Chapitre 25
Le mois d'avril pointe le bout de son nez et la température est en train de remonter. Après la pluie et le verglas, une vague de chaleur, venue du Sud, est annoncée pour la région. La météo est complètement détraquée ces derniers temps et savoir que les catastrophes climatiques que subit le monde sont qualifiées de simples « événements météorologiques » me donne le tournis. Si seulement je pouvais faire quelque chose de véritablement utile pour les alerter tous. Mais même si je pouvais dire ouvertement les choses, je sais déjà le résultat que j'obtiendrais : le même que celui des JCC qui s'obstinent à couvrir les rues d'affiches militantes. Dès le matin, leurs documents sont retirés des murs par le Ministère de la Sécurité et de la Protection. Des Agents de l'Ordre sont présents partout dans les rues. On nous surveille dans nos moindres mouvements. Les contrôles ont été renforcés et les interpellations sont de plus en plus nombreuses.
Chaque jour, j'ai peur d'apprendre que Romain a été arrêté. Lorsque les élèves de première arrivent en classe, je le cherche toujours du regard. Il a l'air de plus en plus fatigué — signe de ses activités nocturnes - mais il est toujours là. En classe, je surveille mes paroles, par peur des dénonciations. Il y en a déjà eu et je sais que je suis sous surveillance. Le Comité d'Ethique et de Moral m'a renvoyé plusieurs de mes cours pour que je les modifie. Ils apprécient de moins en moins d'y trouver des références à des sites complotistes ou des personnes considérées comme des terroristes. Ils veulent que je m'en tienne au programme, point final.
Nous avons d'ailleurs reçu une circulaire, encore hier soir, dans laquelle il était écrit noir sur blanc que nous devions « garder nos considérations personnelles pour nous » et « afficher une stricte neutralité face à nos élèves ». Le mot de neutralité m'a fait rire. Comme s'il était facile de rester neutre pour un enseignant. Peut-être que la plupart des Agents d'État y arrivent mais moi, j'ai beaucoup de mal à faire la promotion de programmes, manipulés par les politiques.
Une autre phrase de la circulaire a particulièrement retenu mon attention. Celle qui nous encourageait à « développer la certitude chez nos élèves ». Je me suis ruée sur le dictionnaire pour vérifier la définition. Certitude. Ce dit d'un sentiment qu'on a de la réalité, de la vérité d'une idée et d'une conviction. Ce sont des faits et opinions sur lesquels on n'a aucun doute et dont on est certain, d'après le Larousse. Je considère pourtant que c'est le rôle d'un professeur de ne pas développer de certitudes dans l'esprit de ses élèves mais, au contraire, de développer chez eux le goût de l'incertitude. Il faut qu'ils acceptent le doute dans leur vie car on n'est jamais certain de rien.
J'ai finalement décidé d'interrompre la lecture de la circulaire après que ma mère m'eut demandé de bien vouloir cesser de soupirer. La cohabitation se passe de plus en plus mal et nous nous supportons de moins en moins. Elle continue de me demander quand est-ce que je vais appeler Célestin pour le supplier de me reprendre. Elle a décidément une drôle de vision du couple. Elle croit qu'il faut rester avec un homme par besoin et non par envie, comme elle l'a fait toute sa vie avec mon père. Moi, féministe dans l'âme, je n'ai jamais pu me résoudre à me mettre en couple par conformité et confort. Si j'étais avec Célestin, c'était par amour, point barre. Et aujourd'hui, je ne parviens plus à mettre de mots sur les sentiments que j'éprouve à son égard. Un jour, je le hais. Le lendemain, il me manque. Mais j'ignore si c'est son souvenir qui me manque le plus ou l'homme que je côtoyais avant mon départ ? Quoi qu'il en soit, j'ai fini par céder et j'ai envoyé à Célestin un message pour savoir s'il acceptait que nous allions boire un café ensemble. Il n'a pas encore répondu.
La situation de l'eau ne s'est pas améliorée. Je dirais même qu'elle a empiré. Les experts avaient promis de mettre au point une eau artificielle qui n'a jamais été mise en circulation. Ils doivent être plus occupés par les « événements météorologiques » et le « coronavirus inoffensifs » que par la recherche d'une eau capable de réhydrater la population. D'ailleurs, on compte déjà quelques morts dus à cette eau de transit que nous avalons tous les jours et dont les taux très élevés de sel sont en train de détruire nos organismes. Bien entendu, le Ministère des Eaux s'occupe de nous rassurer : aucun lien n'a été établi entre les décès dus à la déshydratation et l'eau de transit. Les brumisateurs des Agents d'État ont cessé de fonctionner et je subis, comme les autres, notamment mes élèves, les effets de la déshydratation. D'ailleurs, j'ai la tête qui tourne et mal au ventre en arrivant au lycée, mais c'est peut-être aussi à cause des céréales que j'ai mangé au petit déjeuner. À force d'ingérer du blé artificiel, saupoudré de pesticides, mes intestins sont sans doute en train de se désintégrer.
Je pousse la porte de ma salle de classe au moment où la sonnerie retentit. J'arrive souvent en retard ces derniers temps car je traine des pieds avant d'aller travailler le matin. Les deux heures avec les terminales passent rapidement et j'attends dix heures et demie avec impatience. La classe de Romain finit par arriver et je les laisse s'installer tout en affichant au tableau le titre de la séance du jour : « Habiter le monde de demain ».
Cet intitulé m'a fait sourire lorsque j'ai ouvert le programme officiel. Dans une démarche de géographie prospective, je dois encourager mes élèves à imaginer leur ville du futur, comme des urbanistes. Pour cela, il est vivement recommandé de s'appuyer sur les choix opérés par les Grands Sages notamment avec l'étude de « l'architecture humanitaire » — que je qualifie pour ma part de totalitaire — ou de l'exemple de Plastic City. J'explique aux élèves :
— La géographie prospective est une démarche géographique très employée par les urbanistes pour aménager les territoires. On la définit comme « une philosophie de l'action collective s'efforçant de répondre à la nécessité politique de conjuguer les temps — le passé, le présent et le futur — et d'offrir une représentation cohérente de l'avenir ». Pour ce faire, nous devons partir d'un territoire et élaborer des scénarios futurs pour l'aménager sur plusieurs dimensions : mobilités, environnement, bâti, politique, social...etc.
Pour appuyer mon discours, je projette aux tableaux plusieurs choix opérés par les aménageurs du territoire, à la suite des catastrophes de 2030-2050, pour repenser les capitales des nouvelles régions. Puis, je donne la consigne :
— Votre travail va être d'imaginer la ville de demain. Vous devez donc proposer un scénario d'aménagement en partant sur l'hypothèse d'un monde modifié. Par exemple, vous pouvez décider que le Nouveau Monde est soumis à de nouvelles catastrophes climatiques : l'augmentation de la température, la disparition d'une partie des terres du Sud de l'hémisphère Nord et l'extinction d'une partie des espèces animales et végétales. Dans ce Nouveau Monde, le système politique actuel disparait pour être remplacé par quelque chose de nouveau. Que créez-vous ?
Plusieurs mains se lèvent. Je m'attends à des actes de rébellion.
— C'est illégal, dit une jeune fille blonde lorsque je l'interroge.
Je me défends :
— Ce n'est qu'une hypothèse. Vous êtes libres d'en prendre une autre. Par exemple, les Grands Sages réussissent à mettre fin aux événements météorologiques actuels. Mieux encore, ils parviennent à trouver une façon de contrôler la météo. Il n'y a plus de tempêtes, plus de pluie, plus de sécheresse et nous pouvons manipuler les saisons à loisir.
Romain lève la main. Je tente de masquer mon sourire et l'interroge :
— C'est une utopie, m'informe-t-il.
— Non. C'est une hypothèse.
J'aimerais ajouter un clin d'œil, mais je fais comme si la discussion était close et me tourne vers mon bureau pour récupérer plusieurs documents destinés à les aider dans leur réalisation. Les élèves se placent en groupe et se mettent à lire. Je retourne à ma place et les laisse travailler en autonomie durant une heure, en intervenant ponctuellement lorsqu'ils m'appellent. La deuxième heure, je décide de circuler entre les groupes pour voir où ils en sont. Je m'arrête quelques minutes près de Marie, la jeune fille blonde qui est justement partie sur le scénario n°2. Dans sa ville, on encourage la production intensive, à l'aide de nouveaux pesticides et engrais, qui peuvent créer des aliments ultra-transformés en l'espace de quelques heures. Elle a même ajouté des statues en hommage aux Grands Sages, pour les remercier d'être des guides si bienveillants. Je la félicite et elle a l'air enchanté. Je déchante devant tant de naïveté.
Je m'approche ensuite du groupe de Romain. Le jeune homme s'agite devant ses trois camarades. Sa petite copine Lilly est avec eux, à moins qu'ils ne soient plus ensemble ? J'ai du mal à suivre les histoires d'amour des adolescents et ces considérations amoureuses me semblent bien futiles à côté des enjeux politiques et environnementaux actuels. Les élèves sont partis sur le scénario n°1, comme je m'y attendais. Je demande à l'un d'eux s'il peut m'expliquer son projet. Lucas commence à lire sa fiche mais je perds vite le fil. Ses idées sont confuses et emmêlées. Romain lui arrache presque la feuille des mains pour la lire :
— Dans notre hypothèse, le système politique actuel a disparu, remplacé par le pouvoir du peuple, qui s'est organisé en petits comités décisionnaires. C'est ce que nous avons choisi d'appeler : « démocratie coopérative et participative ». Le pouvoir est partagé entre les citoyens qui s'organisent en comités de quartiers séparés en différents domaines, qui remplacent les ministères : l'éducation, l'agriculture, l'eau, l'énergie, les transports, l'habitat. Chaque comité reçoit la mission de gérer une partie de la ville, à partir des nouvelles données climatiques. Comme la température est plus élevée, il va falloir penser la ville en deux axes que nous avons nommé « temporel » et « immédiat ». L'axe temporel, c'est celui du futur. Ceux qui travaillent pour l'avenir doivent trouver une façon de faire baisser la température de la planète en replantant des forêts ou en mettant fin à la production et l'exploitation des énergies fossiles pour les remplacer par des énergies vertes.
— Il veut planter des éoliennes et créer des fermes à panneau solaire, marmonne Lilly en baillant comme si la conversation ne l'intéressait pas.
— Et l'axe immédiat, c'est celui du présent, parce que, vu qu'il fera plus chaud, il faut bien trouver une façon pour les hommes de supporter les températures extrêmes, ce qui suppose de se rafraichir et de refroidir les logements, continue Romain comme s'il se présentait à l'Assemblée Internationale pour un exposé.
— Mais sans utiliser de climatiseur, ajoute Lucas.
Les deux adolescents se sourient et Romain poursuit sa lecture. Leur projet n'est pas terminé et ils auront encore quelques heures pour se consacrer à leur ville du futur qui me donne très envie. Romain me parle d'agroécologie, d'agriculture urbaine et de permaculture. Il me vend l'image d'une production alimentaire sans pesticide et biologique où l'on respecterait le cycle naturel des saisons. Les exportations seraient interdites pour privilégier le développement du territoire et les circuits-courts, afin de faire travailler les producteurs locaux et d'éviter d'utiliser des moyens de transport. Quant à l'eau, mon élève tient à me rappeler que l'agriculture et l'industrie consomment à eux seuls 80% de l'eau utilisée sur Terre. Leur ville interdirait donc l'irrigation des cultures et les transferts d'eau pour privilégier l'arrosage pluviale qui tiendrait compte du rythme des saisons et de la nature. Certes, il faudrait se résoudre à ne plus manger de tomates en hiver et on ne pourrait plus consommer d'avocats importés du Mrupt ou créés en laboratoire, mais cela serait un maigre sacrifice comparé aux bénéfices engendrés pour la planète.
Romain prévoit aussi un Observatoire du Bonheur afin de mesurer l'état de santé de la population sur plusieurs critères : social, environnemental, politique et économique. Quant aux logements, il propose des habitats intergénérationnels, où les vieilles personnes pourraient donner des conseils aux jeunes générations qui, en échange, les aideraient dans leurs vieux jours. Cela permettrait de créer une société plus solidaire.
Enfin, Romain est plein d'ambition en ce qui concerne l'éducation des jeunes de sa ville du futur. Les rythmes scolaires seraient repensés et la pédagogie de projet serait au cœur des programmes et fondée sur l'expression libre des élèves. On encouragerait les jeunes à suivre des stages de « découverte des métiers » pour qu'ils puissent trouver leur voie et des voyages culturels et éducatifs seraient proposés chaque année par la ville. Au lieu de faire de l'éducation « De » sur un mode injonctif, on ferait de l'éducation « A » pour encourager les élèves à être des citoyens éclairés. L'éducation serait le premier poste de dépense de la ville car elle représente la clef de voute de l'humanité.
— C'est par elle qu'on peut transformer la société, conclut Romain avec un grand sourire.
J'ai presque envie de me mettre à pleurer et de le serrer dans mes bras. À la place, je me contente de le remercier pour cet exposé et l'encourage à continuer. Je dois m'éloigner, mais j'aurais aimé l'écouter toute la journée. J'ai envie d'entendre ce qu'il a prévu en matière d'économie, de gestion des déchets ou de le voir développer son concept de démocratie participative. Je me prends à rêver en l'écoutant et à rêver d'un monde dans lequel sa ville serait le modèle de toutes les nouvelles villes. C'est ce chemin que nous aurions dû prendre en l'an 2030-2050. Les catastrophes climatiques auraient dû nous pousser dans cette voie que les associations environnementalistes et de grands militants de l'environnement nous avaient déjà montrée. Or, le monde a pris une autre tournure à cause des Grands Sages qui ont profité du changement global pour prendre le pouvoir et imposer leur dictature. Mais le discours de Romain prouve une chose : tout est toujours une question de choix politique. Et nous pouvons changer les choses.
Lorsque la sonnerie retentit, je les laisse ranger leurs affaires et partir en les prévenant qu'ils devront continuer à travailler sur ce projet le sur-lendemain. Comme à son habitude, Romain s'attarde dans la salle. Mais cette fois-ci, il ne peut pas rester car ses amis l'attendent dans le couloir et semblent pressés. Il passe devant moi et ralentit. Alors, j'en profite pour dire :
— M. Thunberg ! Une minute s'il vous plait. Votre projet est-il une utopie ?
Il me sourit. Je conserve un air sérieux. Il me répond finalement :
— Non, c'est mon projet pour le monde de demain.
Définition du dictionnaire Larousse. Site : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/certitude/14305
Chloë Vidal, La prospective territoriale dans tous ses états. Rationalités, savoirs et pratiques de la prospective (1957-2014). Thèse de doctorat dirigée par Michel Lussault et Jean-Jacques Wunenburger, université de Lyon, 2015.
L'éducation « A » fait référence au Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducations à » placé sous la direction d'Angela Barthes, Jean-Marc Lange et Nicole Tutiaux-Guillon et publié aux éditions L'Harmattan en octobre 2017.
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