Chapitre 10




Je pensais entrer dans une petite pièce, comme lors de mon examen au ministère de l'Éducation Internationale, mais lorsque l'homme devant moi pousse la porte, je suis accueillie par une grande salle en arc de cercle qui ressemble à un amphithéâtre. Trois hommes et trois femmes sont assis dans des tribunes. Nous descendons une quinzaine de marche pour rejoindre un plancher en bois vernis.

—   Veuillez prendre place ici, m'indique l'homme qui m'escorte.

            Il me désigne un petit promontoire, face à la tribune. Un micro me fixe. L'homme me laisse et va s'asseoir tandis que je me retourne discrètement pour contempler les marches que je viens de descendre. Quelques personnes sont assises dans les tribunes, des blocs notes sur les genoux et des stylos à la main. Certaines ont l'air de s'ennuyer alors d'autres me fixent avec intérêt. J'ai un nœud dans l'estomac et comme un étau dans la gorge. Je meurs de soif. J'ai pourtant pris l'habitude de vivre avec cette sensation qui ne me quitte plus depuis que l'eau de transit a été mise en circulation. Le brumisateur apaise en partie mes maux, mais ils finissent toujours par revenir. Je me sens sèche tout à coup et ma langue me brûle.

—   Je suis John Mickael Banquer et je suis le président du Comité d'Ethique et de Moral chargé de conduire votre affaire, commence celui qui vient de prendre place au centre. Je suis également ministre de l'Éducation dans la région du Norcam.

            Les autres membres se présentent tour à tour. Je ne retiens pas leurs noms. À la place, je pose mes yeux sur le président qui ouvre le dossier posé devant lui et jette un coup d'œil rapide avant de reprendre.

—   Nous sommes ici présents pour étudier l'affaire qui concerne Mademoiselle Joséphine Moulin, pour laquelle le Comité d'Ethique et de Moral se réunit en ce jeudi. Pour rappel des faits, le Comité a reçu il y a quelques jours une lettre de Mme Thunberg, parent de l'élève Romain Thunberg, dont Mademoiselle Moulin est actuellement la professeure d'Histoire et de géographie. Cette dernière rapportait au Comité ses inquiétudes concernant la pédagogique de l'enseignante, à la suite d'un cours de cartographie. Confirmez-vous cela, mademoiselle ?

—   Oui, je réponds, tout en cherchant à avaler ma salive qui ne vient pas.

—   Oui votre honneur, me corrige-t-il.

—   Oui, votre honneur.

—   Je vais maintenant lire votre profil, pour que le public et les membres du Comité puissent vous connaitre davantage, avant de prendre une décision éclairée, à la lumière de la situation. Vous êtes née le 8 décembre 2126 à Avignon, dans le Sud-Ouest du Norcam. Enfant, vous aviez de bons résultats scolaires mais vos enseignants notent « une forte tendance à la provocation », comme l'indiquent vos rapports semestriels. À cause de cela, vous avez effectué deux stages de bonne parole, l'un à l'âge de treize ans et l'autre à l'âge de dix-sept ans, dans des Centres de Redressement Éducatif. Les éducateurs notent qu'à la sortie, vous étiez « bonne à réintégrer à la société ». Durant vos études supérieures, vous avez suivi une double licence en Histoire et en Géographie à la Sorbonne, sur Paris. Vos résultats apparaissent excellents et votre attitude est irréprochable, ce qui semble signifier que votre comportement dissident était seulement un symptôme de l'adolescence. Le 18 juin dernier, vous vous êtes présentée devant le ministère de l'Éducation Internationale pour obtenir votre Certificat de Loyauté qui vous a été délivré après un entretien de vingt minutes. Nous sommes toujours d'accord ?

—   Oui... votre honneur.

            Derrière moi, j'entends le public s'agiter. J'ignorais que les audiences du Comité étaient publiques. Même ceux qui semblaient s'ennuyer regardent maintenant mon examen avec attention. Je comprends qu'il s'agit de journalistes. Ils ont dû tiquer sur les mots « stage de bonne parole ». À l'époque, mes parents n'avaient pas tellement apprécié d'être obligés de m'y envoyer à deux reprises. J'étais encore impulsive au collège et au lycée. Je n'avais pas appris à tenir ma langue. Je disais haut et fort ce qui me passait par la tête, lorsque je n'étais pas d'accord. Avec le temps, j'ai fini par comprendre que ce n'était pas ainsi que je pourrais résister. Je suis rentrée dans le moule, j'ai fait bonne figure, j'ai souri et j'ai dit ce qu'ils voulaient entendre. En dehors de mes poésies et textes cachés, rédigés sur le campus avec Célestin et les autres étudiants, je suis devenue une élève modèle et idéale. Comme Monsieur Banquer le soulignait, j'avais réintégré la société.

—  Vous êtes Agent d'État Stagiaire depuis le 1er septembre 2149 et vous avez été affectée au lycée Condorcet, dans le septième arrondissement de Paris. Vous êtes en charge de quatre classes d'une trentaine d'élèves : une classe de seconde, deux classes de première et une classe de terminale. Au niveau personnel, vous êtes en concubinage avec Célestin Ganelon, Agent d'État également, chargé de traduction de l'information auprès du ministère de la Communication et des Médias. Récusez-vous un des points évoqués de votre dossier ?

—   Non votre honneur.

            Quoi que, je corrigerais bien celui concernant Célestin. Son travail est plus proche d'un manipulateur que d'un traducteur. Je continue pourtant de me taire.

—   Dans la lettre qu'elle adresse au Comité, Mme Thunberg indique que vous avez expliqué à vos élèves que les cartes pouvaient être mensongères et qu'ils devaient toujours critiquer ce qu'ils voyaient. Souhaitez-vous vous défendre de cela et vous expliquer ?

            Je jette un coup d'œil autour de moi, puis prend une grande inspiration pour faire rentrer de l'air dans mes poumons. Ça fait quelques secondes que je retiens ma respiration et je ne m'en étais même pas rendue compte.

—   Je n'ai pas parlé de mensonge, votre honneur. Seulement de point de vu. J'ai expliqué à mes élèves que les cartes étaient produites pour faire passer un message et qu'ils devaient faire preuve d'esprit critique, comme cela est indiqué dans le programme officiel établi par votre ministère et dans lequel vous demandez aux enseignantes d'utiliser plusieurs cartes pour comprendre le monde et ... 

            L'une des femmes du jury lève la main et je m'interromps. Monsieur Banquer lui donne la parole comme si elle avait priorité sur mon insignifiante personne.

—   Nous avons bien compris que vous n'aviez pas directement critiqué les auteurs des cartes. Mais, n'auriez-vous pas induit, de façon implicite, à vos élèves, que les cartes peuvent être mensongères ?

            Elle fixe son regard sur moi. J'ai l'impression qu'elle peut lire dans mes pensées et cette sensation est désagréable. Après un instant de réflexion, je réponds pour me défendre :

—   Si je l'ai induit, ce n'était pas volontaire. Je suis navrée si cet élève a mal interprété mes paroles.

            La femme continue de me fixer et plisse les yeux. Elle ne semble pas entièrement convaincue. Je baisse la tête, pour faire mon mea culpa. Je ne peux pas être accusée d'une chose que je n'ai pas dite. Ce serait contraire à la loi. Si Romain a mal interprété mes paroles, c'est soit qu'il a mal compris, soit que je suis particulièrement douée pour induire des sous-entendus. Aucun membre du Comité ne peut m'accuser, à défaut de preuve, d'une analyse erronée d'élève. Un homme, sur la droite du président, demande la parole :

—   Votre compagnon, l'Agent Ganelon, ramène-t-il du travail chez vous ?

            Mon estomac se serre encore plus, si tant est que cela soit possible. Peuvent-ils l'accuser lui, en me condamnant moi ?

—   Cela lui arrive.

—   Et vous arrive-t-il de lire les documents confidentiels qu'il reçoit ?

—   Non, il me l'interdit et détruit tous ses documents dès que leur traduction est achevée et conforme à la bonne parole.

—   Mais vous est-il déjà arrivé de les lire, par le passé ?

            Cette fois, j'hésite à répondre. Sont-ils au courant de quelque chose que j'ignore ? Ou est-ce qu'ils prêchent le faux pour savoir le vrai ? J'ai peur de faire une bavure et que mes paroles retombent sur Célestin. Il ne m'a jamais empêché de lire ses documents, mais nous savons tous les deux que c'est défendu par la loi. Je ne lis évidemment pas tous les rapports qu'il reçoit, sachant qu'une grande partie reste dans ses bureaux. Je ne fouille jamais dans ses documents, mais je ne peux pas m'empêcher de lire quelques phrases ou de laisser ma main glisser dans ses papiers quand ils sont posés sous mon nez.

—   Oui, je l'ai déjà fait. Mais c'était avant que je prête serment de loyauté et de fidélité envers l'État. Depuis, nous nous sommes imposé des barrières très strictes pour que nos vies professionnelles ne viennent pas interférer avec notre vie personnelle.

            Ou pas, ai-je envie d'ajouter. Mais je me garde bien de le faire. Le président du Comité me regarde d'un air soupçonneux. J'essaye de ne pas montrer mon angoisse, sans paraitre suffisante. Je ne veux pas dégager un excès de confiance qui pourrait leur faire croire que je mens. Le Comité me demande de sortir quelques minutes, le temps de statuer. Je les remercie pour leur écoute et quitte la salle. À l'extérieur, le gardien est toujours debout et fixe l'escalier. Je lui demande où se trouvent les toilettes et il me dirige un autre mur. Encore un trompe-l'œil.

            Je pousse la porte et me retrouve dans une pièce carrelée. Un trône en or m'accueille, assorti au robinet. Je ferme la porte et me rue sur celui-ci pour faire couler de l'eau. Elle est froide et salée, mais tant pis. J'avale plusieurs gorgées. Lorsque j'ai fini, ma gorge est toujours sèche mais j'ai beaucoup moins soif. Mes mains tremblent. Je plonge mon regard dans celui que me renvoie le miroir. Mes yeux bleus, presque turquoise, ressortent au milieu de mon visage recouvert de taches de rousseur. Que va-t-il se passer si le Comité décide de me condamner ? Et surtout, qu'est-ce que je risque ? Est-ce que Célestin pourrait être arrêté ? J'essaye de me calmer et de faire taire le bourdonnement incessant de mes pensées. Elles tournent, tournent, tournent. Je m'assois sur le sol. Il est froid. Je suis effrayée. Il y a longtemps que je n'ai pas ressenti cela.

            Je tente de reprendre contenance et de faire taire mon angoisse. Ils n'ont pas de preuves suffisantes pour me condamner. Je n'ai rien fait de mal. Pour la première fois depuis longtemps, j'entrevois les conséquences de mes actes de résistance. Je me répète que : « Ce ne sont que des mots ». Je n'ai rien fait d'autres que parler. Mais la parole n'est-elle pas l'arme la plus puissante des êtres humains ?

            Je finis par me relever, passe de l'eau sur mon visage et ressors. Je suis plus calme. Je retourne m'asseoir sur le fauteuil rembourré et j'attends. L'horloge continue son tintamarre. Il est 15h. L'entretien n'a pas duré trente minutes. 15h05. 15h10. 15h15. 15h20. Qu'attendent-ils ? Finalement, à 15h35, la porte s'ouvre. Cette fois-ci, c'est l'une des femmes du Comité qui vient me chercher. Elle me fait signe de la suivre. Je passe devant le gardien et descends les marches de l'amphithéâtre. Le public est debout. Le président et ses suivants le sont aussi. Je retourne sur mon perchoir et attend. J'ai toujours aussi froid.

—   Mademoiselle Joséphine Moulin, le Comité d'Ethique et de Moral a statué et décidé de vous maintenir dans vos fonctions d'Agent d'État Stagiaire, avec un simple avertissement pour usage de pédagogie implicite. Le Comité vous demande de faire preuve de plus de clarté et de fermeté lorsque vous vous adressez à vos élèves à l'avenir et vous encourage à lire le dernier livre publié par le Ministère de l'Éducation Internationale. Nous vous en fournirons un exemplaire que vous trouverez à l'accueil en sortant. Vous pouvez disposer.

            Mes muscles se relâchent et la chaleur remonte dans mon corps. J'ai envie de crier de joie mais je me retiens d'exprimer toute émotion et les remercie d'un hochement de tête. Sous leurs regards, je quitte la pièce, en priant pour ne jamais avoir à y revenir. Je ferme la porte et me risque à faire un sourire au gardien qui détourne le regard. Je retourne à l'accueil, en ayant envie de dévaler les marches en courant. La secrétaire me reçoit, toujours aussi aimable, et me donne un document à signer. Elle me tend ensuite le livre promit. 

            En sortant du ministère, je pousse un soupir de soulagement. Dehors, l'eau continue de tomber mais la perspective de rentrer mouiller des pieds à la tête m'amuse plus qu'elle ne me désole. J'ai réussi. Je n'ai pas été licenciée ni arrêtée. Avant de reprendre la route, je jette un regard au livre qu'on vient de me donner.

            L'École de la confiance. Pour que chacun puisse réussir. Du vrai usage des techniques pédagogiques conformes à la bonne parole et aux programmes officiels, par John Mickaël Banquer, ministre de l'Éducation Internationale.

            Eh bien, ça promet.

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