Chapitre 2
Je pousse la porte d'entrée et laisse tomber mon sac à dos plein à craquer sur le sol. Célestin, mon compagnon, est assis à son bureau. Avec sa petite raie sur le côté, son habituel costume-cravate et son stylo dans la bouche, il a tout du monsieur parfait. En général, il passe ses après-midis, et il lit, relit, rature, corrige, améliore et enjolive, une série de rapports qu'il reçoit en fin de matinée au ministère. Il est tellement concentré sur son travail qu'il ne s'aperçoit pas immédiatement de ma présence. Je m'avance sur la pointe des pieds et pose mes doigts sur ses épaules. Il sursaute et se retourne.
— Tu es déjà rentrée ?
Je jette un coup d'œil sur l'horloge, accrochée au-dessus du bureau. Il est presque dix-sept heures trente.
— Comment s'est passé ton premier jour ? Me demande-t-il en délaissant ses papiers.
Je prends un siège et m'assois à côté. Mes yeux glissent vers le rapport qu'il est en train de lire. Il provient du ministère de la Recherche Internationale. Encore une découverte catastrophique du Comité Scientifique qu'il va falloir transformer pour la rendre cohérente avec la bonne parole. Célestin passe sa main dans ses cheveux bien peignés, se lève pour ouvrir la petite fenêtre qui se trouve sur le coin du bureau et me prend la main. Je réponds :
— Très bien.
— C'est tout ?
— Les élèves connaissent leur histoire et leur géographie sur le bout des doigts. C'est à se demander ce que je vais bien pouvoir leur apprendre.
Il me sourit. Il sait ce que j'ai en tête. Il le savait déjà, lorsque nous nous sommes rencontrés. À l'époque, il terminait ses études et il s'apprêtait à passer son Certificat de Loyauté pour entrer au ministère de la Communication. Il rêvait d'être journaliste. Depuis qu'il avait quitté la fac pour la vie active, je me moquais gentiment de lui en lui répétant qu'il n'était pas au service de l'information mais de la désinformation. Son rôle : manipuler l'info pour la faire correspondre aux versions officielles. C'est son obligation d'Agent. Son devoir envers l'État qui justifie sa propagande en prétextant protéger la population. C'est bien connu : il vaut mieux une population ignorante qui croit que tout va bien qu'un peuple éclairé et donc prêt à se révolter. Je glisse ma main vers le rapport qu'il lisait. Il attrape le document et l'éloigne. Je reporte mon attention sur lui.
— Tu vas y arriver, me rassure-t-il en se penchant vers moi pour m'embrasser.
Je laisse ses lèvres toucher les miennes. Son baiser est léger. Il veut me rassurer. Il n'y a pas de passion, plus de fougue. Notre jeunesse s'en est allée et a laissé sa place à un quotidien morne et répétitif. Je soupire et me lève.
— Je dois préparer mes cours.
— Lesquels ? demande-t-il.
Je lui réponds par un clin d'œil et il soupire. Il me voit comme une personne têtue. Quand j'ai une idée en tête, rien n'y personne ne peut la retirer. C'est mon père qui disait ça. Paix à son âme. Je retourne chercher le sac que j'ai laissé dans l'entrée et me dirige vers notre chambre. L'appartement est petit : deux pièces seulement. De toute façon, le ministère du Logement a jugé que c'était suffisant pour nous deux. Et qui suis-je pour remettre en cause sa décision ? Elle est juste, rationnelle et objective. Mais parce que nous sommes tous les deux Agents d'État, désormais, d'ici un an, nous pourrons prétendre à une pièce de plus.
La chambre n'est pas rangée et je ne prends jamais la peine de faire notre lit. Pourquoi faire, puisque nous y retournerons le soir ? Pour la forme, je rabats tout de même la couverture et attrape la chaise qui me sert de table de chevet. Je pose la lampe sur le sol, m'assois et dépose le contenu de mon sac sur une petite table en bois, achetée en bons d'achats fournis par ma mère lorsque j'étais étudiante. Elle avait déjà servi lorsque je me l'étais procurée, mais qu'importe. Je n'avais pas suffisamment de bons pour me payer le luxe d'une table neuve et celle-ci faisait l'affaire.
Je récupère plusieurs articles, imprimés entre midi et deux et fourrés au fond de mon sac. J'ouvre mon ordinateur qui s'allume sur un document vierge de l'application Word et j'y dépose plusieurs articles préalablement sélectionnés pour ma prochaine activité en classe. J'ai décidé de parler aux élèves de la grande migration.
Doc 1 : La migration des pays du Sud vers les pays du Nord en l'an 2050, par les Grands Sages.
Au début du deuxième millénaire, une série de catastrophes climatiques touche les pays du Sud de l'hémisphère. Pauvres et démunis, leurs habitants se retrouvent confrontés aux flammes des incendies qui dévorent forêts et maisons, à la montée des eaux et aux violentes tempêtes. De plus en plus de réfugiés du climat demandent l'asile aux pays du Nord.
Entre l'an 2030 et l'an 2050, ces catastrophes en chaine engloutissent les continents de l'hémisphère Sud. Les réfugiés climatiques du monde entier se pressent aux frontières des pays du Nord et réclament l'asile.
Constatant l'état de détresse dans lequel se trouvent ces individus, les pays du Nord ouvrent leurs frontières pour les accueillir.
Arnaud Goebbels, Récit de la grande migration, Éditions de l'État, 2133
Doc. 2 : La grande migration. Mythe ou réalité ?
Certaines personnes, qu'on regroupe sous le terme de « complotistes », publient des articles sur des sites non autorisés par le gouvernement, dans lesquels ils dénoncent la manipulation de l'information dont aurait usé les Grands Sages, concernant la réalité de la grande migration survenues entre 2030 et 2050. D'après les complotistes, les Grands Sages n'auraient pas accueilli les réfugiés climatiques. Au contraire, minimisant les catastrophes qui touchaient l'hémisphère Sud, ils auraient massivement fermé leurs frontières en construisant des murs anti-migrants, pour barricader les entrées vers leurs territoires.
« L'agence FRONTEX, initialement fondée pour lutter contre l'immigration clandestine et secourir les migrants en mer, a été déployée sur l'ensemble des mers et des océans afin d'empêcher les migrants d'accéder aux pays du Nord. », peut-on lire dans un article publié récemment.
« Quant aux frontières terrestres, les chefs d'états ont donné l'ordre de les fermer à l'aide de murs, conçus à partir de fils barbelés, derrière lesquels l'armée stationnait. Ces murs n'étaient pas des nouveautés. Depuis les années 2010, de nombreux pays, sur tous les continents, s'étaient mis à construire des murs « anti-migrants » pour « se protéger » des flux migratoires. Dans le Sud-Est de la région du Norcam, dans un pays anciennement nommé Hongrie, on avait vu apparaitre un mur destiné à protéger les frontières de l'Union Européenne, face à l'arrivée des migrants syriens, qui demandaient l'asile politique à cause des guerres au Moyen-Orient, dans la nouvelle région du Dinvok. Ce phénomène était également visible dans la région du Mrupt, à l'ancienne frontière entre le Mexique et les États-Unis, où le président d'alors, durant de sa campagne électorale, avait promis de faire construire un mur maçonné, supplanté d'une clôture de protection pour empêcher les migrants des pays du Sud de l'Amérique d'entrer dans son pays. »
Les complotistes affirment que, au moment de la grande migration, les murs anti-migrants ont été maintenu et, pire, que les gardes-frontières, armés, ont reçu l'ordre de tirer sur les réfugiés pour les empêcher d'accéder au Nord. « Cette migration est le plus grand génocide humain de l'histoire », rapporte le petit fils d'un rescapé qui témoigne à visage caché. « Ils étaient des centaines stationnées devant les murs, à réclamer d'entrer sur le territoire, tandis que l'eau continuait de monter dans leurs pays. Les militaires ont tiré. Ça a été un véritable massacre. La première femme de mon grand-père est morte dans ses bras. Elle était enceinte de son deuxième enfant. Le premier était décédé durant la traversée, à bord d'une embarcation de fortune. Mon grand-père a réussi, avec un groupe de migrants, à se faufiler sous les fils de fers barbelés. Je ne sais pas comment il a survécu, alors que d'autres sont morts. Il a vécu toute sa vie sans papier, jusqu'à ce qu'il rencontre ma grand-mère, qu'il a épousé, ce qui lui a permis de régulariser sa situation. »
Anonyme, « La grande migration. Mythe ou réalité ? », Site non gouvernemental.
Doc. 3 : Protéger la population contre les complotistes. Un devoir d'État.
Le ministère de la Communication et des Médias, en association avec le ministère de la Bonne Parole et le Ministère de la Protection et de la Sécurité, mettent tout en œuvre pour fermer les sites complotistes et arrêter les comploteurs qui tentent de diffuser de fausses informations dans l'esprit de la population, pour semer un vent de panique.
Les Agents d'États ont reçu la difficile mission de traquer ces sites pour les dénoncer à la CIILI (Comité Internationale de l'Informatique et des Libertés sur Internet), qui travaille directement en lien avec les agents du ministère de la Protection et de la Sécurité. À ce jour, plus de deux-cent sites ont déjà été fermés et 45 personnes ont été arrêtées et jugées par les tribunaux et le ministère de la Justice. S'appuyant sur le Code Pénal International et sur la devise judiciaire selon laquelle « nul n'est censé ignorer la loi », les tribunaux ont condamné 21 de ces personnes à la peine capitale tandis que les autres ont été emprisonnés plusieurs mois, avec l'obligation de suivre un stage de bonne parole à la sortie. Toujours sous étroite surveillance, elles sont désormais interdites de publier des informations à caractère mensongère.
Ministère de la justice, Protéger la population. Un devoir d'État, article issu du , 2148
À partir des documents ci-dessus, répondez aux questions suivantes :
1) À l'aide de tes connaissances, explique quel est le contexte historique internationale de l'an 2050 ?
2) Doc. 1 : Qu'est-ce que la grande migration ? Comment les pays du Nord ont-ils accueilli les migrants des pays du Sud ?
3) Doc. 2 : Quelle est la source du document ? Qu'est-ce qu'un complotiste ? Peut-on se fier à ce que rapporte l'auteur du document ?
4) Doc. 3 : Comment les différents ministères protègent-ils la population contre les complotistes ? Quelles peines encourent ceux qui publient de fausses informations ?
Je ferme le document. On m'a dit de développer l'esprit critique de mes élèves, tout en étant fidèle à la bonne parole. J'ai prêté serment. Je ne dois pas me trahir. Les informations me semblent suffisamment fines et subtiles pour ne pas trop attirer l'attention, tout en laissant planer un doute. Après une relecture, j'envoie le document au ministère de l'Éducation Internationale et au ministère de la Bonne Parole pour validation. Mon document va être transmis au Comité d'Ethique et de Morale. Comme je suis stagiaire, le Comité me sert de tuteur pour cette année. Ensuite, si je prouve que je suis digne de confiance, je n'aurais plus à leur envoyer mes cours et ils se contenteront d'une ou deux visites par an pour s'assurer que je respecte les programmes officiels.
Je me mords les doigts pendant quelques minutes en attendant la réponse. J'ai peur d'y être allée trop fort, dès le départ, avec mon texte sur les thèses complotistes. Un message s'affiche dans ma boîte mail. Je l'ouvre en sentant mon cœur cogner dans ma poitrine. Bingo. C'est validé. Ils n'y ont vu que du feu.
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