Chapitre 20
Ma mère n'a pas sauté de joie en me voyant débarquer avec mes affaires. Elle m'a demandé si Célestin et moi nous étions disputés. Je n'ai pas pu lui répondre. À la place, je me suis effondrée en larme. Depuis, j'essaye de faire bonne figure. Je suis chez elle depuis bientôt un mois et je ne supporte déjà plus sa présence. Les parents et les enfants ne sont pas faits pour vivre ensemble toute leur vie, et ma mère et moi encore moins. Nous avons peu de choses en commun et elle n'est absolument d'aucun soutien. Tous les jours, elle me demande pourquoi je ne retourne pas m'expliquer avec Célestin. Elle pense que notre couple peut être réparé et que, si nous discutons en adulte, de façon calme et posée, nous pourrons recoller les morceaux.
Elle n'a pas compris que le tableau idyllique que nous affichions à l'extérieur était fissuré depuis bien longtemps. Il n'y a rien à réparer. Célestin et moi avons fait semblant de ne pas voir que notre couple battait de l'aile et que c'était fini depuis plusieurs mois déjà. Nous nous sommes accrochés l'un à l'autre et à notre passé en pensant qu'il pourrait nous permettre de construire un présent et un avenir.
Il est six heures et demie du matin. J'avale rapidement mon petit déjeuner pour quitter au plus vite l'appartement. Ma mère dort encore et je préfère m'échapper avant qu'elle ouvre les yeux et vienne me tourner autour. Dehors, la pluie a cessé de tomber. Les orages et le vent ont cédé leur place à un froid polaire. Des plaques de verglas gèlent les sols et menacent de me faire déraper à chaque fois que je prends mon vélo. Ce matin, j'irai donc en bus.
Je quitte l'appartement et me dirige vers l'arrêt. Je ne sens déjà plus mes orteils, malgré les deux grosses paires de chaussette et mes chaussures fourrées. Mon manteau est plein de trou et il faudrait que je le change. J'irai dépenser quelques bons d'achats en rentrant du travail pour en trouver un nouveau, dans l'une des boutiques d'État.
Lorsque j'arrive au lycée, l'établissement est recouvert d'un manteau blanc verglacé et il n'y a personne d'autre que le gardien à la loge. J'attends les élèves dans ma salle jusqu'à ce que le soleil se lève, à moitié endormie sur ma tasse de thé remplie d'eau salée et de feuilles nourries aux pesticides. Mon petit brumisateur est posé devant moi et je m'asperge régulièrement pour retirer cette horrible sensation de soif. Je me sens déprimée et j'essaye de me concentrer sur les corrections pour éviter de penser à ma vie.
A huit heures et demie, les élèves entrent dans la salle. Ce sont des secondes. Je fais mon cours comme d'habitude et regarde les heures passer. Célestin me manque mais j'essaye de faire autre chose pour m'occuper l'esprit. J'ai oublié mon journal intime en partant de l'appartement et je ne peux même pas m'épancher à l'intérieur. Il faudra que je retourne le chercher ou que je m'en procure un autre. La perspective de retourner dans notre ancien logis me donne envie de pleurer.
Je passe la journée l'esprit ailleurs. Je ne suis pas concentrée. J'ai l'impression d'être là sans y être. Mon corps est présent mais pas mon esprit. Je me suis fatiguée et je n'ai aucune motivation pour travailler. Heureusement, à quatorze heures, la classe de Romain arrive. L'adolescent me sourit en passant près de moi et j'ai l'impression de recevoir du réconfort. Les élèves provoquent parfois ce sentiment. On est déprimé, on manque d'envie et d'énergie et on aimerait tout abandonner. Et soudain, ils arrivent. Plein de fraicheur, de jeunesse et d'espoir. En le voyant, j'ai l'impression que tout n'est pas perdu.
Je commence mon cours d'EMC. Il s'intitule : « Agir en citoyen responsable ». On nous demande de parler de solidarité et d'écocitoyenneté, et de montrer tout ce que l'État fait pour ses citoyens. Il faut valoriser le Nouveau Monde, les boutiques d'État et les bons d'achats qui ont mis fin au règne de l'argent, mais aussi parler de la nourriture de synthèse, qui offre des tomates et du raisin toute l'année, sans tenir compte du rythme des saisons. Tout cela de façon extrêmement positive. Les élèves sont encouragés à s'investir dans des actions qui mettent en valeur la société qu'ils ont créée. Je distribue mes documents et jette un coup d'œil à Romain qui soupire. J'ai envie de lui demander d'être discret mais son attitude m'amuse et me donne du baume au cœur.
Les élèves lisent les documents puis se lancent dans leur travail. Ils doivent réaliser un développement construit pour répondre à la problématique : « Quels sont tes gestes éco-citoyens ? ». J'attends la dissertation de Romain avec impatience, même si je sais qu'il ne pourra pas parler des manifestations pour le climat. L'heure passe et je circule entre les tables. À 16h, le cours est fini et ils rangent tous leurs chaises et leurs affaires. Ma journée est également terminée et je m'apprête à ranger les miennes pour partir m'acheter un nouveau manteau quand j'aperçois Romain qui m'attend.
C'est la seconde fois que nous nous retrouvons seuls tous les deux, dans cette salle. La première fois, je ne savais pas quelle attitude adopter. Aujourd'hui, j'ai envie de lui serrer la main et de le féliciter. Mais je ne peux pas. Je jette un coup d'œil vers le couloir. Romain me demande, d'un signe de la tête, si je peux fermer la porte. Je m'apprête à dire non puis... Oh, et mince ! Je ferme la porte discrètement et me tourne vers lui.
— Fais vite, les agents de service vont venir nettoyer la salle et il ne faut pas qu'ils nous trouvent ici tous les deux.
Il hoche la tête.
— J'ai besoin de vous, me dit-il.
Je reste étonnée, puis demande :
— Comment puis-je t'aider ?
— Depuis que vous m'avez montré la vérité, je n'arrive plus à dormir. Je suis en colère. Surtout contre ceux qui ont détruit la planète. J'ai l'impression que tout le monde est corrompu et que je suis constamment surveillé.
— Tu l'es. Nous le sommes tous.
— Pourquoi il n'y a que les jeunes dans la rue pour manifester ? Pourquoi les adultes nous ont-ils laissé tomber ? Il y a bien des scientifiques qui connaissent la vérité, non ? Tout le monde ne peut pas être ignorant.
— Les adultes n'osent pas prendre la parole et s'élever contre l'État. Ils ont peur et ils pensent qu'ils ont trop à perdre. Ils préfèrent vivre dans le déni, car c'est plus confortable.
— Je ne sais plus quoi faire. On nous a retiré notre liberté d'agir, de descendre dans la rue et de parler. Que puis-je faire maintenant que je ne peux plus manifester ?
— Contourne l'interdit. Trouve une autre façon d'agir.
Je me rends compte que j'agis comme une prof et que je cherche à le forcer à réfléchir. Je souris, plus pour moi-même que pour lui.
— Tu dois trouver ta propre façon de résister, sans te faire prendre.
— Comme vous ?
— Oui. Mon arme à moi, c'est l'éducation. Je suis persuadée qu'elle est la clef de tous nos problèmes. C'est un véritable trésor à chérir. D'ailleurs, regarde-toi, tu es l'une de mes plus grandes fiertés cette année.
Il se met à rougir. Je sens que mes paroles le touchent et lui redonnent le sourire.
— J'ai l'impression que tout me dépasse et que la lutte est trop grande.
— Trouve ta clef. Sois un colibri.
— Un colibri ? répète-t-il.
Je souris. J'ai toujours aimé cette histoire écrite par l'écrivain Pierre Rabhi qui montre que chacun peut faire sa part pour améliorer la planète et changer le monde.
— « Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés et atterrés observaient, impuissants, le désastre. Seul le petit colibri s'active, allant chercher quelques gouttes d'eau dans son bec pour les jeter sur le feu. Au bout d'un moment, le tatou, agacé par ses agissements dérisoires, lui dit : « Colibri ! Tu n'es pas fou ? Tu crois que c'est avec ces gouttes d'eau que tu vas éteindre le feu ? » « Je le sais, répond le colibri, mais je fais ma part » .
Romain m'écoute et boit littéralement mes paroles — à défaut de pouvoir boire autre chose. Je ralentis le rythme pour le laisser savourer mon récit. Cette histoire, on me l'a contée quand j'étais petite fille. C'était cette maitresse justement, dont je parlais il y a quelque temps dans mon journal intime. Celle qui m'a donné envie de m'engager et de faire de ma vie un combat pour la Vie. J'aime l'idée d'être un colibri. J'aime l'idée que chacun, à sa manière, peut participer à la sauvegarde du monde. Nous n'avons pas les mêmes moyens pour le changer, mais nous pouvons faire un petit quelque chose à notre échelle. Si nous sommes tous un peu des colibris, ensemble, nous formons une belle collectivité.
J'arrête de parler. Romain ne dit rien. Il médite mes paroles. Je souris et lui désigne la porte d'un petit hochement de tête. Il comprend. Il est temps de partir. Mais je sais qu'il va trouver une solution. J'ai confiance en lui.
Enseignement Moral et Civique.
Graine de Colibri, Pierre Rabhi.
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