Je ne suis toujours pas remise de la mort de Guy. Depuis plusieurs semaines, les visages des vingt-trois fusillés rendent mes nuits cauchemardesques. Tout tourne en boucle dans mon esprit. Ils sont morts. Fusillés pour l'exemple, comme des criminels. Assassinés pour avoir voulu dire la vérité. Pour s'être élevés contre cette société du silence et contre la bonne parole de l'État. L'affiche voulait faire peur. Elle a eu l'effet inverse. Elle est venue nourrir ma colère de haine. Une fureur qui m'empêche de dormir la nuit et qui me fait trembler le jour.

            Romain ne m'en a pas parlé. Il ne me cherche plus du regard ces temps-ci. Il est distant depuis quelques temps. J'ignore s'il a peur ou s'il est désespéré. Peut-être que certains de ses camarades sont tombés cette nuit-là. Il n'était pas tous des adultes. Il y avait des enfants. Deux gosses n'avaient même pas seize ans !

            J'entre en classe et jette presque mes cahiers sur la table. Mes mains tremblent de colère. Il fait déjà chaud et j'ai soif. Je n'en peux plus d'avoir la gorge asséchée et de souffrir de sueurs. J'avale toute l'eau contenue dans la gourde que j'ai emportée. J'ai encore plus soif après. Dire que, pendant que nous mourrons de déshydratation et qu'on nous oblige à boire de l'eau salée, d'autres s'abreuvent jusqu'à plus soif avec ce qu'il reste d'eau naturelle. J'ai envie de sortir et d'hurler dans la rue pour encourager la population à se révolter.

            Hier soir, les informations ont diffusé des images des fusées Space XX à la télévision. Deux des Grands Sages étaient interviewés par des journalistes. Ils se pavanaient dans leurs beaux vêtements qui brillaient d'une belle couleur indigo. Combien de litres d'eau ont-ils usé pour produire ces textiles quand on sait qu'il faut 8000 litres d'eau pour produire une seule robe ? Et combien de kilos de coton a-t-il fallu pour les fabriquer ? Et combien ont-ils payé ceux qui les ont cousus ? Cela m'étonnerait fort que les petits travailleurs exploités des régions du Dinvok et du Ping Xijin aient obtenu beaucoup de bons d'achats. Le salaire n'est peut-être plus versé en argent, mais le constat reste le même : les classes dirigeantes continuent de vivre sur le dos des pauvres, qui sont exploités et mal payés, qu'ils le soient en espèce ou en tickets. Les Grands Sages se félicitaient de leur futur départ : « Nous ferons partis des premiers côlons », disaient-ils. « Le voyage sera risqué mais nous devons prendre ce risque pour nos concitoyens. Nous nous devons d'être les guides de l'humanité ». J'ai failli casser la télévision. Les guides de l'humanité ! Ils fuyaient, voilà tout. Ils avaient détruit la Terre et ils s'enfuyaient lâchement en nous abandonnant avant que les catastrophes n'arrivent. Quelle belle leçon d'humanité. Quelle belle preuve d'amour de nos dirigeants !

            À peine la classe de Romain rentrée, je distribue les documents sans même me soucier qu'ils aient sorti leurs affaires. Aujourd'hui, nous allons parler exploitation et opportunité. Le chapitre s'intitule « La Terre, espace de ressource ». J'ai hésité le changer par « développement non durable » mais le titre aurait été trop provocateur.

Doc. 1 : L'exploitation des mers et des océans : la fonte de l'Arctique, une opportunité mondiale

            Longtemps inaccessible, l'Arctique fait désormais rêver. La fonte de la banquise s'est révélée une véritable opportunité économique pour le gouvernement et les compagnies pétrolières. En effet, la fonte des glaces du Pôle Nord a laissé place à une vaste étendue d'eau salée et permis l'exploitation de nouvelles ressources naturelles offshores. Alors que certains parlaient de catastrophes mondiales, à cause de la disparition des glaciers, connus pour être des régulateurs climatiques, le président de la société BPAmoco, Erwan Know D'Arcy, s'est au contraire félicité de cette opportunité énergétique et financière.

            La disparition de l'Arctique a également provoqué une ruée vers l'or noir. Toutes les compagnies pétrolières souhaitaient forer dans cette région pour trouver des gisements d'hydrocarbures gaziers et pétroliers. Les Grands Sages ont dû réguler la demande et ont autorisé la prospection puis l'exploitation à plusieurs sociétés : BPAmoco du Norcam, Equinor du Pinetou et Shell du Mrupt. Rapidement, les fonds marins ont révélé toutes leurs richesses et la découverte de ces gisements a permis d'ouvrir de nouveaux champs d'exploitation au Nord et d'ainsi faire face à la pénurie annoncée des gisements de l'hémisphère Sud.

            C'est donc bien grâce à la fonte des glaces que la population du Nouveau Monde a pu continuer à bénéficier de l'énergie fossile. Prenant de court les associations environnementalistes qui annonçaient la fin de l'essence et du diesel, et qui encourageaient la production de véhiculer moins coûteux en énergie fossile, les Grands Sages ont réussi leur défi de continuer à exploiter ces ressources.

            Dernièrement, les compagnies pétrolières tournent leur regard vers la lune. Erwan Know d'Arcy a d'ailleurs annoncé dans une interview pour le journal Le Monde son intention d'envoyer une fusée sur le satellite de la Terre. Ils souhaitent commencer à creuser plusieurs puits pour trouver de nouvelles ressources et ainsi continuer à exploiter l'énergie fossile dans l'avenir.

            Sous la direction du ministère de l'Économie, De l'opportunité fournie par le changement climatique, Éditions Le Nouveau Monde, 2139

Doc. 2 : Les centrales nucléaires : l'énergie de l'avenir.

            L'émission Capital a réalisé une édition spéciale sur les centrales nucléaires afin de mettre en avant toutes les qualités de ces usines qui transforment la chaleur produite par la fission des atomes d'uranium en vapeur d'eau. Pour rappel, cela permet de mettre en mouvement une turbine reliée à un alternateur capable de produire de l'électricité bleue.

            Dans les années 2010-2020, les anciens gouvernements s'interrogeaient pour savoir s'ils devaient fermer les centrales nucléaires afin de respecter les engagements pris lors du vote de la loi de transition énergétique. Pour cela, ils prévoyaient de fermer les réacteurs puis de démanteler les sites de production, tout en encourageant la création d'usines à énergie renouvelable. Les associations environnementalistes militaient dans ce sens depuis les catastrophes nucléaires de Tchernobyl en 1986 et de Fukushima en 2011 qui avaient montré la dangerosité de ces centrales.

            Aussi, nous sommes en droit de nous demander : pourquoi les Grands Sages ont-ils choisi de conserver les centrales nucléaires et ce choix a-t-il été payant ?

            Après la disparition des continents de l'hémisphère Sud, les Grands Sages ont appelé les entreprises du monde à faire de la prospection en direction des terres englouties. En creusant profondément, certaines d'entre elles ont mis à jour de grandes quantités d'uranium. Les mines sous-marines et les forages successifs ont ainsi fait remonter à la surface le précieux minerai. Celui-ci a commencé à s'amonceler sur des terrils inexploités. Alors, pour régler le problème de la surproduction et pour éviter le gaspillage, les Grands Sages ont relancé les réacteurs qui avaient été fermés dans les années 2040-2050.

            L'énergie nucléaire est donc la principale source d'énergie électrique du Nouveau Monde, n'en déplaise à certains militants écologistes. Ces derniers dénoncent notamment les risques que ces centrales représentent, en prenant toujours pour exemple des catastrophes vieilles de plus de cent ans. Ils critiquent également les grandes quantités d'eau utilisées pour refroidir les réacteurs et les déchets hautement radioactifs produits par l'industrie et qui sont enfouis dans les sols. Mais les Grands Sages se veulent rassurant : « Le risque a été supprimé », assure le Grand Sage du Pinetou. Quant aux déchets : « Les sols sont tout à fait capables de les éliminer », affirme le Grand Sage du Hirunato en ajoutant « Comme tous les autres, ils sont biodégradables. Il faut seulement être patient ».

« Les centrales nucléaires : l'énergie de l'avenir », Terre et Science.

Doc. 3 : Poisson ou poison : vous êtes fous d'avaler ça.

            Un article polémique a été posté par une personne anonyme sur le site de Médiapart. Signalé par les internautes, le site internet a immédiatement été fermé par la CIILI (Comité International de l'Informatique et des Libertés sur Internet), sur demande urgence du ministère de la Bonne Parole. Mais le mal était fait et l'information circulait déjà partout sur le Net, semant le doute dans l'opinion publique. Des journalistes de Nouveau Monde Inter se sont saisis de l'histoire et sont allés interroger des citoyens dans les rues : « Ma fille ne parle plus que de ça », raconte un homme d'une quarantaine d'années qui tient son enfant de six ans par la main. « À l'école, un camarade de classe lui a dit qu'il ne fallait plus manger le poisson à la cantine, car il est pollué ».

            Les enseignants ont tenté de rassurer les enfants en rappelant que les poissons et crustacés sont plein d'oméga-3 et qu'ils réduisent de 15% le risque de cancers et de maladies cardio-vasculaires. Mais « C'est du poison, pas du poisson », continue de marteler un jeune étudiant en Physique-Chimie, devant l'Université de Paris-Sorbonne. « Les relevés scientifiques font états d'une quantité importante de mercure, de plomb, de pesticides et d'arsenic dans les mers et océans. Ces métaux lourds, hautement toxiques et très polluantes, sont ingérés par les animaux marins qui sont ensuite pêchés et consommés par la population » ajoute-t-il quand on l'interroge. L'élève a été interpellé par son professeur d'Université, qui travaille pour le ministère des Eaux, et qui a immédiatement contredit ses affirmations. Ce dernier a d'ailleurs écopé d'un rapport pour « propos mensongers et tentatives de manipulation de l'opinion sur le campus » et doit maintenir suivre un stage en Centre de Redressement Éducatif.

            La population semble de plus en plus suspicieuse face aux produits de grandes consommations. Le ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation a reçu plusieurs courriers de citoyens alarmés par la présence de produits « non identifiés » dans leurs assiettes. Une jeune femme, interrogée par la presse locale du Sud du Norcam, rapporte ces propos sur un forum accessible au grand public : « J'ai acheté une pizza surgelée hier soir. Sur le papier, il était indiqué qu'il s'agissait d'une préparation à base de jambon et de fromage. Lorsque je l'ai sorti du micro-onde pour le repas, nous nous sommes aperçus que le jambon avait fondu et que le fromage était tout amalgamé ». Un autre utilisateur répond : « Ce n'est pas du jambon, c'est un produit ultra transformé fabriqué à base de poudres, d'additifs et d'arômes de jambon. Quant au fromage, il s'agit d'une préparation à base d'huile de palme, de graisses saturées et de sucre ». Un autre renchérit : « Ces poudres sont issues de farines d'insectes, sont pleines de produits chimiques et contiennent des produits non consommables comme de la craie, du talc ou du bois ». D'autres sites anonymes en profitent pour publier des données non vérifiées et validées par l'État et affirment que la consommation de ces produits entrainerait jusqu'à 20% de risques supplémentaires de faire un AVC ou d'avoir un cancer ; sans parler de l'obésité qui ne cesse d'augmenter dans la population. Le ministère de l'Alimentation a aussitôt demandé au ministère de la Communication et de l'Information de rassurer l'opinion. Ils affirment que ces produits ne sont pas nocifs pour les êtres humains et qu'ils constituent la « nourriture du futur ».

            Les Grands Sages, prévenus de l'état de crainte de la population mondiale, rappellent à tous qu'ils n'ont rien à craindre à consommer des produits issus de la filière agro-alimentaire. Les produits ultra-transformés sont fabriqués à base de poudres naturelles et sont parfaitement propres à la consommation. Pour preuve, ils ont diffusé une vidéo dans laquelle on les voit tous les sept à table, à Plastic City, devant des hamburgers géants de la marque Lebœuf. En légende, on pouvait lire que les produits chimiques et les additifs ont été testés en laboratoire et qu'ils ne sont pas nocifs pour les êtres humains. Au contraire, ils ont permis d'atteindre un taux historique de 0% de personnes qui souffrent de la faim dans le monde. « Notre système alimentaire produit de la nourriture en quantité suffisante », conclut le Grand Sage régional du Norcam.

            « Mais l'est-elle en qualité ? », demande un internaute dans un tweet très partagé sur le réseau social Twitter. Un autre répond en commentaire : « Nous sommes fous d'avaler ça ».

            Claude Brunet, « Poisson ou poison ? Vous êtes fous d'avaler ça », Courrier international, février 2149

            Je n'ai pas fait envoyer le dernier texte au Comité d'Ethique et de Moral. Je l'ai rajouté. C'est un risque, j'en ai conscience. Si un élève me dénonce au Comité, on me retirera mon Certificat de Loyauté. Mais il faut qu'ils sachent. J'en ai plus qu'assez de leur faire de la propagande et j'ai envie de parler plus fort. C'est peut-être dangereux comme comportement mais je suis prête à prendre le risque. De tout façon, il n'y a pas plus aveugle que celui qui refuse de voir. La preuve : aucun de mes élèves ne lèvent la main pour m'interroger.

            Romain relève la tête et croise mon regard. Je pensais y trouver de la colère mais j'y lis du désespoir. Il baisse les yeux et pousse le document loin de lui. Il croise les bras et se recule sur sa chaise puis reste sans bouger. Durant toute l'heure, j'essaye de ramener son attention sur l'exercice mais rien n'y fait. Il refuse de travailler et je ne me sens pas la force de l'y obliger.

            La sonnerie retentit et je m'approche de lui. Il baisse la tête et range ses affaires en silence. Je lui barre la route pour l'empêcher de partir.

—   M. Thunberg, je dois vous parler.

Les ressources offshores sont des ressources naturelles exploitées au large des côtes, en pleine mer.

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Référence au livre de Christophe Brusset, Vous êtes fous d'avaler ça, qui dénonce les dérives de l'industrie agroalimentaire.