Chapitre 14




Lorsque je quitte le lycée, je me sens euphorique. La conversation avec Romain m'a à la fois perturbée et remotivée. Je me sens remontée à bloc. Je cours presque dans la rue et récupère mon vélo que j'ai attaché devant l'établissement. J'aime bien venir travailler avec, même si je reconnais que la pluie qui tombe en permanence freine parfois mon envie ces derniers temps. J'arriverai mouillée à la maison, une fois de plus.

            Je pédale à toute vitesse dans les rues de Paris, au milieu des voitures, des autobus et des autres vététistes qui se pressent pour rentrer. Le ciel est sombre mais mon cœur est lumineux. J'ai l'impression d'avoir réussi et je me sens au-dessus de tout danger. Pourtant, j'ai bien conscience que la conversation que j'ai eue avec mon élève de première frôle l'illégalité. Mais comment pourrais-je être condamnée pour quelque chose que je n'ai pas dit ? Je n'ai fait que répondre à quelques questions et, pour le reste, l'échange était silencieux.

            J'enseigne à plus de cent-cinquante élèves par jour. J'ai planté, depuis trois mois, plusieurs milliers de graines, disséminées çà et là dans mes chapitres. L'une d'elle a germé. Romain. Son prénom chante à mon oreille. Il me rappelle l'un de mes romanciers préférés, issu de l'Ancien Monde : Romain Gary. L'auteur de La promesse de l'aube, un récit autobiographique dans lequel le romancier raconte son enfance et sa jeunesse, entre l'ancienne Pologne et la Côte d'Azur, dans le Sud-Ouest de la région du Norcam, puis la Grande Bretagne et l'Afrique. Un récit nourri de l'amour de sa mère qui lui promettait qu'il serait un jour un héros, un général, un ambassadeur, un porteur d'espoir. Comme mon élève.

            Mais, en dehors de son prénom, c'est aussi, et surtout, son nom de famille qui résonne à mes oreilles. Thunberg. Est-il un descendant de Greta Thunberg, cette jeune militante du monde pré-réchauffement climatique qui, en 2018, a choisi de ne pas faire sa rentrée des classes pour aller s'installer devant le Parlement de l'ancienne Suède. Elle portait à la main un panneau sur lequel on pouvait lire « une grève de l'école pour le climat ». Greta Thunberg, cette jeune adolescente qui, par son action et ses messages, relayés via les réseaux sociaux, est parvenue à attirer l'opinion publique et les médias du monde entier et à animer des jeunes de tous les pays. Avec ses marches pour le climat, Greta a tenté de convaincre et de mobiliser. Soutenue financièrement par ceux qui cherchaient à alerter l'opinion et les grands dirigeants de l'urgence climatique, elle est devenue le symbole d'une jeunesse en lutte pour le climat. Partie pour une tournée mondiale, elle a participé à plusieurs conférences dans les pays de l'hémisphère Nord, afin d'interpeller les dirigeants du monde entier sur les enjeux du réchauffement climatique. Elle critiquait les choix politiques, les industries polluantes et les chefs d'entreprises. Elle n'hésitait pas à frapper du poing sur la table et user d'un langage cru et direct.

            Greta Thunberg est morte en 2036, à l'âge de 33 ans, dans un voilier précipité sous la mer lors d'un ouragan, au large des côtes somaliennes. Elle tentait d'alerter le monde sur les dangers du réchauffement pour les pays de l'hémisphère Sud. Après la disparition de ces continents, les Grands Sages ont choisi d'oublier cette figure emblématique de la lutte contre le changement global. Cela n'a rien d'étonnant, au vu de tous les détracteurs qu'elle avait à l'époque. Les climatosceptiques du monde entier l'accusaient d'être manipulée par des lobbys verts. Certains la disaient sous emprise et instrumentalisées par « les ayatollahs écolo-catastrophistes ». La jeune fille essuyait de nombreuses critiques face à des discours brutaux et réalistes considérés comme des speechs apocalyptiques. On lui disait de retourner jouer à la poupée, comme si les enfants ne pouvaient pas s'exprimer. Elle avait pourtant raison mais ça, les Grands Sages ne peuvent pas le dire.

            Alors que je pédale à toute vitesse sous la pluie et au milieu des voitures, les cheveux au vent, l'esprit plein de pensées qui tournent sans s'arrêter, j'ai envie de faire demi-tour et de retourner au lycée pour demander à Romain s'il a un lien de famille avec cette jeune fille. Et si non, j'ai envie de lui parler de Greta. Mais peut-être que c'est moi qui extrapole et qui cherche une origine mystique à un prénom et un nom que d'autres considéreraient comme banals. Et puis, je ne peux pas parler ouvertement.

            Je finis par m'arrêter devant mon immeuble, tape le digicode et entre dans le hall. Je suis complétement trempée. Le trajet m'a paru filer en un éclair. Je range mon vélo dans le garage puis me réfugie dans l'ascenseur pour monter au douzième étage de l'immeuble.

            Lorsque je pousse la porte de l'appartement, je suis toujours aussi survoltée, comme si j'étais montée sur un ressort. J'ai envie de tout raconter à Célestin, de lui parler de Romain, de lui faire part de notre échange muet et de lui montrer que j'y suis arrivée. Mon cœur tambourine. J'ai l'impression d'avoir trouvé une clef pour prouver à mon compagnon que l'espoir est encore possible et que la lutte n'était pas vaine. L'un de mes élèves a compris et la flamme de la résistance ne va pas s'éteindre. D'autres reprendront le flambeau après moi, après nous.

            Célestin est dans la cuisine. Il prépare à dîner. Il est tôt pourtant, pas même dix-huit heures. Il semble préoccupé et ne lève pas les yeux alors que je referme la porte d'entrée. Je m'approche doucement de lui et me manifeste par un petit toussotement. Il lève les yeux et son regard suffit à me retirer toute envie de lui confier mon nouveau secret. Il a l'air préoccupé et ne me demande pas comment s'est passée ma journée. Inquiète, je l'interroge :

-       Tout va bien ?

-       Oui.

            Il verse sa préparation dans un moule à tarte et l'enfourne. Je contemple les vestiges du plan de travail, recouvert de farines et d'épluchures de légumes. Depuis quand Célestin fait-il des tartes et prépare-t-il à dîner ? S'il n'est pas homme à rester sans rien faire, il n'est pas pour autant féru de cuisine. La plupart du temps, quand il prépare à manger, c'est pour faire des pâtes à la sauce tomate ou appeler le traiteur. Qu'est-ce qui lui prend ce soir ?

-       J'ai mis de la salade dans le réfrigérateur.

            Oh là ! Alerte rouge. De la salade ? Il dépose deux assiettes sur le comptoir. Pourquoi met-il la table maintenant ? Un frisson d'angoisse remonte le long de ma colonne vertébrale. Il va me quitter. C'est ça ? Il veut m'annoncer que notre histoire est finie. Peut-être qu'il a déjà préparé mes affaires. D'instinct, je jette un coup d'œil vers notre chambre mais n'y voit aucune valise.

—   Tu devrais aller te reposer. Je t'appelle quand c'est prêt.

            Là, c'est vraiment, vraiment louche. Même au début de notre relation, il n'a jamais été aussi prévenant et attentionné. Avant de s'enfoncer dans un mutisme sans fin et d'adopter l'attitude défaitiste et résignée d'un ours mal léché, c'était un homme fougueux et passionné par son travail qui n'avait pas de temps à perdre avec des attentions amoureuses. Il se disait romantique mais faisait par-là référence au romantisme, le mouvement littéraire et culturel du XIXe siècle. Son romantisme passait par ses combats politiques, sa façon d'exprimer sa foi dans la liberté et sa lutte contre l'oppression et la censure gouvernementale. Et en amour, il était romantique au sens tragique. Son amour ne passait pas par des fleurs, des petits plats et des cadeaux adressés à sa copine. Alors, qui était donc cette personne devant moi ?

            Je rejoins ma chambre et troque mes habits de travail contre des vêtements plus confortables qui sont loin de me mettre en valeur. De toute façon, s'il compte me quitter ce soir, inutile de mettre mes charmes en avant. Je passe l'heure suivante à corriger des copies, en m'attardant un petit moment sur celle de Romain. À la question : « Que sont les fake news et penses-tu qu'il soit nécessaire de s'en méfier ? », il a répondu : « Les fake news sont de fausses informations. Elles sont créées par des personnes dont le but est de manipuler une idée pour tromper le lecteur. Elles peuvent émaner de plusieurs sources et avoir été conçues par plusieurs personnes. Ce sont des tentatives de désinformation qui utilisent les médias traditionnels ou les réseaux sociaux. Je pense que les fake news sont néfastes pour l'opinion publique car elles créent une perception erronée et douteuse de la réalité. Les personnes qui croient à ces informations deviennent soupçonneuses vis-à-vis du gouvernement et des médias et se mettent à douter de la véracité des vraies informations, pour croire les fausses. Toutefois, je me demande si, parfois, certaines de ses fausses informations ne comportent pas une part de vérité. Si on reprend l'exemple de Noé Hulot qui tente de faire croire que le réchauffement climatique est toujours une réalité, pour semer le doute dans l'opinion, je pense qu'il est nécessaire de faire preuve d'esprit critique, pour tenter de voir si ses tweets ne sont pas là pour alerter, plutôt que pour créer un mouvement de panique ».

            Je reste interloquée par sa réponse. Notamment parce qu'il a souligné d'un grand trait noir les mots « esprit » et « critique ». C'est ce même esprit critique qui m'a été reproché par le Comité et ce sont ces mots sur lesquels j'avais insisté lors de mon cours de cartographie. La réponse de Romain comporte des risques et je ne peux pas me permettre de la valider, sans me mettre moi-même en danger. Aussi, j'entoure en rouge la dernière partie de sa réponse et j'écris : « Ne doute pas de la parole des Grands Sages », en soulignant le mot « doute ». J'espère qu'il comprendra.

            Une fois mes copies corrigées, je retourne dans la cuisine. Célestin est assis devant le plan de travail. La table est dressée. Il m'attend. Mal à l'aise, je prends place en face de lui et commence à manger. La tarte est un peu trop cuite et les légumes n'ont aucun goût. Nous demeurons dans le silence, l'un en face de l'autre. Le saladier nous sépare. Je ne prends pas de plaisir à manger. Je n'en ai jamais pris car la nourriture m'a toujours laissé un arrière-goût acre dans la bouche. Quand j'étais petite, j'allais parfois chez ma grand-mère qui possédait un potager. C'était plutôt rare pour l'époque, dans un monde où la culture hors sol, les OGM et les pesticides font légions. Mamie Madeleine faisait pousser des légumes sur une terre biologique qu'elle nourrissait elle-même grâce au compost réalisé à partir de ses déchets verts. Ses tomates avaient un goût de magie et me transportaient dans un autre monde. Ses courgettes m'emmenaient au pays des merveilles et ses poivrons me faisaient danser sur la table. Les goûts explosaient dans ma bouche et les odeurs des légumes du jardin venaient chatouiller mes narines. Ses légumes étaient laids et tout biscornus mais quel charme ils avaient ! Tous différents, donc tous uniques.

            Jamais plus, je n'avais retrouvé cette magie. Mamie Madeleine s'en était allée et la maison avait été réquisitionnée par l'État qui l'avait détruite pour construire un immeuble de trente étages et un parking. Maintenant, nous mangions de beaux légumes, identiques, conformes à la réglementation du Ministère de l'Agriculture, et cultivés en laboratoire. Quant aux autres denrées alimentaires, tout était fait à base de poudres et la nourriture n'avait plus rien de naturelle. Que mangions-nous alors ? Des nuggets de poulet ou de la farine de poules ? Depuis mes onze ans, je refusais de manger des animaux. Mes parents avaient bien tenté de me forcer mais il était hors de question que j'avale des cadavres morts, élevés en batterie sans jamais avoir vu la lumière du jour puis égorgés dans des abattoirs. Quant aux poissons : j'ai toujours refusé d'ingérer du plastique par voie indirecte, dans mon assiette. Célestin et moi avions au moins ça en commun.

—   C'est bon ? me demande-t-il.

—   Oui oui.

            Il sait que je mens. C'est mangeable aurait été une réponse plus appropriée mais je n'ai pas envie de le vexer. Nous terminons le repas.

—   Jo, il faut qu'on parle.

            Je le savais.

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