Chapitre 2 : Le Vieux Roi

Plusieurs heures plus tard, je n'en revenais toujours pas.

Tout s'était passé si vite que ni moi ni mes hommes n'avions eu le temps d'intervenir. Qui que soit cet individu, il n'était pas humain. C'était impossible. Sinon, comment aurait-il pu tuer à une telle vitesse, avec une telle précision, autant de Disciples ? Seul ?

Et pourquoi être partis avec l'un d'eux ?

— Comment a-t-il fait pour disparaitre dans les ombres ? me demandai-je, tout en me déshabillant.

Nous avions établi un campement près d'une rivière. Une fois les Tehanis lavés et rassasiés, j'avais décidé de m'octroyer le droit à semblable confort. Il n'était pas simple pour une femme de faire partie d'une troupe d'hommes. N'étant pas exhibitionniste de nature, et étant consciente du risque de complication s'ils me voyaient comme appartenant au sexe faible, je faisais en sorte de ne jamais montrer ma féminité. Ni dans mon attitude, ni dans mon apparence.

Aussi, lorsque mon plastron, ma cotte de mailles, mes chausses et ma tunique tombèrent sur la rive, j'eus l'impression de respirer à nouveau.

— Ah bon sang... j'embaume la transpiration, fis-je pour moi-même.

Quelle horreur ! J'étais un soldat, pourtant je conservais des restes de féminités bien cachés. Tout en gardant un couteau en os à la main, un savon dans l'autre, je m'immergeai dans l'onde. Translucide, la rivière était assez profonde pour que je m'y enfonce jusqu'à la taille. Ah... J'avais toujours aimé l'eau.

Sans raison apparente, je pouvais y passer des heures. Avec la guerre contre les Disciples des Laminoirs et le Soleil Noir, j'y arrivais rarement. Mais bon... La tête sous l'eau, je pris le temps d'apprécier la froideur du courant, sa caresse sur ma peau. Le silence apaisant régnant sous la surface.

Puis je retournai à l'air libre, ravie. Il n'en fallait pas plus pour me contenter. Passant une main dans mes cheveux pour les rejeter en arrière, j'eus un instant de trouble. Qu'est-ce que... Sur la rive opposée, des affaires d'un rouge sombre s'entassaient sur l'herbe. Elles ne s'y trouvaient pas un instant plus tôt. Aussitôt en alerte, je raffermis ma prise sur mon couteau en os. Qui pouvait bien avoir échappé à la vigilance des Tehanis ? Qui...

Des doigts effleurèrent mon dos.

Surprise, je me retournai d'un bond, prête à frapper... Quand je croisai deux yeux d'or.

Je fus comme statufiée face à ce regard. Que... La peau sombre de l'homme semblait les faire ressortir. Ils me parurent irréels, brillants d'un éclat presque inhumain. Puis je réalisai que l'individu se trouvait entièrement nu, immergé jusqu'à la taille, à un pas de moi.

— Qui êtes-vous ? cinglai-je en posant le fil de ma lame sur sa gorge.

Cela ne le fit pas reculer. Immobile, il m'observait, avec une intensité qui allait finir par me faire rougir. J'en fis donc de même avec lui. Les cheveux bruns, parcourus par des clochettes d'or, il avait la carrure d'un soldat. L'eau perlait sur sa peau sombre, attirant mon attention sur ses pectoraux, son ventre plat ciselé d'abdominaux caractéristiques d'un combattant.

Je fus surprise quand il leva les mains vers mon visage. Que... Je voulus reculer, mais quelque chose me retint. Il effleura la cicatrice sous mon œil gauche avec douceur. Sa paume glissa le long de mon cou, son regard d'or butant sur chacun de ces souvenirs de combat. Avant d'accrocher le pendentif pendant entre mes seins.

Le Rubis Étoilé.

— Qui êtes-vous ? murmurai-je, la gorge nouée.

La lame en os toujours sur sa glotte, il darda de nouveau ses yeux dans les miens. Si troublants... Il ouvrit la bouche pour parler...

— Capitaine !

Par réflexe, je regardai aussitôt en direction de la berge, là où mes vêtements étaient entassés. Non ! Acheq allait... En revenant sur l'inconnu, je découvris le vide à sa place.

Il avait tout bonnement disparu.

*

Le Prince avisait le royaume, par la fenêtre de sa chambre.

Les forêts humides du Soleil Noir s'étalaient à perte de vue, avec de-ci de-là des trouées, indiquant l'emplacement de divers villages. La vie était dure ici. Il en avait terriblement conscience.

Songeur, il pensa aux légendes. Trente ans plus tôt, son père faisait régner la terreur, avec l'aide du Fou Noir. Trente ans plus tôt, la Reine Blanche, leurs ennemis, en possédait un aussi, afin de contrebalancer les choses.

Mais alors, et le royaume des Tehanis ?

Il avisa la carte, étalée sur tout un mur de sa chambre. Les Tehanis étaient réputés pour être un peuple redoutable. Son père craignait cette contrée, raison pour laquelle, disait-il, il ne cessait de l'affronter. Le Pays, et le Roi Sans Visage. Cela tournait à l'obsession.

Et pourtant, son père, âgé maintenant de quatre-vingts ans, était passé maitre dans l'art de la guerre. La Reine Blanche, dirigeante du royaume opposé, était son ex-femme. La mère du Prince Carsten. Son demi-frère, donc. Ils se battaient depuis des décennies. Même aux portes de la mort, ils continuaient à s'acharner l'un sur l'autre.

Au détriment des deux pays.

Le Prince soupira en avisant de nouveau les forêts.

Comment changer les choses ? Il n'y avait qu'un seul moyen pour cela. Malheureusement, il se refusait à l'appliquer.

Un hurlement retentit dans le château, le faisant se figer. Que... qu'est-ce que...

— Prince ! hurla un soldat en pénétrant dans ses appartements, le regard fou. Je... Vous... Le Roi...

Ils partirent en courant. Dans le château, tout était noir, des tenues au sol, en passant par les murs et les tentures. Il avait toujours détesté ce décor, dès son plus jeune âge. Même dans les appartements du souverain, tout était sombre.

Avec, gisant sur les tapis, les yeux écarquillés, un vieillard à la mine terrorisée.

— Père ! s'exclama-t-il en se précipitant à son chevet.

À genoux, il soutint le vieux Roi. Il haletait, sa poitrine maigre se soulevant à un rythme effréné. Horrifié, le Prince pouvait voir une ecchymose naitre autour de son œil. On l'avait frappé !? En y regardant mieux, il découvrit son poignet brisé. Que... comment...

De sa main indemne, le monarque se saisit de la chemise de son fils. Ses yeux fous se plantèrent dans les siens, cherchant son soutien. À transmettre ses paroles.

— Il.... Il est revenu... Il est revenu...

— Qui ? Qui est revenu ? s'inquiéta-t-il.

Il y avait trop d'ennemis à vouloir la tête de son père. Il avait besoin de plus de précisions !

— Le Fou... gargouilla-t-il. Le Fou de la Reine est de retour !

*

La conclusion la plus logique était : j'avais rêvé cet homme nu et séduisant dans l'eau.

Mon esprit tentait de me persuader de cela. Néanmoins, je me souvenais nettement de la sensation de ses doigts sur ma peau, de son regard doré envoutant.

Cet épisode me perturbait tant que je me trouvai incapable de trouver le sommeil. Pourtant, de coutume, même les tirs de catapultes ennemies ne troublaient pas mon repos.

— Tu sembles bien préoccupée, Flora.

Je levai les yeux sur Acheq. Du haut de ses cinquante années, le Tehani n'en restait pas moins impressionnant de par ses capacités de combats. Et son charme en faisait chavirer plus d'une apparemment. Pourtant... Je ne savais pas, il y avait quelque chose chez lui qui me faisait penser à un petit garçon. Enfin, un homme de vingt ans. Pourquoi vingt ans ?

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Ton collier, fit-il en le désignant. Tu n'arrêtes pas de le tripoter.

Oh. Je louchai sur le Rubis Étoilé. C'était le seul souvenir de mes parents. Il ornait mon cou depuis mes cinq ans. Cinq ans... Et pourtant, la pierre n'avait pas perdu de son éclat. D'un rouge tirant sur le rosé, le rubis avait une étoile plus claire à l'intérieur. Un bijou rare, unique.

Un symbole, aussi, que l'on retrouvait sur la plupart des murs des ruines des Anciens. Certainement une coïncidence. Mais avec Erell rasé et ma famille morte, je n'avais jamais réellement su.

— Dis-moi... Cet individu au masque... Tu as déjà entendu parler de telles prouesses ?

Voilà une autre question qui trottait dans mon esprit. Comment deux individus, apparemment bien distincts, pouvaient-ils se volatiliser de la sorte ? Dans la même journée ?

De l'autre côté du feu de camp, Acheq darda sur elle un regard intrigué. Prudent ? Tout autour d'eux, l'Escouade du Sud se préparait à dormir, d'autres montaient la garde.

— Pour toi, cela s'apparente à une légende.

J'écarquillai les yeux.

— Tu as déjà connu semblable individu ? m'étonnai-je.

Lentement, Acheq hocha la tête. Sans me quitter des yeux.

— Oui. Avant ta naissance. Il y a trente ans.

Cela me fit froncer les sourcils. Puis je poussai un soupir.

— Oh... Tu ne vas pas me sortir que le Fou de la Reine est revenu ?

— Pourquoi pas ? fit Khalil en se laissant tomber près du feu lui aussi.

Le Tehani, âgé de trente ans tout au plus, offrit un grand sourire à tout le monde.

— J'ai entendu parler de ce Fou. Acheq nous rebat les oreilles sans arrêt avec lui. Et le Protecteur.

— Le Protecteur ?

— La ferme, Khalil. À t'entendre, on dirait que je radote.

— Ouais. Tu es vieux, Acheq.

— Quoi !? Viens ici, on va voir si le vieux ne peut pas te faire mordre la poussière, gamin !

La lutte amicale qui suivit, je ne la regardai que d'un œil. Quelque chose me tracassait. Mais quoi ? Ou plutôt, qui ? Les images de ce prétendu Fou de la Reine tournaient dans mon esprit, suivi de cet homme aux yeux d'or.

Qui était-il ? Pourquoi m'avait-il touché de cette façon ? Comme s'il me connaissait ?

Tournant et me retournant sur ma couverture, je me posais de sérieuses questions. Finalement, je fus emportée par le sommeil. L'oubli dû à l'inconscience était souvent une bonne chose, surtout en temps de guerre.

Malheureusement, cette nuit-là faisait exception.

Je ne sus au bout de combien de temps le changement se fit, mais soudain, je me trouvai consciente dans mon rêve. Consciente, à un autre endroit. À des centaines de kilomètres de là où je dormais.

Pour me retrouver face à la Reine.

Cette fois-ci, je ne sursautai pas. Ce n'était pas la première fois qu'un tel phénomène se produisait. D'ailleurs, la souveraine Blanche ne pouvait me voir. Vêtue d'une chemise de nuit et d'une robe de chambre, la vieille femme était penchée au-dessus d'un ouvrage. Intriguée, je me rapprochai. Elle marmonnait des paroles décousues.

— Revenue... Impossible... Cette traîtresse ne peut être revenue... Inconcevable. Inconcevable ! Elle est morte. Morte... Mon fils l'a tuée !

Son fils ? Le Prince ? Posant un genou à terre devant celle que je servais, j'avisai son vieux visage. Voilà des années que je me battais en son nom, sans jamais l'avoir réellement rencontrée. Seulement en rêve. Des rêves qui, l'avais-je rapidement compris, étaient la réalité. J'avais assisté à des prises de décisions qui s'étaient révélées vraies des jours plus tard. Au début, je n'y avais pas cru. Et puis... les évènements m'avaient forcé à prêter foi à ces rêves étranges.

— Je vois que tu fais toujours dans l'indiscrétion, Flora.

Entendre mon nom me fit faire un bond. Que... qui pouvait m'adresser la parole, ici !? Regardant autour de moi, je ne vis rien. En revenant sur la Reine, je découvris un homme assis à côté d'elle. Les jambes croisées de façon décontractée, son masque blanc à cornes de fou sur le visage, le guerrier de la grotte me considérait avec un sourire. La monarque ne semblait pas plus le voir qu'elle.

— Qui êtes-vous ? cinglai-je en portant la main à ma dague.

— Ouh, Flora, Flora... Tu me blesses, fit-il en posant sa paume gantée sur son cœur. Nous qui avons vécu tant de choses, jadis.

Jadis ? Les sourcils froncés, j'avisai cet énergumène. Je ne le connaissais pas.

— Pourquoi avoir attaqué les Disciples des Laminoirs ?

— Et toi, pourquoi combattre sous la bannière de la Lune Blanche, alors que tu t'étais donné tant de mal pour fuir la Reine ?

Pardon ? La bouche ouverte, je l'avisai sans comprendre.

— Je n'ai jamais fui la Reine, fis-je d'une voix prudente. Qui êtes-vous ?

Il se leva avec un soupir, comme s'il avait affaire à une simple d'esprit. Secouant la tête, il fit tinter les clochettes au bout des cornes de sa coiffe. Toujours assise, la Dame Blanche continuait à marmonner des propos au sujet de cette fameuse traîtresse. Ses mots transpiraient la haine.

— Enchanté, déclara-t-il en effectuant une courbette moqueuse devant moi. On m'appelait jadis le Fou de la Reine. Mais toi et Carsten me nommiez le Joker.

Le Fou ? Le sang déserta mon visage, mes doigts se refermèrent autour de la garde de ma dague.

— Je ne connais aucun Carsten.

— Oh, si, tu le connais, rit-il. Un beau Prince... Souviens-toi, même maintenant tu en as entendu parler. Le Prince Rebelle, qui jadis tua la Prophétesse Blanche et son amant dans les ruines des Anciens.

Cette histoire... Par la Lune, j'en avais effectivement entendu parler ! Le premier fils de la Reine ! Il se nommait bien Carsten !

— Je...

Ses mains se posèrent sur mes joues, bloquant mon visage. Ses yeux d'or plongèrent dans les miens, tandis que je tentais de reculer, en vain. Que...

— Tu cours un grave danger, Flora. Il est l'heure de te réveiller.

Cette dernière phrase, ce dernier mot, coupa net le songe. J'ouvris les yeux sur le ciel nocturne piqueté d'étoiles, le souffle coupé, en nage. Haletante, je tentai de couvrir le bruit de ma respiration hachurée, pour ne pas éveiller mes hommes.

Ce faisant, j'entrevis des silhouettes blanches entre les arbres, en même temps que la sentinelle.

— Alerte ! tonnai-je en saisissant mon épée.



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