15. Renommée



Depuis hier, on ne voit que moi. De loin, de près, de dos, de face, j'irradie les médias.

En poncho noir et chapeau de paille, en araignée jaune avec une tête de drosophile, en bateau, hydravion, wingsuit, hélico, parachute, ski, grimpette, etc., Youri Ben Asteck aspire les écrans.

Alors que je suis payé – et mal – pour savoir qu'il n'est que fiction, quelques éditeurs véreux annoncent sans vergogne de profondes biographies à venir, tandis que les dessinateurs de mangas se sont déjà saisis de l'objet, avec des pelletées d'ébauches menaçantes.


Les Majors d'Hollywood ne sont pas en reste, qui programment toutes une version customisée de mes aventures alpestres. Un débat enflammé anime même la toile. Qui sera le meilleur ?

En dépit de son âge, Kevin Spacey a la faveur des pronostics. Mais Brad Pitt, Matt Damon et Leonardo Di Caprio ont laissé dire qu'ils étaient férocement prêts à étudier toute proposition sérieuse.

Une bonne dizaine d'auteurs de polars et de scénaristes à la mode, armés de leurs cabinets d'avocats, se sont déjà positionnés pour hurler au plagiat par anticipation et réclamer à l'envi des salves de droits d'auteur à quiconque songerait à faire du pauvre Youri un héros malgré eux.


Pour l'instant, la plupart des journaux sortent des articles pleine page, remplies de réflexions profondes sur les capacités physiques et psychiques des terroristes d'aujourd'hui et de demain.

Il y en a aussi qui produisent des dossiers argumentés, posant la question du renouveau du cinéma d'action, qui pourrait bien parfois s'inspirer de l'intensité du réel plutôt que de se complaire dans la fabrication de super héros gadgetisés, aux exploits dérisoirement prévisibles, entrelardés de séquences olé olé, enrobées de sentimentalisme dégoulinant.

D'autres, centrés images fortes, du doigt d'honneur au bébé fracassé sur les rochers, juste un peu flouté, pour préserver les âmes sensibles, tout en laissant deviner pour exciter les voyeurs, avec séquences au ralenti pour les pompiers volants, chargés de récupérer les restes du bambin, éparpillés sur la paroi.

Quelques-uns donnent dans l'esthétique, gros plans ou paysages, haute montagne ou acrobaties. CNN vend même, à qui veut payer, un bouquetin niquant sa bouquetine, sur les flancs du Tenneverge, pendant qu'à leur insu je me fais palper les cervicales, à l'abri dans ma cabane, sur la berge du lac d'Emosson.

Les Président des offices de tourisme, Vallorcine et Finhaut* en tête, peuvent se frotter les mains...


Côté commentaires, ça salive sur tous les plateaux.

Les alpinistes les plus chevronnés ne tarissent pas d'éloge sur mes qualités de grimpeur hors norme, même s'il s'en trouve un ou deux qui demeurent sceptiques sur la réalité de mes performances.

Les sauteurs en longueur, soutenus par des perchistes, admirent la pureté du bond sur le hors-bord.

Les skieurs, tous médailles d'or olympiques, font des commentaires élogieux sur mon sens de la glisse.

Les wingsuiteurs enfin, béats, sont carrément prêts à m'ériger une statue.

Reste un pilote d'hélicoptère, dans un coin, qui émet de sérieuses réserves sur ma façon de tenir le manche. Mais il est rapidement démenti par la virtuosité de mon tricot entre les Aiguilles de Chamonix.


Les adeptes des théories du complot, enfin, peuvent s'en donner à cœur joie, entre ceux qui prétendent que Youri Ben Asteck n'existe pas, que c'est du cinéma, tourné en studio, par un acteur sur sa fin, médiocre au demeurant, avec effets spéciaux, financement Mossad, et ceux qui affirment qu'on nous cache l'essentiel, à savoir des morts par milliers, pauvres soldats et civils innocents, sur les pentes enneigées, les parois abruptes, ou dans les eaux glacées des lacs.

Il y a également ceux qui croient pouvoir affirmer que le pire est à venir, caché sous les eaux du Léman, sous forme de ricine radioactive par exemple, conçue par les multinationales pharmaceutiques helvétiques, dans un laboratoire secret subaquatique, afin de pouvoir ensuite commercialiser l'antidote à prix d'or.


Aïcha, d'une voix blanche, m'interpelle :

– Paul ?

– Oui.

– La journaliste, comment s'appelle-t-elle ?

– Michelle ?

– Vous l'avez tuée, avec son pilote ?

– Victimes collatérales !

– Victimes quand même.

– C'est la faute de son patron, le Président de Fox News !

– Si vous comptez sur lui, et son prédicateur, pour les prières, c'est comme si on attendait après Madjid ou Chamseddine** !


Et on a droit à la minute de silence, avant le café et les tartines. Edouard et Aïcha marmonnent sec.

Je ne pourrais pas être affirmatif, mais j'ai l'impression que moi aussi...



* Finhaut commune du Valais suisse, et Valorcine, commune de Haute Savoie, sont les deux villages qui se trouvent à proximité du lac d'Emosson. Les amateurs de vélo (nombreux dans les lecteurs de Wattpad ?), auront certainement remarqué que le lac en question, ainsi que Finhaut et Vallorcine, ont été honorés par le passage du dernier Tour de France.

** Pour le Président de Fox News et son prédicateur, allusion au chapitre 8, « Léman ». Pour Madjid ou Chamseddine, allusion au chapitre 22, « Conversion », d'Opération Désherbage.

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