Chapitre 7 : Au Pays des Bisounours

Face à cette clairière, bordée d’arbres centenaires, au milieu desquels jouaient des papillons, les rayons du soleil perçant délicatement entre les ramures, un humain se serait cru en un lieu féerique.

Un démon, en revanche, recevait cet accueil-ci : un coup de poing en pleine mâchoire, suivit d’un plongeon magistral de douze hamadryades furieuses sur lui, leurs doigts crochus prêts à lui déchiqueter la gorge. Venant de créatures vivants en général en symbiose avec leur arbre, cela augurait… Bon sang, mais elles voulaient le tuer, ou quoi !?

-Non mais ça ne va pas, la tête !? rugit Cassandra, invisible de la position d’Alastor.

Il tentait d’empêcher ces folles d’atteindre sa gorge, le tout dans un concert de grognements et d’insultes tronquées. Elles, elles se contentaient d’émettre des sifflements haineux, leurs yeux d’un vert irréel exorbités par la furie.

-Cass ! appela-t-il, ne trouvant aucun moyen de s’échapper sans en tuer une.

-Laissez mon mari tranquille, bande de garces ! C’est un ordre de votre Princesse !

Comme par magie, elles se figèrent, leur respiration haletante exhalant une odeur de sève fraîche.

-Les filles… gronda la nymphe.

Elles finirent par s’écarter, image même des goules arrêtées en plein repas par un plus gros charognard. Cassandra avisa ses consœurs, surnommées « les extrémistes de la forêt », sans une once de joie. Au contraire, elle semblait prête à les dépecer sur place.

-Vous êtes les Gardiennes, pas un ramassis de chiens de chasses mal dressés ! Touchez encore à un cheveu de mon mari et je coupe votre arbre !

Menace réelle, pour ces êtres dont la vie s’arrêterait avec celle de leur protégé à écorce.

-Démon, princesse, articula difficilement l’une d’elle, en se rapprochant d’un chêne. Mal…

-Tu peux le refaire sous forme de phrase, greluche ? Alastor est mon époux, de fait, il a une immunité diplomatique complète sur ce territoire. Et d’abord, où se trouve mon père !? Il envoie une invitation et il ne se pointe pas pour nous accueillir !?

Les hamadryades se regardèrent, avant de frotter leurs cheveux marrons, l’air gêné. Leur peau était semblable à l’écorce de leur arbre, les rendant impossible à confondre avec les autres nymphes des forêts, les dryades. Dont Cassandra faisait partie. Or, en temps normal, les nymphes ne poussaient pas ce genre de gueulante. Et n’était pas non plus en cuissardes de cuir, jupe de dentelle sous tendu de rouge et corsage à fermoir ventrale des plus exci...

-Ça va, on a compris, fit Alastor se redressant. Il doit avoir un empêchement.

-Rien à foutre ! Elles n’ont pas à t’attaquer comme ça !

Elle fusilla de nouveau ses compatriotes du regard, avant de partir à grandes enjambées. Elle s’engouffra sur un passage entre deux arbres, se souvenant apparemment très bien du chemin. Tout autour d’eux, des papillons virevoltaient gaiement, dans une lumière d’un vert anis des plus féerique.

-Tu devrais te décontracter, Cass…

-C’est toi qui me dis ça ? cracha-t-elle, en lui adressant une œillade assassine. Avec ton caractère de merde ?

-Justement… Ce rôle m’incombe. Il te va mal au teint.

-Ta gueule.

D’accord… Il jeta un coup d’œil à Potchi, changé en petit renard pour vagabonder dans la forêt. Il émit un léger jappement compréhensif. Génial… Si même l’animal de compagnie le plaignait, il n’était pas sorti de l’auberge.

Pourquoi était-elle de si mauvais poil ? Elle n’avait pourtant pas revu sa famille depuis… Depuis… Les noces, en fait. Bon sang. Ça ferait cinq siècles dans trois ans.

-Putain, il est encore loin, ce village !?

Il grimaça. Son vocabulaire se dégradait de plus en plus. Dans cinq minutes, elle parlerait comme un charretier.

S’il ne se trompait pas, ils venaient de franchir les murs extérieurs. Enfin, murs... Une forte abondance de mousse fluorescente, sur les troncs des arbres, prouvait la présence des protections inhérentes au roi des nymphes. D’ailleurs, les trouées dans les feuilles se faisaient de plus en plus nombreuses, signe que… Oui. Il avait vu juste.

-Ha, quand même !

Alastor leva les yeux au ciel, les mains dans les poches. Ha, il avait hâte de voir la tête des retrouvailles ! Les premiers bâtiments des nymphes apparurent. Faits de feuilles géantes, de branches de bois et de terre, ils étaient la preuve de leur communion avec la nature. Des écureuils gambadaient entre eux, avec tant de joie que l’on se serait cru dans un conte pour enfant. Surtout quand les habitants sortirent de leur demeure, vêtus de tenues… Minimalistes, pour saluer leur douce princesse. Pas lui. Lui, il était une tâche dans le tableau de la famille royale.

-Princesse ! Comme nous sommes heureux de vous revoir ! s’exclamèrent-ils, sans même baisser les yeux sur sa tenue gothique.

-Vous êtes resplendissante !

-Fadaises, grommela-t-elle en leur adressant sa plus belle tête de furie.

Ils arrivèrent au cœur du village, bâtit autour des arbres, dans un profond respect de la nature. Un petit amphithéâtre, fait de souches disposées en arc de cercle, était peuplé par des jeunes regardant un spectacle de mime. Plus loin des bardes faisaient une compétition de chant accompagné d’une lyre, un temple se trouvait d’un autre coté… Le tout dans une ambiance sereine, ponctuée des conversations des oiseaux. Bienvenu au pays des neuneux.

Même la résidence du Roi était en tout respect de la nature. Creusée dans un tertre, elle paressait minuscule, pour une demeure officielle. Deux fenêtres rondes cernaient la porte, mais aucun garde était là pour protéger ses royales fesses. Mais quand on entrait… Une magie toute particulière faisait décupler les dimensions de l’intérieur, rendant ce petit tertre équivalent à un manoir elfique.

Sous une haute coupole dorée à l’or fin, des escaliers à doubles révolutions en marbre blanc conduisaient aux appartements de la famille, tandis qu’au rez de chaussée les attendait le roi.

Seul. Petit, blond, les yeux bleus, d’une minceur athlétique à faire pâlir un elfe. Vêtu d’une sorte de toge bleu et verte, bordée de triangles dorés, il faisait assez royal. Malheureusement, il ouvrit la bouche.

-Ma fifille ! s’exclama-t-il, avec un immense sourire. Bon retour à la maison !

Il serra Cassandra contre lui, sans qu’elle ne lui rende son étreinte. Al regarda autour de lui, sourcils froncés. Lors de sa dernière visite, il y avait tout de même eu plus de monde, dans cette maison. Au moins des serviteurs, enfin, des « bénévoles ». Ils vivaient au pays des bisounours…

-Mon gendre aux yeux de serpent ! Comment allez-vous ?

-Comme quelqu’un sur le pied de guerre.

-Ha… Heu…

-Pourquoi nous avoir fait venir, papa ? Les coupa Cassandra.

-Pour un sujet fort délicat, ma chérie, j’en ai peur… Hum… Pouvons-nous aller dans mon bureau ?

Alastor roula des yeux. Bon sang, il ferait mieux de retourner en Exil, pour se préparer aux combats de l’Arène, au lieu de se coltiner son beau-père ! Néanmoins il les suivit, dans une pièce juste derrière les escaliers monumentaux. On aurait dit une salle d’attente, avec ses sièges rembourrés, la blancheur exagérée des murs et les manuscrits étalés sur une table basse en pierre.

-Pouvez-vous attendre ici, mon gendre ? s’enquit le roi. Je viendrais vous chercher après.

Cassandra lui jeta un dernier coup d’œil, alors que son père l’entraînait dans son bureau. La porte se referma sèchement derrière elle, le murant dans un silence indécis.

Sans rire ? Il devait vraiment poireauter ? Dans un moment pareil ?

*

Assit en tailleur sur les remparts d’Exil, Barbatos contemplait la vallée autour de lui, attentif. Le jour déclinait, sans nouvel incident à déclarer. Quoi qu’il se prépare, l’ennemi n’était pas encore prêt. Quel dommage qu’ils ne soient pas en mesure de les attaquer, là, maintenant, au moment où les sbires de Lucifer étaient les plus vulnérables… Depuis la perte de l’aile du Déchu, les démons avaient un peu perdu la tête. L’événement était de taille : le Justicier, réputé invincible, s’était fait tailler en pièce par… Une soubrette !

Cette simple pensée le fit glousser méchamment. Ce serait la honte éternelle sur la tête de ce monstre ! C’était génial !

-Pourquoi ris-tu, mon ami ?

L’ange se retint difficilement de sursauter. Fergus Ferguson, pour un métamorphe dragon, était toujours d’une discrétion surnaturelle. Culminant à deux mètres de hauteur, il dardait sur le monde un regard mordoré, éternellement calme. A première vue, personne ne l’aurait soupçonné d’être le chef du Clan des Fergusons, réputé pour sa chasse aux démons.

Le colosse s’installa à ses cotés sur les remparts, les pieds dans le vide. Ses cheveux avaient poussés, depuis la dernière fois, au point de lui tomber devant les yeux.

-Je ne ris pas, je ricane.

-De ta part, ça reviens au même, non ?

-Ce n’est pas faux.

Ils restèrent un instant dans le silence, sous les rayons du soleil couchant. Fergus était toujours avare de paroles, aussi avait-il une bonne raison d’être ici.

-Je te conseil de te tenir à carreaux, Barbatos.

L’ange haussa un sourcil étonné.

-De quoi ?

-De ma sœur, répondit le dragon. J’ai guère de qualités, mais j’aime ma famille.

Ce n’était tout de même pas de sa faute, si Hell le haïssait. Depuis leur rencontre, elle tentait de l’assassiner, et notamment avec le concours de son frère. Ce dernier, en revanche, avait bien signifié les raisons de son comportement : il cherchait désespérément sa petite sœur, Blanche. Hell, par contre, le haïssait réellement.

-Ta sœur est une garce sans cœur, lâcha-t-il, presque malgré lui.

Fergus haussa les épaules, sans pouvoir lui répondre : la sonnerie de son téléphone raisonna entre eux, musique classique de tout bon ballet.

-Allô, Alastor ? répondit-il.

Al ? s’étonna Barbatos. Pourquoi appelait-il Fergus ? Que se passait-il, encore ?

-Comment ça, tu es bloqué dans la maison des bisounours, en attendant le retour de la chieuse ? Ha, tu parles de Cassandra. Mmh…

Aie. Ça devait moins bien se passer que prévu. Barbatos reporta son attention sur la plaine devant lui, sourcils froncés. Il avait vraiment besoin de se détendre. De se décontracter un peu, avant l’explosion généralisée qui s’annonçait. Or, il existait un très bon moyen pour y parvenir.

Il tapota l’épaule de Fergus en guise d’au revoir, avant de rejoindre les ruelles d’Exil. La nuit recouvrait lentement le village, lui conférant une ambiance sereine. Les passants devisaient gaiement, persuadés d’être en sécurité dans le dernier refuge des bannis de l’Invisible. Cela fit sourire Barbatos. Des civils, si typiques... A la différence près que leur confiance en le Bourreau était aveugle. Et que sur un de ses ordres, ils deviendraient tous des soldats prêts à tuer pour le village.

-Ton air serein me donne la nausée.

Et mince. Installée sous les ramures de Freddy le chêne, Hell le fixait, le bâtonnet d’une défunte glace entre les dents.

-Tu as vu comment elle me cause ? lança-t-il à l’arbre, dont le gloussement agita les branches.

-Dégage, déchu.

-Je suis ici chez moi.

-Tu as demandé de l’aide, tu te souviens ?

-C’était Al, pas moi.

-Qu’est-ce que ça change ? C’est ton patron.

-Ça change que je préférais me faire épiler les testicules par un élémentaire de feu plutôt que de...

Il fut coupé par son propre téléphone, cette fois-ci. Un « you lose » digne de Worms fit écarquiller les yeux de Hell, signe qu’il avait reçu un sms. Il soupira, extirpa l’appareil de sa poche. La dernière fois qu’il avait reçu un message en sa présence, il avait fini coulé au fond de l’océan. Il espérait bien que cette fois-ci elle s'abstiendrait.

Pendant un instant, il crut son sang figé dans ses veines. Deux mots. Rien de plus n’était inscrit sur son écran.

-Désolé, lança-t-il en tournant les talons. J’ai du travail.

Il composa à toute vitesse un numéro, le cœur battant la chamade. Il était temps de poser ses pions.

*

-Vous voulez passer une Pacte avec moi ?

Le Bourreau considéra Bacchus, le roi des Hespérides, avec l'impression de faire face à un fou. Chauve, il était particulièrement anxieux. Derrière lui, sa fille Marilu paressait faite de marbre. De l'autre coté, la Princesse qu'il avait embrassé le considérait d'un air intéressé.

-Les attaques de démons se multiplient, ces derniers temps. Sans l'intervention de la Prêtresse de la Mère, nous n'aurions jamais pu défendre le village.

Se sentant un peu décalé dans ce décors de feuilles, de fleurs et de bois, Alastor tenta de s'installer plus confortablement sur son siège.

-La Prêtresse ?

-Moi, fit la Princesse.

Il eut du mal à cacher sa surprise. L'attaque des lianes à laquelle il avait assisté provenait donc d'elle ? Impressionnant. Non seulement elle embrassait divinement bien, mais en plus elle savait se battre.

-Nous voudrions bénéficier de votre protection. Si tout le monde de l'Invisible sait que nous dépendons de vous, personne n'osera nous approcher.

Mouais. Ça se tenait. Sauf que...

-Je ne vois pas vraiment quel bénéfice je retirerais de ce marché.

-C'est bien un comportement de démon, lança Marilu, dégoûtée.

Alastor lui adressa un grand sourire, se demandant surtout comment la Prêtresse allait réagir.

-Enfin, fit cette dernière, tu es la première a vouloir quelque chose en échange de chacun de tes actes.

La sœur lui adressa un regard noir, qui lui fit ni chaud ni froid. Intéressant...

-Voilà ce que je vous propose : vous me donnez un morceau de vos terres, suffisant pour construire un village. Et je serais d'accord pour le Pacte.

Une lueur d'espoir naquit dans les yeux de Bacchus. Il était désespère à ce point ?

-Nous acceptons ! Je sais déjà quel terrain pourrait vous plaire !

Oui, il était désespéré à ce point.

-Pour sceller le Pacte, continua-t-il, nous allons organiser un grand mariage ! Marilu sera votre épouse !

-QUOI !? Mais je ne veux pas me marier !

Les trois haussèrent un sourcil surpris. Mince. Ils étaient sérieux ? Il devait se marier pour obtenir ces terres ? Il réfléchit à toute vitesse. C'était sa seule chance de pouvoir repartir de zéro. Nergal et lui en avaient bien besoin, après tout ce qui s'était passé. Mais de là à...Il se passa une main sur la mâchoire. Il devait se rendre à l'évidence. Personne d'autre ne ferait une telle offre à un démon, surtout à lui. Le Bourreau.

C'était son unique chance de refaire sa vie.

Il se tourna vers Marilu, dont l'air dégoûté promettait bien des réjouissances.

-J'accepte.

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