Lorsque j'arrive au lycée lundi matin, les élèves sont déjà dans la cour de récréation. Je fais exprès de me dépêcher pour ne pas rester trop longtemps sous la pluie. Novembre prend doucement fin pour laisser sa place au mois de décembre, mais le ciel gronde toujours.

            J'aperçois Romain qui discute avec deux camarades, parmi lesquels se trouve Lilly. Nos regards se croisent mais il détourne aussitôt la tête. Je m'éclipse et rejoint la salle des professeurs. Mes collègues de travail ont le nez plongé dans leur café. Certains discutent mais la plupart se contentent d'attendre que la sonnerie retentisse pour annoncer le début des cours. Je n'ai pas réussi à tisser des liens avec eux. En dehors de Cécilia qui m'accorde parfois la parole, parce qu'elle gère l'AAEE (L'Amicale des Agents d'État Éducatif), les autres sont difficiles d'accès. Pour leur défense, je n'ai pas non plus cherché à me faire des amis. Je me contente d'un bonjour poli puis me réfugie dans ma salle de classe. Je suis plutôt avare de parole et solitaire.

            Cette fois-ci ne faisant pas exception, je photocopie mes documents puis rejoins le première étage. Les élèves ne tardent pas à arriver. Je les accueille comme à mon habitude et les observe pendant qu'ils s'installent. Romain ne me lâche pas des yeux. J'allume le vidéo projecteur et inscris le nom du nouveau chapitre au tableau : L'adaptation des sociétés au changement global. J'ajoute, juste en dessous, la problématique principale : Comment le changement global a-t-il amené les territoires à se transformer et les sociétés à s'adapter ? C'est un cours de géohistoire. À partir de données géographiques anciennes, le programme officiel nous demande d'enseigner comment le changement climatique a bouleversé nos sociétés et entrainé des mutations profondes. L'adaptation de nos territoires, la grande migration et le Nouveau Monde gouverné par les Grands Sages, doivent être présentés comme les réussites d'un nouveau modèle sociétale. Certes, nous avons vécu des catastrophes qui nous ont marquées, mais l'humanité en est ressortie plus forte et nous avons finalement triomphé de la nature.

            Je distribue plusieurs documents et demande aux élèves de réaliser l'activité.

Doc. 1 : Le réchauffement climatique et ses conséquences

            À l'origine du changement climatique se trouvent les gaz à effet de serre (CH4, CO2 SF6, PFC, N2O) qui forment une couche qui enveloppe l'atmosphère. Ils ont un rôle de régulateur pour la planète, gardent la chaleur du soleil et maintiennent la Terre à une température moyenne de 15°C. Lors de l'industrialisation du XIXe siècle, les activités humaines ont provoqué l'augmentation artificielle des gaz à effets de serre. Cette accumulation a formé comme un manteau noir autour de la terre qui a étouffé les gaz et contribué à l'augmentation de la température.

            Comme nous le savons, les estimations scientifiques selon lesquelles la température de la Terre devait grimper de 1 à 5°C entre 2000 et 2100 se sont révélées exactes. Cette augmentation de la température a entrainé les catastrophes que nous connaissons tous : élévation des océans et disparition d'une partie des continents, grande migration des pays du Sud vers les pays du Nord, modification du cycle de l'eau, augmentation des sécheresses et des pluies et disparition d'une partie de la biodiversité.

            Depuis l'an 2100, la température s'est stabilisée aux alentours de +6,5°C par rapport à l'an 2000. Mais, même si la hausse a été importante et a eu des conséquences dévastatrices sur l'hémisphère Sud, les scientifiques du monde entier s'accordent désormais sur le fait que le réchauffement est endigué.

Rapport du Ministère de la Recherche International, « Le réchauffement climatique et ses conséquences ».

Doc. 2 : La fin du réchauffement climatique : comment les sociétés se sont adaptées au changement global

            La hausse des températures et la disparition de l'hémisphère Sud ont obligé les sociétés du Nouveau Monde à s'adapter. Chacune des sept régions, placées sous la gouvernance d'un Grand Sage régional, a été invitée à mettre au point des programmes de développement pour faire face aux mutations socio-économiques.

            Prenons l'exemple de la région du Norcam, et plus particulièrement du territoire de l'Ile de France, autour de la capitale. La modification du climat a permis la création de nouvelles cultures dans une région qui produisait majoritairement du blé et du maïs. Désormais, les habitants cultivent du riz dans des rizières durant les saisons pluviales, tandis que d'autres ont développé la culture de la vigne grâce aux fortes chaleurs des saisons estivales. Le changement global a permis l'émergence de nouveaux métiers, notamment dans les secteurs agro-alimentaires, de l'eau et de l'énergie. Par exemple, nous avons maintenant d'excellents ingénieurs qui produisent de la nourriture de synthèse, sous serre. Et, afin de pallier au manque d'eau, et pour pouvoir continuer à irriguer les cultures, des scientifiques ont développé des cultures hors sol capables de croitre sans une goutte d'eau, grâce à l'utilisation de produits non toxiques pour l'homme. Ces OGM qui faisaient tant peur à l'Ancien Monde, sont désormais monnaie courante et la population peut les consommer sans crainte.

            Et que dire des bons d'achats qui sont désormais distribués en paiement des salaires ? Les anarchistes et anticapitaliste de l'Ancien Monde dénonçaient la culture du profit et de l'argent et prônaient un retour à une société plus humaine, dans laquelle l'échange serait la clef de l'économie. C'est désormais chose faite. L'argent a été abolie, mettant fin aux inégalités économiques et sociales au sein de la population. La société de consommation et son consumérisme à outrance ont été remplacés par une société plus responsable. Le marketing et la publicité ont été abolis et les Grands Surfaces ont été remplacées par des Boutiques d'État, dans lesquelles on ne trouve plus que des produits conçus dans des usines placées sous contrôle des Grands Sages.

            Quant aux problèmes de surpopulation, le ministère de la Population et des Familles a trouvé une façon juste de réguler la croissance démographique. La politique de l'enfant unique, adoptée en mars 2100, a permis de stabiliser la population, afin de pouvoir offrir aux enfants du futur une éducation, un logement et suffisamment de ressources pour satisfaire leurs besoins, tout en limitant leur impact sur la planète.

            La politique des Grands Sages a donc permis de créer un monde plus juste, aussi bien en matière d'économie, que de société et d'environnement. Les êtres humains ont prouvé qu'ils étaient capables de s'adapter, malgré les changements qu'a connu la planète. Quant à ceux qui, dans les années 2000, présentaient l'après réchauffement climatique comme l'avènement d'une civilisation éloignée de la Terre et de la nature, nous pouvons aujourd'hui affirmer sans détour qu'ils se sont trompés. Les scénarios catastrophiques qui prédisaient la fin de notre espèce étaient faux. Certes, nous avons perdu une partie de la planète : l'ancien Amérique du Sud, l'Afrique et l'Océanie ont disparu de nos cartes. Mais nous sommes vivants et les migrants ont été intégrés dans nos nouvelles sociétés.

            Notre planète va bien. Elle va bien. Et nous autres, les êtres humains, avons encore de multiples ressources.

            « L'adaptation des territoires au changement global », Manuel officiel de l'Éducation International, Edition Hatier.

Doc. 3 : Un scientifique condamné pour avoir tweeté de fausses informations

            « Cet après-midi, Noé Hulot, chercheur au ministère de la Recherche Internationale, a été condamné à huit mois de prison, assorti d'une obligation de publier plusieurs démenties dans la presse, pour avoir posté sur les réseaux sociaux Twitter et Instagram plusieurs fausses informations. L'homme, âgé de 52 ans, accusait les Grands Sages de climato scepticisme. Un mois plus tôt, dans un tweet très remarqué, Noé Hulot avait écrit « Les Grands Sages affirment que le réchauffement climatique est de l'histoire ancienne mais les chiffres du dernier rapport du GIEC prouvent le contraire. La température de la planète continue d'augmenter et nous courons à la catastrophe ». Pour étayer ses propos, l'homme avait posté, en parallèle de son tweet, plusieurs photographies sur Instagram, soi-disant issues du véritable 24eme rapport du GIEC, qui aurait, selon lui, été falsifié par le ministère de la Bonne Parole celui de la Communication et des Médias.

            Heureusement, la justice est parvenue à faire avouer le scientifique : « J'ai menti », annonce-t-il à la cour, devant un jury composé de plusieurs citoyens et professionnels de l'État. « Le réchauffement climatique n'existe plus. Je souhaitais seulement obtenir plus de follower ». Le ministère de la Justice se réjouit d'être parvenu à faire la lumière sur cette affaire. Les Grands Sages, tenus informés de cette histoire, se sont exprimés à ce propos en rappelant à la population qu'on n'était jamais à l'abri des Fake news. Ils invitent les Agents d'État, particulièrement ceux attachés à l'éducation, à développer la critique d'information auprès des élèves. L'Éducation aux Médias reste une priorité fondamentale.

James. P, « Un scientifique condamné pour avoir tweeté de fausses informations », Huffpost, juin 2148

À l'aide des documents ci-dessus, répondez aux questions suivantes :

1)    Doc. 1 : Qu'est-ce que le réchauffement climatique ? Quelles ont été les conséquences de ce changement dans les années 2030-2050 ?

2)    Doc. 2 : Où en est-on du réchauffement du climat aujourd'hui ? Pourquoi parle-t-on d'un changement « global » ?

3)    Doc. 2 : Comment les sociétés se sont adaptées à ces changements ? Que penses-tu de cette nouvelle société ?

4)     Doc. 3 : Qui est Noé Hulot et pourquoi a-t-il été condamné ?

5)    Doc. 3 : Qu'est-ce que les fakes news et penses-tu qu'il soit nécessaire de s'en méfier ?

            Les élèves lisent les documents et répondent un à un sur leur cahier. Je circule dans la classe pour vérifier s'ils ont besoin d'aide et contrôler leurs réponses. Romain est très concentré. Alors que je passe près de lui, il relève la tête et me fixe. Je jette un coup d'œil sur son papier. Il a surligné l'un des passages. Celui qui parle du tweet du scientifique condamné par le ministère. Je fais mine de n'avoir rien vu et hoche la tête pour valider les réponses qu'il a noté puis lui demande de développer un peu plus.

            L'heure passe. Je m'ennuie un peu. Les élèves sont disciplinés et écrivent tous sans un bruit. Je ne sais pas trop quoi faire pour m'occuper. À 10h, la sonnerie retentit et ils rangent leurs affaires. Je les regarde sortir et m'apprête à retourner à mon bureau pour récupérer les miennes, puis prendre une pause, quand je m'aperçois que Romain est toujours dans la salle. Il n'a pas bougé. Ses affaires ne sont même pas rangées. Inquiète, je regarde dans le couloir pour voir si un collègue ne se trouverait pas dans les parages. Je n'ai pas le droit d'être seule avec lui. C'est contraire au règlement.

            Romain se lève. Je laisse la porte ouverte et rejoins mon bureau. Il va bien finir par s'en aller. Je tente de mettre de l'ordre dans mes affaires. Mes mains sont moites et toutes crispées.

—   Madame Moulin ?

            Je relève les yeux. Romain est devant moi et je manque de sursauter. J'essaye de faire bonne figure pour rattraper la situation et ne pas montrer mon trouble.

—   Monsieur Thunberg ?

—   Je tenais à m'excuser. Je sais que ma mère a écrit au Comité pour dénoncer votre cours de cartographie. Je lui avais seulement fait part de quelques inquiétudes mais je ne pensais pas que ça irait aussi loin.

            Mes mains se décrispent. Une vague de soulagement remonte jusque dans ma poitrine. Je le rassure :

—   Ce n'est rien. Je n'ai reçu qu'un petit avertissement.

—   Vous aviez raison.

—   De quoi parles-tu ?

            Pourquoi me dit-il ça ? Je l'observe sans comprendre. Il me regarde fixement. Cet échange muet semble dire plus de choses que tous les mots que nous pourrions échanger. Romain me sourit et fait demi-tour. Je le regarde marcher vers son bureau. Sa chemise dépasse de son pantalon serré. Il se donne un style, comme tous les adolescents en quête d'identité. Je sais qu'il veut plaire à Lilly, la petite brune aux origines asiatiques. Je les vois souvent trainer ensemble dans la cour. Romain commence à ranger ses affaires mais s'attarde quelques instants sur le document que je leur ai distribué.

—   Est-ce que le scientifique est sorti de prison ?

            Je mets un moment avant de répondre :

—   Oui.

—   Il exerce toujours ?

—   Non. Il a été relevé de ses fonctions pour avoir violé son « obligation de réserve », en vertu de l'article 4 du serment qu'il a prêté lorsqu'il est devenu Agent d'État.

—   Obligation de réserve ? Qu'est-ce que c'est ?

—   C'est l'un des principaux devoirs d'un Agent. La réserve lui impose d'éviter tout comportement qui pourrait porter atteinte à la considération de son ministère et contrevenir à la bonne parole.

—   Les enseignants sont également tenus de respecter cette obligation ?

            J'hésite. Romain insiste.

—   Oui.

            Il hoche la tête, observe de nouveau son document puis le glisse dans son cahier avant de refermer son sac. Il reste quelques secondes de plus dans la salle avant de prendre la direction du couloir. Alors qu'il s'apprête à franchir la porte, il s'arrête, se retourne et me dit :

—   Ne vous reprochez rien Madame Moulin. Vous n'avez pas trahi votre serment. J'ai compris tout seul.

Organismes Génétiquement Modifiés

Personnes qui sont abonnés à d'autres personnes sur les réseaux sociaux.