Chapitre 4 : Les Spectres

Je me réveillai avec un mal de crâne mémorable, rapidement supplanté par une douleur incendiaire dans mon genou. Avec un grondement de souffrance incontrôlable, je roulai sur le dos. Ce faisant, je perçus le poids d'un lourd collier en fer autour de ma gorge. Hum. Je pariai qu'il y avait une chaine à ce charmant bijou, qui allait... gagner. À des menottes à mes poignets, et à mes chevilles elles aussi entravées.

Fantastique.

Ils avaient pensé à cela, mais pas à examiner mon genou en miette. Au travers du voile douloureux, je tentai d'estimer les dégâts. Malheureusement, je me trouvais dans un trou sombre. La seule source de lumière était une chandelle, posée à vingt pas de mois. Autant dire que je ne voyais pas grand-chose.

Épuisée, je laissai ma tête retomber. La souffrance était atroce, m'empêchant de raisonner correctement. Que devais-je faire, déjà ? Aucune chance pour que je puisse marcher, encore moins courir. Ramper semblait compromis, alors me battre...

— Tu es réveillée, la garce ?

Le terme m'aurait fait sortir de mes gonds en temps normal. D'ailleurs, je l'accueillis très mal. Néanmoins, dans ma posture, il fallait parfois savoir se taire.

J'avisai donc l'individu qui venait de m'adresser la parole, la plus impassible possible. Vêtu de la tunique blanche des Disciples des Laminoirs, il avait un visage couturé de cicatrices, les joues imberbes.

— Ça dépend. C'est moi, la garce ?

L'homme, qui tenait une lanterne tamisée, me gratifia d'un sourire cruel.

— Ouais. La garce. La catin du monstre.

— La catin ? Voyez-vous ça. On ne me l'avait encore jamais faite, celle-là.

— Dans cette vie, peut-être. Mais dans la précédente, nous te nommions déjà ainsi, Flora d'Erell.

Cette fois-ci, je restai coite, sans répartie. Dans la vie précédente ? Je savais les Disciples pourvus d'une logique quelque peu tordue, mais il y avait des limites.

— Non, mais je vous demande si votre ancêtre domptait les poneys, moi !? C'est quoi cette histoire de vie précédente ?

— Tu vas vite le savoir. Les gars, venez m'aider.

Deux gaillards arrivèrent, pour me prendre en poids, sans le moindre égard pour mon genou brisé. Les dents serrées, je luttai pour ne pas m'évanouir en dépit des étoiles qui dansèrent devant mes yeux. Je devais regarder autour de moi. Chercher à comprendre où je me trouvais.

Cela ne ressemblait pas à une grotte, contrairement à d'habitude. C'était même tout l'inverse. On me sortit des entrailles d'une cave, pour se retrouver dans un salon cossu. Le choc me fit cligner des paupières. Qu'est-ce que... depuis combien de temps ne m'étais-je pas retrouvée dans une maison ?

Non.

Un manoir. Je me trouvais dans un manoir. Celui d'une personne aisée, ou tout du moins qui le fut. Une cheminée se trouvait dans chaque chambre. D'épais tapis recouvraient les dalles de pierre du sol, des tableaux ornaient les murs. On me monta à l'étage, par un escalier en bois massif. Avec la lumière du petit jour, l'endroit était glauque. C'est dans une chambre qu'on me jeta par terre. Le souffle coupé par le choc et la souffrance, je roulai de nouveau sur le dos. Surtout, ne pas s'évanouir, surtout ne pas... Ça y est, la crise était passée.

Je pouvais enfin voir le vieux visage penché sur moi. Les mains dans le dos, un homme me détaillait, comme s'il avait affaire à une quelconque monstruosité.

— Quoi ? grinçai-je. Vous n'avez jamais vu quelqu'un avoir mal ?

— C'est la première fois que je vois une réincarnation, déclara le vieil homme. Tu es trait pour trait la même femme qu'il y a trente ans.

Pardon ? Sourcils froncés, toujours saucissonnés par les chaines, je l'avisai. Lui, en tout cas, ne me disait rien.

— Vous ne savez pas de quoi je parle ? s'étonna-t-il. Oh oh... La mémoire ne vous est donc pas encore revenue. Ce n'est pas grave. Même dans cet état, vous serez notre sauf-conduit.

Je décidai de passer sur les questions qui peuplaient mon esprit. Il fallait parer au plus pressé.

— Un sauf-conduit ? Auprès de qui ?

Car si c'était la Reine, j'étais morte.

— Auprès du Fou Blanc. Du monstre de jadis.

Le Fou Blanc ? Pour le coup, je redressai la tête, pour voir le vieux Disciple s'asseoir sur un petit tabouret.

— Le Fou Blanc ? Le monstre de jadis ? Je suis désolée, mais je ne le connais pas. Je ne peux être un sauf-conduit pour vous.

— Détrompez-vous, ma chère, fit-il avec un sourire presque doux. Car vous êtes la catin qui offrit son corps à un homme dont la haine a vaincu jusqu'à la mort.

Pardon ? me dis-je une nouvelle fois. C'était quoi cette histoire ?

— Mon maitre m'a demandé de te retrouver, ajouta-t-il. Nous allons te soigner, puis te transférer à la capitale de la Lune Blanche.

Cette phrase alerta mes sens. Après tout, je pourchassais les Disciples. Tel était mon travail. Au travers des fadaises qu'il me servait, je sentis venir les informations compromettantes.

— Votre maitre ? Il se trouve à la capitale ?

— Oui. Mais tu n'as pas besoin d'en savoir plus pour le moment. Tu le rencontreras bien assez tôt. Il le souhaite ardemment, d'ailleurs. Ainsi, nous garantirons la sécurité de... qu'est-ce qui peut bien briller ainsi, sous ta blouse ?

Surprise, j'avisai mon décolleté. Effectivement, une lueur rosée émanait de sous mon vêtement. Le Rubis Étoilé ! Oh non, s'il réagissait de la sorte, alors...

Un hurlement retentit à l'étage du dessous. Figée, je sentis mon cœur s'emballer. Le vieillard, lui, se précipita vers la porte, pour voir de quoi il en retournait. De cette façon, j'entendis les autres bruits. Ceux des épées, de l'acier s'entrechoquant avec l'acier. De la peur qui faisait gémir les hommes. De la terreur vibrant dans leurs exclamations, juste avant que la mort ne les saisisse.

— Toi ! s'exclama le Disciple en revenant dans la pièce. Tu vas nous servir plus tôt que prévu !

Tirant une dague des replis de sa tenue, il se jeta à genoux à mes côtés, me saisit par les cheveux pour ainsi mieux exposer ma gorge. Les yeux ronds, je compris que mon rôle de sauf-conduit commençait maintenant.

Maintenant, face à des spectres.

Grisâtres, fantomatiques, ils avaient la forme d'hommes. D'hommes qui furent des guerriers, dont le visage était dissimulé derrière un masque. Un masque souvent prolongé dans le dos par deux ou trois cornes. Des épées, des haches, des masses, des fléaux... Tous avaient une arme différente. Tous arboraient un air grave sur la moitié inférieure de leur visage, la seule visible.

Les spectres. Mon rubis brilla de plus belle, attirant encore plus l'attention sur moi. Tous ces regards morts se posèrent sur ma personne. Certaines se trouvaient encore à moitié dans le mur, d'autres dans l'encadrement de la porte. Ils étaient décédés, et le savaient.

— N'approchez pas ! tonna le vieillard. Je suis... Je suis...

— Un homme contemplant sa mort.

La voix venait de derrière nous. Les yeux ronds, je vis une main saisir la lame sur ma gorge à pleine main, tandis que le Disciple était arraché de moi avec violence. Du sang coula sur mon visage, ma peau.

Oubliant un peu la douleur à mon genou, je roulai sur le ventre, pour voir de quoi il en retournait. Mon agresseur avait été jeté contre le mur, désormais orné d'une belle fissure. Affaissé sur le sol, il criait, tandis qu'un homme lui faisait face, dos à moi.

Tout ce que je pouvais voir, c'était une longue redingote d'un rouge sombre. Une épaisse ceinture dorée en soulignait la taille, l'étroitesse des hanches de celui qui la portait. Une capuche, rabattue sur le visage, m'empêchait d'en distinguer davantage.

— Co... Co... Comment...

— Le passé ne t'a donc rien appris, vieil homme ? ricana le nouveau venu. Je ne chante pour personne.

Du fourreau dans ses reins, attaché à sa ceinture, il tira un cimeterre.

— Non ! Non, je vous en supplie ! Je vous aiderai ! Je vous...

— Suffit.

Il trancha la gorge de l'homme. Les yeux écarquillés, je vis un flot de sang se répandre de la plaie béante, rougissant la toge blanche du Disciple. En quelques secondes, la vie le quitta. Quelques secondes durant lesquelles l'homme en rouge se tourna vers moi.

— Rompez, ordonna-t-il.

Les spectres se dissipèrent telle de la fumée s'envolant dans le vent. Il... Il commandait aux morts !? En revenant à lui, je le découvris agenouillé devant moi.

— Heu... Je... Merci...

— As-tu reçu de mon sang dans les yeux ?

Parmi toutes les questions qu'il aurait été susceptible de me poser, je ne m'attendais à celle-là. Toujours à plat ventre, je l'avisai avec surprise.

— Non. Pourquoi ?

Au travers des ombres sous son capuchon, je tentai de distinguer son visage. Seul le bas en était visible. Sa peau mate me fit avoir un doute.

— Parfait. Nous nous reverrons, Flora d'Erell.

La seconde suivante, je sombrai dans une inconscience fort malvenue.

*

— Hassane ! Où étais-tu passé ?

Le Prince avisa son ami, nullement impressionné par son ton. Relevant son tricorne du bout de son pouce, le Tehani lui offrit un sourire d'une blancheur éclatante.

— Quoi ? Tu avais peur de me voir disparaitre ?

Carsten roula des yeux exaspérés. Dans son dos, les soldats de son expédition finissaient de démonter leur campement de la nuit. Cette dernière avait été courte pour tout le monde. Les intempéries étaient monnaie courante au Soleil Noir, en grande partie en raison des Falaises d'Erell. Frontière naturelle entre ce royaume et celui de la Lune Blanche, elles bloquaient aussi les nuages les plus lourds. C'était la raison pour laquelle le climat pouvait paraitre si différent entre les deux territoires.

Parfois, le Prince se prenait à espérer aller à la Lune Blanche, un jour. Le climat plus chaud, les navires... Il ne savait pas pourquoi, c'était l'image qui se faisait de cette nation. Qui, pourtant, était son ennemi de naissance. C'était à n'y rien comprendre.

— Tu disparais toujours, mais tu reviens à chaque fois, rétorqua-t-il en donnant une tape sur l'épaule de son ami. Viens. Nous partons.

Vingt minutes plus tard, ils étaient en selle. Côte à côte, les deux amis menaient la danse. Certains soldats du Soleil Noir avaient du mal avec cette complicité. Effectivement, le Roi était en froid avec les Tehanis. Alors, forcément, la présence de Hassane avait tendance à mettre leurs nerfs à vif. Comme s'il pouvait être une menace pour le Prince... Quelle blague !

— Si je résume bien, fit son ami, les manuscrits de ton père disent que l'unique personne capable de tuer le Fou Blanc est vivante ?

— J'ai du mal à y croire, soupira Carsten. Pourtant, nous n'avons d'autres choix que d'aller voir par nous-mêmes.

— Oui.

Le ton de Hassane fit hausser un sourcil au Prince. Il semblait mécontent.

— Quoi ?

— Tu pourrais au moins me dire où nous allons.

Il coula un regard au Tehani. Son profil était fier. En vérité, tout chez lui avait tendance à provoquer le respect. Et pourtant... Il n'avait ni titre ni terre, ni rien. Il était juste lui.

— Non. Si je te le dis, tu vas affirmer que c'est une mauvaise idée et chercher à me faire faire demi-tour.

— Carsten, gronda-t-il. Tu es le Prince, tu ne peux pas faire n'importe quoi.

— Justement, mon ami. C'est pour cela que je garde le silence.

— Carsten... Je te jure qu'un jour, je te tuerai.

À cette fausse menace, il éclata de rire.

*

Assise sur la selle de mon cheval, j'avais hâte d'arriver à destination.

Acheq m'avait retrouvé dans le manoir empli de cadavres des Disciples tôt dans la matinée. Le plus étrange ? Il ne m'avait pas tout de suite demandé ce qu'il s'était passé. Il ne m'avait pas soupçonné d'avoir égorgé le vieillard. Non, il m'avait écouté avec attention. Sans commenter quoi que ce soit.

Mais le plus surprenant, dans tout cela, était l'état de mon genou.

Ou plus précisément, le fait que j'étais totalement guérie. Pas même la moindre petite claudication ne venait gêner ma marche. Si je n'avais pas eu si mal à mon réveil dans la cave, j'aurais cru à une hallucination de ma part. Néanmoins, la vérité était là : cet homme étrange, à n'en pas douter, m'avait soignée.

Désormais, épuisée tant psychiquement que physiquement, j'avais besoin d'un réel repos. Mes hommes aussi. Voilà pourquoi nous avions choisi de nous rendre dans le petit village d'Eroll. Nous avions quitté la forêt humide, pour apprécier les grandes plaines qui faisaient la fierté de la Lune Blanche.

Dans Eroll, nous fûmes bien accueillis. L'Escouade du Sud était connue pour son combat contre les Disciples. Dans l'auberge, nous trouvâmes un nombre suffisant de chambres pour loger tout le monde. Fort heureusement, il y en avait une uniquement pour moi. La seule femme.

Tard dans la soirée, après un bon bain, je décidai d'aller manger avec les Tehanis. Je fus acceptée avec joie à la table de Khalil, M'Radi et Acheq, qui parlaient de tout et de rien. Épuisée, j'appréciai la purée de navets accompagnée d'un morceau de poulet que l'on me servit. Tout en discutant, fugacement, je crus voir une silhouette rouge parmi les autres clients de l'aubergiste. Ma fourchette dans la bouche, je restai un instant interdite.

— Flora ? Un problème ? s'inquiéta Khalil.

— Juste un peu de fatigue, fis-je avec un sourire.

— Mmh... Je trouve quand même étrange qu'ils te prennent pour cible. Ils ne t'ont rien dit à ce sujet ?

En face de moi, Acheq ne leva même pas la tête de son assiette.

— Je suis le chef de cette Escouade, rétorquai-je. Si quelqu'un doit être enlevé, c'est bien moi, non ?

Khalil réfléchit, puis haussa les épaules.

— Tu as raison. C'est quand même plus logique.

Oui. Vu sous cet angle, c'était plus logique. Sous l'angle de la réincarnation et de la catin du monstre ? Je n'y comprenais strictement rien. Une bonne nuit de sommeil, et non une anormale inconscience, était la bienvenue.

Pourtant, pas encore changée pour la nuit, j'entendis des coups à ma porte. Ce devait être Acheq. Avec un soupir, j'allai ouvrir. Pour me heurter à un torse recouvert d'une veste rouge sombre, à la taille soulignée par une ceinture dorée. La bouche ouverte, je levai les yeux, jusqu'à croiser un regard d'or fondu.

Oh.

— Bonsoir, Flora, fit-il avec un petit sourire. Puis-je entrer ?

— Heu...

Que devais-je faire ? Il m'avait aidée. Mais d'un autre côté, il était énigmatique. Je ne l'avais pas encore remercié pour son aide, et... ...finalement, je l'avais laissé entrer. Tout d'abord, parce qu'il m'avait sauvé la vie, puis soigné. Ensuite, parce que j'étais stupide. Trop ébahie de le voir sur le pas de ma porte, je m'étais effacée afin de le laisser passer.

De fait, je me retrouvais avec un parfait étranger dans ma chambre. Idiote...

— Qui êtes-vous ?

— Mon nom ne t'évoquera rien pour le moment, déclara-t-il en abaissant sa capuche.

Des clochettes dorées tintaient dans sa chevelure, faisant écho à ses iris. Sa peau sombre formait un contraste saisissant, me troublant à un point particulièrement gênant. Par contre, cela confirma mes soupçons : c'était l'homme de la rivière. Cela me perturba encore plus.

— Alors, vous souhaitez rester un inconnu pour moi ?

Plantant ses yeux dans les miens, il se pencha en avant. Un sourire canaille étirait ses lèvres, le rendant encore plus séduisant.

— Flora... Le prix de mon nom est un baiser.

Incrédule, je le fixai. Avant de ricaner.

— Attendez... Nous allons reprendre les choses depuis le début, voulez-vous ? fis-je en le contournant, pour me rapprocher de mon épée. Je suis Flora d'Erell, chef de l'Escouade du Sud. Pas une donzelle que l'on peut culbuter à sa guise.

— Nous verrons cet aspect de notre relation plus tard, Flora, déclara-t-il en me faisant pivoter vers lui.

Prise dans le mouvement, je me retrouvais à heurter le mur de la chambre. La seconde suivante... Ses lèvres prenaient possession des miennes.

Déclenchant un éveilaussi brutal qu'inattendu.



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