Des portes scellées


Disclaimers : les fantômes de ce vaisseau appartiennent à leur créateur originel, M. Matsumoto.

Chronologie : bien ancrée dans la boucle.

Note de l'auteur : après une pause d'écriture de quelques mois, j'avais besoin d'une petite remise en jambes... mais j'avoue que la thématique est partie dans une direction plus complexe que ce qu'il m'aurait fallu.

                                                   —————

La porte s'était ouverte sur un infini irréel. Au-delà du seuil, les contours de la pièce s'étiraient sur une perspective improbable, tandis que le plafond s'effilochait en de longs filaments entrelacés. Comme incertains de leur propre existence, meubles et murs apparaissaient et disparaissaient par à-coups.
Sous le sol se découvrait un gouffre couleur nuit.

— Capitaine ?

Kei frissonna. La réalité se montrait parfois très approximative dans certaines zones de l'Arcadia, mais jamais à ce point. Jamais aussi... nettement.
La jeune femme tendit le bras. Au bout de ses doigts, l'air se brouillait dans des tonalités bleutées. Une illusion, tenta-t-elle de se persuader.

— Capitaine ? répéta-t-elle.

Le château arrière comptait au nombre des lieux du bord que l'équipage évitait comme la peste. Lorsque Kei avait embarqué, les gars lui en avaient dressé une liste. Non exhaustive, avaient-ils précisé. Les quartiers du capitaine avaient été mentionnés deux fois.
Deux. Fois. Et avec insistance.

Sur le moment, Kei avait cru à une blague dont le sens lui échappait. Elle avait ravalé son sourire lorsqu'elle s'était trouvée pour la première fois face à une « anomalie » au croisement de deux coursives techniques du secteur avant.
Elle comprenait à présent que les bizarreries oscillantes qui se manifestaient de loin en loin dans le vaisseau n'étaient rien comparées à ceci.

— Capitaine ? appela-t-elle une troisième fois.

Harlock habitait-il vraiment là-dedans ? Était-ce une simple barrière pour la dissuader d'entrer ? Existait-il quelque chose d'autre derrière, un bureau, une chambre qu'elle ne pouvait voir ?

La jeune femme déglutit. Des ombres dansaient à la limite de son champ de vision, se dérobant lorsqu'elle cherchait à en définir les contours. Elle se força à regarder ailleurs. Une illusion.

Les ombres dansaient.

Kei serra le poing, fit voler ses cheveux blonds avec nervosité. Une illusion, se répéta-t-elle encore. Okay, il s'agissait des quartiers du capitaine, et alors ? Ce n'était qu'une pièce parmi d'autres, dans un vaisseau spatial. Une pièce aux dimensions finies. Une pièce qui ne pouvait pas abriter un espace aussi grand.
Cela ne l'empêcherait pas d'entrer.

Elle retint par réflexe sa respiration lorsqu'elle fit un pas en avant.

— J'avais demandé à ne pas être dérangé.

Kei cilla. Le capitaine se tenait debout à trois mètres d'elle à peine, à côté d'un canapé capitonné de velours bordeaux. Elle ne l'avait pas vu apparaître. C'était comme s'il avait toujours été là.

La jeune femme se crispa. Les ombres dansaient toujours. À présent que la pièce ressemblait davantage à l'idée que le commun des mortels pouvait se faire des « quartiers du capitaine », les mouvements chaotiques de ténèbres paraissaient distiller une menace plus prégnante. Probablement était-ce dû à l'absence de lumière vive. Probablement.

Sur un guéridon qui, Kei l'aurait juré, venait à l'instant de surgir de nulle part, une lampe-tempête hors d'âge crachait un halo jaunâtre tremblotant. Harlock et le canapé étaient éclairés de reflets bleus. Les ombres dansaient sans se soucier de la cohérence de leur position.

Kei pinça les lèvres. Une pièce parmi d'autres. Dans un vaisseau spatial. Une illusion. Elle ne se laisserait pas impressionner.
Elle se raidit au garde-à-vous, redressa le menton.

— Vous avez donné cet ordre il y a dix jours, capitaine.

Dix jours. Elle était en droit de s'inquiéter.
Harlock lui renvoya un regard vide d'expression.

— Dix jours, capitaine ! s'obstina-t-elle. Vous ne vous rendez pas compte !

Il haussa les épaules.

— Ce n'est pas si long.

Une hésitation.

— J'ai fait pire, avoua-t-il finalement.

Elle retint à temps le « vous êtes ridicule » qu'elle brûlait de lui jeter au visage. Qu'il ait fait pire, elle n'en doutait pas. Qu'elle se risque à lui exprimer le fond de sa pensée n'était peut-être pas une bonne idée. Les ombres la scrutaient, elle le sentait.

Harlock esquissa un geste fatigué.

— Tu devrais partir, dit-il. Je vais bien.

Elle grimaça. Les ombres la scrutaient, elle en était certaine. Les ombres possédaient leur propre aura.

— Qui d'autre est ici ? demanda-t-elle abruptement.

Harlock la fixa sans répondre. Le temps s'étira, lourd de non-dits.

— Je ne suis pas sûr que tu puisses comprendre.

Elle le défia du regard. Elle ne céderait pas. Dix jours ! Il ne se rendait pas compte !

— Capitaine, si jamais vous avez besoin d'aide...
— Je ne suis pas sûr que tu puisses y faire quoi que ce soit, coupa-t-il.

L'air devenait plus épais. La lumière vacillait.

— Tu devrais partir, insista-t-il.

L'atmosphère se teintait de bleu, volutes fugaces, formes improbables. Doigts de fumée esquissés. Les ombres et leur aura.

— Vous avez besoin d'aide, capitaine.

Ce n'était plus une question. Il ne s'y trompa pas.

— Tu ne peux rien pour moi.

Les ombres possédaient leur propre logique. Étrangère. Insaisissable. Il se détourna.

— Je suis désolé.

Kei haussa un sourcil. Des excuses ? Qui pouvait se targuer d'avoir entendu des excuses de la bouche du redouté capitaine de l'Arcadia ? Harlock n'était pas homme à avouer des faiblesses. Qu'avait-elle bousculé ?

Les ombres dansaient, les enserrant tous les deux.

Elle étouffait.

— Sortez au moins prendre l'air, capitaine.

« Prendre l'air », dans un vaisseau qui naviguait en plein espace... Kei se morigéna intérieurement. C'était le conseil le plus idiot qu'elle ait jamais prodigué.
Harlock n'y réagit toutefois pas. Au fond de sa prunelle unique virevoltaient des flammes bleues.

Kei se mordit la lèvre inférieure. Oserait-elle braver les ombres ? Dix jours, capitaine ! Sortez au moins prendre l'air ! Il lui suffisait de s'avancer, saisir le bras d'Harlock, le tirer jusqu'à la coursive. Trois pas. Peut-être cinq. Et autant dans l'autre sens. Quelques secondes et ils seraient dehors.

Trois pas.
Peut-être cinq.
Oserait-elle braver les ombres ?

Silence. Harlock ne bougeait pas. Les ombres dansaient. Elle devait prendre une décision.
Avancer maintenant. Ne pas réfléchir. Une illusion. Elle était venue dans ce but.

Trois pas.

— Non, attends... commença-t-il.

Le monde s'effondra dans un hurlement d'outre-tombe.

D'instinct, Kei plaqua les mains sur ses oreilles. Elle chutait. Elle chutait sans savoir où se situaient le haut et le bas, elle chutait au milieu d'immenses tentacules d'obscurité, elle chutait alors que des voix spectrales hululaient des incantations dépourvues de mots.
Elle cria tandis qu'un froid intense la traversait.

Son univers devint bleu une fraction de seconde, puis elle ouvrit les yeux sur une pièce vide.
Harlock avait disparu. C'était comme s'il n'avait jamais été là.

Un vertige. Une fraction de seconde.
... puis elle ouvrit les yeux sur des reflets de métal.

En face d'elle se dressait une porte close. Le panneau de déverrouillage à sa droite indiquait « B0136 ». Un local technique en tranche Bravo. À l'avant du vaisseau. Elle était...
Kei recula, désorientée. Elle était venue jusqu'ici pour une inspection de routine. Elle était... Non. La jeune femme se massa les tempes. Ses souvenirs étaient bleus. Elle était...

Elle tremblait. Elle s'obligea à inspirer et expirer lentement, à vider ses poumons de tout l'air qu'ils contenaient, à chasser l'angoisse rampante qui l'étreignait. Elle était... Elle s'inquiétait pour Harlock. Elle était allée chez lui.

Et elle avait été... éjectée.

Kei enfouit son visage dans ses mains. Quelque chose l'avait sortie des quartiers du capitaine et l'avait renvoyée en tranche avant. Peut-être était-ce Harlock. Peut-être était-ce... cette autre présence qu'elle avait sentie. Peut-être avait-elle rêvé. Ses souvenirs étaient bleus.
Elle essuya d'un geste distrait une larme qui perlait sur sa pommette. Peut-être avait-elle rêvé.

Peut-être.

Alors qu'elle se hâtait vers la passerelle, soudain pressée de retrouver la routine ordinaire de son poste de quart (connue et donc rassurante, à défaut d'être totalement « normale »), elle s'efforça de rassembler en morceaux cohérents les bribes d'images éparses qu'elle conservait de son expérience.

Des flashs. Une brume mouvante. Un aperçu d'éternité.

Elle savait au fond d'elle-même qu'elle ne pourrait jamais comprendre ce dans quoi elle avait brièvement plongé. Elle savait que son cerveau était en train de reformuler ce qu'il avait subi en concepts plus abordables pour un esprit humain.
Elle savait que tout ceci était en lien avec l'Arcadia. Avec Harlock.

Elle savait que l'accès lui en était fermé.

...

Des portes.

Des portes innombrables, de toutes tailles et de toutes formes, des portes flottant au milieu de rien, des portes menant à des ailleurs inatteignables. Des portes camouflant des secrets. Des portes protégeant des blessures. Des portes emprisonnant le passé.

Des portes scellées.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top