir les gouttelettes sur ma langue. Ma salive l'aborde immédiatement. Les gouttes, pourtant infimes, viennent aussitôt étancher ma soif tout en laissant un arrière-goût sur ma langue.

            J'ai toujours été habituée à l'eau chimique. J'en bois depuis ma naissance. Mais cette eau-là n'a rien de naturelle. Je préférerai presque celle contaminée, devenue non potable. Celle-ci apaise ma gorge et contente mon besoin vital de m'abreuver, mais elle me laisse aussi un sentiment d'amertume. Et un je ne sais quoi d'insaisissable.

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