Chapitre 11




« Cher Journal,

            Cette fois-ci, j'ai bien cru que ça ne passerait pas. J'avais beau faire bonne figure en partant rejoindre le Comité, en vérité, j'étais morte de trouille. Pas seulement pour moi, mais aussi pour Célestin. D'ailleurs, en rentrant chez nous ce soir, je n'ai pas pu tout lui raconter. Je n'ai pas réussi à lui dire qu'on m'avait demandé s'il rapportait des documents confidentiels chez nous, ni que j'avais avoué en avoir déjà lu. Je sais qu'il me l'aurait reproché.

            Je m'en veux de lui mentir. Nous avons toujours été franc l'un envers l'autre. Mais depuis quelque temps, j'ai l'impression que quelque chose s'est brisé. Célestin ne me touche presque plus. Le soir, nous restons à bonne distance l'un de l'autre, concentrés chacun sur notre travail. Une frontière s'est établie entre nous et elle semble imprenable. Je ne comprends pas comment s'est arrivé. Nous étions si proches. Je l'admirais tant. Tout a changé quand il est devenu Agent et qu'il a prêté serment.

            Pour moi, le Certificat de Loyauté n'est qu'une façon de museler notre liberté d'expression et de contraindre nos actions. Ce n'est pas parce que j'ai prêté fidélité que je dois me taire. Pour Célestin, cela semble le contraire. On dirait qu'il n'arrive plus à parler depuis qu'il l'a obtenu, comme s'il avait peur de trahir. Lorsqu'il était étudiant, il affirmait pourtant qu'il glisserait des messages codés dans les traductions qu'il ferait pour le Ministère de la Communication. Il disait que ce serait sa résistance à lui. Mettre des mots, comme des bactéries, qui viendraient contaminer les mensonges de l'État. Mais il ne l'a jamais fait et je n'ai jamais compris pourquoi. A-t-il eu peur ou s'est-il laissé convaincre ? Peut-être a-t-il tout simplement perdu foi dans la possibilité de faire changer les choses ?

            Quand je lui ai parlé de mon avertissement, il m'a simplement dit : « J'espère que ça te servira de leçon pour l'avenir ». Mais de quel futur parlait-il ? Du mien, du nôtre, de celui du monde demain ? A-t-il oublié que l'avenir n'existe plus et que la planète est toujours en danger. Que nous nous étions juré de résister, de la défendre jusqu'à la fin et d'essayer de faire ouvrir les yeux aux êtres humains ?

            L'audience m'a fait peur, je dois bien l'avouer. J'ai eu peur que tout s'arrête et que je ne puisse plus jamais m'exprimer. Si on me retirait le droit d'enseigner, que me resterait-il ? Comment pourrais-je leur résister ? Comment pourrais-je faire passer mes messages ?

            Depuis l'enfance, je ne pense qu'à cela. J'ai voulu être professeure dès l'école primaire. J'en rappelle très bien, c'était le jour où la maitresse nous avait passé un documentaire. Il montrait une forêt. Une immense forêt. Elle parlait d'elle comme du poumon vert de la Terre. Les images montraient cette étendue verdoyante et les commentaires parlaient d'une vaste région qui aurait abrité presque 10% de la biodiversité. La vidéo m'avait laissé rêveuse. On y voyait des plantes de toutes les variétés, de multiples espèces de poissons de toutes les couleurs, des rivières avec une eau limpide et chatoyante et surtout des arbres. Ils s'étendaient sur des hectares entiers. Aux images s'ajoutaient les sons. Ceux des oiseaux mais aussi celui du vent. J'avais envie de traverser l'écran pour me réfugier dans ce monde-là, le monde d'hier. Celui d'avant le réchauffement du climat et de la destruction d'une partie de la terre.

            Au milieu, le document s'arrêtait et la forêt cédait sa place à des flammes. « Notre maison brûle. Littéralement », disait le sous-titre du documentaire. La forêt partait en fumée. Les commentaires parlaient de milliers d'incendies. L'avancée des feux était difficile à évaluer, mais une chose était sûre : l'un des plus grands espaces naturels de la planète était en train de disparaitre. Rapidement, la fumée était venue recouvrir le pays dans laquelle elle se trouvait. On voyait les images de villes plongées dans le noir. Les habitants portaient des masques pour se protéger.

            Des associations humanitaires appelaient les dirigeants de tous les états à venir sauver la forêt et dénonçaient la déforestation massive. Le président de l'état brésilien se défendait des accusations : « La presse invente des histoires et m'accuse de mettre le feu à la forêt par intérêt économique. En réalité, les feux de forêt ont toujours existé et m'accuser d'être un Néron qui met le feu est irresponsable. »

            Le documentaire se terminait par plusieurs interviews avec des scientifiques qui établissaient le lien entre la déforestation et le changement climatique. Ils expliquaient que la forêt abritait à elle seule plus de deux tiers des espèces vivantes sur Terre et de la biodiversité, à savoir les plantes et les animaux. A l'échelle de la planète, les forêts jouaient un rôle majeur dans la régulation du climat en conservant une partie du CO2. « Les arbres captent du carbone par photosynthèse », expliquait une scientifique. « Ils aident à séquestrer le gaz à effet de serre et évaporent une grande quantité d'eau qui vient se loger dans les nuages et réfléchissent la lumière du soleil vers l'espace. Les forêts permettent de refroidir la Terre et de maintenir sa température. ». Un autre scientifique venait à sa suite. Il avait un immense chapeau noir sur la tête et disait : « Plus de 10 millions d'hectares de forêt disparaissent chaque année. C'est l'équivalent de dix terrains de football qui s'en vont toutes les cinq minutes. La déforestation est un fléau pour la planète. En diminuant l'espace forestier, on augmente la température de la Terre de manière significative ».

            Le documentaire se terminait sur des images qui mettaient en parallèle la forêt avec des incendies. La maitresse nous avait appris qu'il s'agissait de l'Amazonie et que cette immense forêt n'existait plus aujourd'hui. Elle était partie en fumée et le reste avait été englouti par la montée des eaux. Les espaces forestiers de l'hémisphère Nord n'étaient pas suffisants pour maintenir la température, ce qui expliquait pourquoi il faisait si chaud dans notre région.

             J'étais restée sidérée. Choquée. En colère. La maitresse nous avait expliqué que l'avènement du Nouveau Monde, dirigé par les Grands Sages, nous protégeait désormais des dangers du réchauffement climatique. L'Ancien Monde n'existait plus mais une partie était sauvée, grâce à des hommes qui avaient pris la mesure de l'urgence climatique. Gloire aux Grands Sages et à leurs esprits éclairés. Nous nous étions même levés pour chanter l'hymne international, la main sur le cœur.

            Je n'avais pas chanté. La maitresse non plus. À la place, elle m'avait observé. Les images du reportage, ses paroles et son regard, m'avaient donné l'impression de voir autre chose. C'était comme si elle me passait un flambeau et qu'elle me disait : « Tu as compris Jo. Tu as compris ce qui est arrivé et ce qui va continuer à se passer si personne ne réagit. As-tu compris que nos dirigeants n'ont toujours pas compris ? Qu'ils n'ont toujours pas saisi l'urgence de notre situation ». Pour moi, il était clair désormais que, malgré les catastrophes de 2030 et 2050, nos dirigeants n'avaient rien fait. Pire, ils continuaient à mener le monde jusqu'à sa fin en nous faisant croire que tout allait bien. J'avais déprimé durant plusieurs mois. Les images revenaient me hanter la nuit et je pleurais la disparition de l'Amazonie. Adieu les arbres et cette forêt luxuriante. Je n'aurais jamais la chance de parcourir l'un des plus beaux espaces naturels du monde.

            Les années passant, j'avais été témoin d'événements qui n'avaient fait qu'entériner ma colère. D'abord, les inondations dans les régions du Sud, puis de nouveaux incendies au Dinvok ou au Mrupt. Enfin, la prolifération de bactéries et l'arrivée de maladies. A la télévision, les médias nous rassuraient. Le changement climatique, c'était de l'histoire ancienne. Certes, la température de la Terre avait augmenté de +6°C, mais elle n'augmenterait plus. C'était grâce aux Grands Sages qui étaient parvenus, par je ne sais quel miracle, à continuer de polluer, défricher et utiliser des énergies fossiles, sans que cela n'ait d'impact sur la température. C'était terminé. Notre monde était sauvé.

            Je m'étais mise à perdre confiance dans ce que je voyais. Je l'avais fait remarquer à des professeurs qui n'avaient eu comme réaction que de m'envoyer en Centre de Redressement Éducatif. Alors, en grandissant, j'avais compris que la seule façon que j'avais de faire entendre raison au monde, c'était d'utiliser l'écriture et la parole.

            Enseigner, c'était mon arme. Comme mon enseignante, je serai professeure et j'essayerai de convaincre quelques élèves. Ma lutte serait peut-être infime, mais elle existerait. Et peut-être que, comme elle, certains comprendraient mes mots au-delà de mon discours. Peut-être qu'ils parviendraient à décrypter mon langage et à le traduire. J'avais cherché à la retrouver pour lui demander si, en passant ce documentaire, elle avait cherché à nous faire passer un message. Mais elle n'était plus inscrite sur la liste des Agents d'État. Avait-elle été arrêtée, licenciée ou forcée de démissionner ? Avaient-ils voulu la museler ? L'empêcher de planter des graines dans l'esprit de ses élèves ?

            Pardonne-moi, cher journal, si je me suis égarée. Mon esprit digresse quand je repense au passé. Ce que je voulais dire, pour terminer, c'est que malgré cet avertissement du Comité, je n'arrêterai jamais de résister. Et surtout, pour moi, ce soir est synonyme de victoire. Parce que je les ai dupés.

            Ma seule ombre au tableau, c'est Célestin. Parce que je pensais que nous étions deux dans cette lutte et que je me rends compte que je suis seule. J'ai peur de perdre son soutien. J'ai peur qu'il choisisse de se ranger pour ne pas faire de vague. Il me manque. J'aurais aimé que nous fêtions ensemble ma mini victoire contre l'oppression, comme lorsque nous étions à l'université. À la place, je suis seule face à ma feuille. Seule la lampe éclaire mon papier. La pluie et l'orage grondent toujours à l'extérieur. Et Célestin continue de fumer, devant la fenêtre, dans le noir.

Journal de Jo, 10 Novembre 2149


Tweet d'Emmanuel Macron au sujet des incendies de l'Amazonie en 2019.

Inspiré des propos tenus par Bolsonaro, président du Brésil.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top