Prologue

            Voilà. Elle avait recommencé.

            Silke rouvrit les yeux, à moitié assise sur une chaise, son buste posé sur un lit qui n’était pas le sien. Dans sa main, des doigts inertes restaient froids, inchangés depuis des semaines. Elle poussa un profond soupir en se redressant, le dos douloureux.

            Allongé dans son lit, Svenn n’avait pas bougé. Les yeux clos, il respirait à peine. Depuis l’attaque de Lucifer, cet ange déchu qui l’avait blessé de ses griffes empoisonnées, il était ainsi. Vivant, mais absent. Plongé dans un profond coma, dont ils ne parvenaient pas à le sortir.

Au moins n’était-il pas mort.

            Mais cela ne consolait en rien Silke. Blessé pour la protéger, Svenn était un ami pour elle. Or, la dernière chose qu'il avait vu, c’était elle, dans les bras de son pire ennemi. Une image choquante, elle le savait. Une image que personne n'aurait dû voir.

            Pourtant, il avait fallu que cela tombe sur lui.

            Depuis, elle n’avait cessé de le veiller. Priant pour qu’il revienne, qu’il ouvre les yeux. Il était trop jeune pour mourir. Ou pour rester dans un tel état. Bons dieux, ses cheveux avaient énormément poussé. Un duvet épais recouvrait ses joues de plus en plus creusées.

            Ce n’était plus qu’une question de temps, avant qu’ils ne le perdent. Tous ici le savaient.

            -Silke ?

            Elle sursauta en entendant la porte s’ouvrir. Blanche venait de glisser la tête par l’entrebâillement, ses longs cheveux châtains tombant en une cascade brillante. Depuis le début de sa vie de couple avec Nergal, elle était resplendissante.

            -Quelqu’un voudrait te voir.

            Elle écarta le battant, révélant un être à la blonde beauté évanescente. Il aurait pu passer pour un être divin, s’il n’avait pas eu si mauvais caractère. Barbatos, ange déchu de son état, était de réputation aussi terrible qu’Alastor. Silke ne lui avait jamais vraiment parlé.

            -Salut, ma belle petite Némésis ! s’exclama-t-il en contournant Blanche. En forme ? Oui, non, question bête. Tu permets ?

            Sourcils froncés, elle hocha la tête. Que venait donc faire cet ange ici ? Joyeux, il sautilla presque jusqu’au chevet de Svenn, où il l’observa avec une grimace.

            -Il a vraiment une sale gueule. Enfin, on a de la chance, le poison de Lucifer ne l’a pas encore tué.

            Il farfouilla dans la poche de sa veste de cuir, pour en tirer un petit flacon. Translucide, avec des arabesques dorées, l’objet était de toute beauté. De goût typiquement angélique, en fait.

            -Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Silke.

            -Ça ? ronronna Barbatos. C’est du pur jus de pomme.

            Sur quoi il attrapa la mâchoire de Svenn, pour le forcer à ouvrir la bouche. Si ce dernier ne montra aucune résistance dans son coma, Silke, elle, faillit sauter sur l’ange.

            -Qu’est-ce que tu fais !?

            -Je lui fais boire du jus de pommes. Ça se voit, non ?

            Il versa un mince filet dans la bouche du jeune loup. Tout d’abord, il n’eut aucune réaction. Puis son réflexe de déglutition prit le dessus. Il avala une gorgée, puis deux, puis trois. Puis il n’y eu plus de jus.

            Barbatos referma son flacon avec un sifflotement satisfait. Il le fourra dans sa poche, en ressortit une montre à gousset. Son air impatient fit instantanément reporter l’attention de Silke sur le blessé. Non… Il n’allait tout de même pas… C’était impossible…

            -Quatre… Trois…

            Les paupières de Svenn frémirent. Le cœur de la Némésis manqua un battement.

            -... Deux… Un…

*

            Le rugissement de rage réveilla Alastor d'un seul coup. Debout sur son lit, il prit note de plusieurs choses : d'abord, il faisait nuit. Ensuite, il était nu, mais ça, c'était normal. Enfin, Cassandra tentait de fuir par la fenêtre en toute discrétion, ses bottes à talons hauts à la main.

            -Hé! Tu ne tenterais pas d'échapper à tout dialogue, toi!? S'exclama-t-il. Nous avons tout de même…

            -Nous n’avons pas couché ensemble, Al, grimaça la nymphe, un pied sur le rebord de la fenêtre. Tu sais très bien que l'on ne peut…

            Un second hurlement de fureur coupa court à toute conversation. Le Bourreau bondit sur un boxer, qu'il enfila en toute hâte. La nymphe courrait déjà sur les pavées d'Exil, lorsqu'il atteignit son palier. Il ne lui fallut pas deux secondes pour comprendre de quoi il en retournait. Oh, il n'avait aucun mérite. Barbatos venait littéralement de s'écraser devant lui, soulevant les pavés si bien entretenus de la rue.

            -C'est quoi ce gag ? grommela-t-il en regardant l'ange crachoter de la terre, ses longues ailes formant un angle étrange dans son dos.

            -Oh, nous t’avons réveillé? fit Barbatos.

            -C'est pas la question! Tu es rentré depuis combien de temps, face d’emplumé!?

            -C'est tout ce que tu te demandes, à un moment pareil !?

            -Il faut bien commencer par quelque chose ! rétorqua le Bourreau.

            -Alastor!

            Le cri de Cassandra lui fit brusquement relever la tête. La nymphette courrait à toute vitesse dans sa direction, talonnée par... par...Une entité d'encre, dont le visage liquide ressemblait traits pour traits à Svenn, mais doté de griffes et de crocs démesurés.

            -Qu'est-ce que t'as fichu ? lança-t-il à l'ange, toujours avachis.

            -Hé! Pourquoi ce serait de ma faute!?

            -Ta sale trogne est un livre ouvert.

            Barbatos haussa les épaules.

            -J’avoue, je n'avais pas prévu que le remède réveille un sortilège collé à sa peau.

            -Les gars! cria de nouveau la nymphe.

            Un instant, Al se perdit dans la contemplation de ses cuisses dénudées, fouettées par le rebord de sa jupette ourlée de dentelle. En plus de ses seins à deux doigts de jaillir de son corsage, elle réveillait en lui des instincts tout à fait exigeant... Et peu désireux de la voir se faire déchiqueter par un sortilège à forme humaine.

            Sur sa volonté, une volute de fumée noire apparut. Une hache à double tranchant en jaillit, sa lame couverte de runes reflétant l'éclat argenté de la lune. Il s'empara du manche couvert de lanières de cuir, changées pas plus tard que la semaine dernière. C'était son jouet préféré. Celui sur lequel il avait fondé toute sa réputation de Bourreau.

            -Continue de brouter le pavé, dit-il à l'ange.

            Il s'élança vers l'entité au visage de Svenn. Cassandra lui passa à coté sans s’arrêter, les joues rougies par sa course.  Le sortilège d'encre se jeta sur lui, ses griffes prêtent à se planter dans ses épaules, ses crocs à déchiqueter sa gorge... La lame de sa hache fendit la chose en deux, si fort qu'elle alla se planter dans les pavés. La chose poussa un hurlement lancinant... Et ses deux parties tombèrent en une flaque d'encre, si mauvaise que la pierre siffla dans une émanation de fumée noirâtre.

            -Joliii…

            Nergal surgit d'une ruelle adjacente. Al délogea sa hache du sol avec grondement, réalisant qu'il avait été de nouveau dérangé en pleine nuit. Vie de m…. Les problèmes de se manifestaient jamais en plein jour, non ! Ça devait arriver de nuit, au moment où il dormait!

            -Tu aurais pu arriver plus tôt.

            -Pour quoi faire? Ta hache peut tout trancher, même la magie.

            -Ha, ben merci! Ce n'est pas une raison pour me laisser tout le boulot !

            Le démon ricana, les mains dans les poches de son pantalon de jogging.

            -Un grand pouvoir entraîne de grandes responsabilités, mon coco. Je ne vois pas pourquoi je me serais cassé la binette, alors qu'à toi il ne fallait qu'un seul coup.

            -Il n'a pas tort, approuva Cassandra, pieds nus. Bonjour, Nergal.

            -Bonjour, la nymphette. Ah, au fait : Silke n'a rien. Elle est simplement sonnée dans un coin. Blanche et moi on s'en occupe.

            Al hocha la tête. Démon duplicateur, Nergal était capable de gérer des dizaines de choses à la fois. Il se tenait d'ailleurs actuellement aux cotés de Svenn, près de Silke, avec lui, mais aussi en train d'aider Barbatos à se relever.

            -Bon. Comment va Svenn ? s'enquit-il, en commençant à remonter le chemin vers la maison de Blanche.

            -Inconscient, soupira Nergal. Il s’est réveillé juste le temps de voir le sortilège se détacher de sa peau.

            -Moi, je vais me coucher, déclara Cassandra. Vous me raconterez ce qui s’est passé plus tard?

            -C'est ça, c'est ça, grommela Al.

            Le regard qu'il lui jeta disait clairement "on en a pas fini, tous les deux", d'une façon suffisamment menaçante pour lui valoir un tirage de langue. Fichue nymphette!

            -Crache le morceau, l'emplumé, gronda-t-il en pivotant vers Barbatos. Qu'est-ce que tu as encore foiré ?

            Il s’avéra qu’après l'administration du "jus de pomme", Svenn avait bel et bien ouvert les yeux... Pour pousser un rugissement de douleur, accompagné de l'apparition des tatouages sur son corps. Lesquels s'étaient dans le même temps désolidarisés de lui, comme s'il y avait eu un phénomène de rejet.

            -Tu as réussi à faire tourner un sort, soupira Al, assit au chevet de Svenn. J'y crois pas.

            Nergal les avait laissé tranquille, dans la chambre de Svenn, fort occupé avec une Blanche inquiète pour sa petite Némésis. Seul avec Barbatos, ils avaient pu entrer dans le vif d'un sujet épineux.

            -On ne pouvait pas le prévoir, Al. Svenn n'était pas censé avoir un scellé inscrit sur son corps.

            Le démon hocha la tête, pensif. L'ange déchu, adossé au mur de la chambre d'ami, devait penser la même chose que lui. Ils étaient parvenus à faire revenir le loup, certes. Mais à quel prix? Seul l'avenir le leur dirait.

            Cette question se volatilisa à l'instant où les paupières du jeune homme s’entrouvrirent.

*

            Quel monstre a donc affligé le jeune Svenn d'un sortilège ? se demanda Cassandra, en s'engouffrant dans sa maison. Vu la tête noirâtre de l'entité, il ne devait pas dater d'hier. Mais alors, de quand? Le loup avait quasiment passé sa vie en Exil. Ses parents avaient toujours été très protecteurs avec lui, jusqu’à leur mort. Alors à quel moment s'était-il retrouvé ensorcelé ? Le savait-il seulement ?

            Elle grimaça en croisant son reflet dans le miroir. Elle n'avait rien anticipé de cette nuit, et ça se voyait. La créature d'encre était tout à fait imprévue. Mais se retrouver avec Al l'avait été encore plus.

            Que lui était-il arrivé? Pourquoi avait-elle dormi avec lui ? Certes, ils n'avaient pas fait l'amour, mais... Enfin, voyons! Pourquoi aujourd'hui!?

            Une nouvelle grimace à son reflet, et elle se tourna vers sa chambre. Elle ne traduisait en rien la nymphe en elle. D'un côté, il y avait son lit double, tendu de draps de soie noire. De l'autre, le mannequin alourdit par l'une de ses armures de combat, jouxté par ses trois râteliers d'armes. Elle adorait l'idée de ne rien montrer de ses origines. Avec ses yeux bleus et ses courts cheveux blonds, on aurait facilement pu la prendre pour une elfe.

            Un léger sourire aux lèvres, elle attrapa le casque posé sur sa coiffeuse. En acier, parfaitement poli, il couvrait tout son visage. Dessus, un seul ornement : un chêne gravé, symbole d'Exil. Elle l'enfila, l'adrénaline affluant dans ses veines.

            Il était temps pour elle de se défouler.

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