5. Débarcation
Spécial, une débarcation de nababs. Ça commence en général par une procession de limousines glissantes. Ensuite, le bruit augmente, les portes claquent, les gardes du corps jaillissent, lunettes noires, bardés de fils, agressifs.
Suit le nabab, au téléphone, sans saluer, qui va s'asseoir à l'écart, dans un fauteuil profond, moelleux, enveloppant, prévu tout exprès pour les mensurations de son postérieur respectable, avec des miroirs en quinconce, qui donnent tout de suite l'impression que le nabab s'est multiplié par quinze.
Derrière, ses deux malabars, mains croisées sur leurs bijoux de famille, histoire de monter sans doute que dans le clan de ce nabab on en a, énormes et valeureux.
Suit le chargé d'affaire, généralement un maigrichon insomniaque à lunettes, accroché à sa mallette en cuir, qui se précipite sur la réception, pour pester contre la suite qui n'est jamais luxueuse comme il conviendrait.
En dernier, arrivent les femmes, avec voiles et lunettes noires, qu'on précipite dans leurs appartements, où elles vont convoquer immédiatement les gérantes de toutes les boutiques de fringues des alentours.
Quand il n'est pas en train de téléphoner, il arrive que le nabab salue le Directeur d'un imperceptible hochement de tête, et qu'il laisse trainer sa main gauche pour que le petit personnel se précipite vers elle, en baissant la tête.
Quand un autre nabab est déjà là, ils se mettent face à face, lèvent les bras, se pressent, s'embrassent, se congratulent, rient, pleurent, crient, gesticulent...
Les manuels de savoir-vivre du petit personnel sont formels : ne jamais baiser la main gauche des nababs lors de ces effusions. On ne peut en baiser qu'une à la fois, en conséquence de quoi on serait certain de vexer profondément celui qui passerait en second.
Et, comme chacun sait, un nabab vexé, dans un palace vaudois, ça peut vous envoyer visiter le fond du lac, non lieu garanti, tant leurs sautes d'humeur et leurs petits caprices sont considérés comme des passe-droits par les tribunaux helvétiques...
Attention ! Les nababs ne sont pas toujours habillés en nabab ! Il y en a en costard cravate. Dans ce cas, faut marcher derrière eux, jamais devant, par principe.
Problème : comme ils ne tournent jamais la tête, on entend rarement ce qu'ils disent, d'autant qu'un nabab n'élève jamais la voix.
Pas grave, car c'est moins destiné à être entendu qu'à permettre d'engueuler le petit personnel d'un haussement d'épaules parce que, décidément, ils ne sont pas à la hauteur.
Les pires, tout le monde en convient, ce sont les nababs, d'où qu'ils viennent, en tenue, dit-on, « décontractée ». En effet, ce sont des nababs, ils le savent, ils veulent qu'on les considère comme des nababs, tout en faisant semblant de les traiter comme des non nababs, du moins devant les autres nababs, de façon à ce qu'on ait l'impression qu'ils n'en ont rien à faire, tout en y attachant l'importance que l'on sait.
Avec eux, on ne peut pas se satisfaire d'un petit personnel ordinaire. Ne pas faire, en faisant, tout en ne faisant pas, mais en faisant quand même, de façon visible, mais sans que ça se voie, pour que certains le remarquent, en toute discrétion, ça n'est pas à la portée du premier venu !
Sans parler des faux nababs, des sous-nababs, des nababs intermédiaires, des non nababs qui voudraient se faire passer pour des nababs, des nababs contestables, ou contestés, des ex nababs, ou des nababs en devenir.
Dur de dur, la vie de palace !
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