Chapitre 9 : Les Escaliers

L'épée ripa sur les plaques abdominales de l'armure de Rainier, déviant vers sa hanche. Avec un juron, il fit apparaitre sa Lance dans sa main, pour transpercer le dos du démon et lui embrocher le cœur. Repoussant le corps, il para une autre attaque, avant de donner un grand coup de pied dans l'estomac de son adversaire.

Cette fois-ci, ça se confirmait. Les choses se compliquaient.

C'était un bataillon entier d'Ittlis qui leur était tombé dessus, à l'aube. Ceux de la dernière fois n'étaient que des éclaireurs. Une centaine d'entre eux avaient foncé sur les remparts, laissant tout juste le temps à Éléazar de les repousser d'une puissante onde de choc.

Cela avait donné l'occasion à Rainier, Cara, Lev et Véra d'arriver. La dernière pièce de leur armure se fixait à peine sur leur corps qu'ils passaient le portail ouvert en urgence par le Mage, pour faire barrage devant lui.

Comment avait-il fait pour se dresser seul face à un bataillon entier d'Ittlis, pour garder assez son sang-froid pour les repousser tout en les appelant ? Seul face à cent. La sagesse des décisions au combat d'El avait toujours eu quelque chose de déconcertant, étant donné sa frivolité dans le monde mondain.

Enfin... il n'en restait pas moins que depuis une heure, les cinq Protecteurs luttaient pied à pied contre le bataillon. Ils avaient interdit à leurs unités de s'approcher. Ils devaient protéger les remparts, quoi qu'il advienne !

Quant à eux...

-Rainier, baisse-toi !

Le colosse de Hastam s'exécuta. L'Épée à deux mains vola au-dessus de lui, pour couper en deux le démon qui tentait de le prendre sur le côté. Sans prendre le temps de remercier Véra, il fit tournoyer sa Lance dans sa main, pour la projeter de toutes ses forces.

L'arme fonça dans les airs, à une telle vitesse que seule l'habitude permit à Lev de ne pas sursauter en la voyant jaillir de nulle part, pour clouer au sol un des trois adversaires qu'il affrontait. Bon sang ! En une heure de combat, ils avaient à peine éliminé un tiers des combattants ! Les Ittlis étaient bien plus dangereux que tous les autres démons des terres désolées !

Il pouvait voir le bataillon les dépasser, pour foncer sur leurs hommes, à l'arrière. Merde !

-El ! En arrière !

Un portail s'ouvrit aussitôt devant lui.

Le franchissant au pas de course, Rainier se retrouva cinq cents mètres plus loin, juste devant les remparts. Devant les soldats de l'Ouest, du Sud, de l'Est et du Nord, qui s'apprêtaient à encaisser l'attaque de leurs adversaires.

Mais ces démons-là, humanoïdes, intelligents comme eux, armés jusqu'aux dents et dotés d'une force surhumaine, ils ne pouvaient les vaincre sans avoir de perte.

-Reculez ! tonna Rainier.

Tous les soldats s'exécutèrent. Il vit le regard assoiffé de sang des ennemis qui leur fondaient dessus, persuadés d'en faire de la chair à pâté. Les mâchoires serrées, le Duc attendit le dernier moment pour planter sa Lance au sol.

Un rempart de deux cents Lances jaillit de la terre à son instance, dans un tel ensemble que les démons ne purent les éviter. Ils se firent embrocher, les pointes acérées jaillissant par leur bouche, leur gorge, transperçant cuisses et abdomens sans la moindre pitié.

Un genou au sol, le souffle court, Rainier serra les dents. Ce coup avait tendance à épuiser ses forces, il n'en usait qu'en cas de force majeure. Mais en l'occurrence, ce n'était pas le moment de se reposer sur ses lauriers.

-Soldats de Gentem ! rugit-il en se redressant. Montrez-leur ce dont vous êtes capables !

Avec un rugissement de rage, les guerriers, entrainés depuis des années à lutter contre toute sorte de démons rampants, volants, bipèdes, quadrupèdes ou plus, n'hésitèrent pas un instant. Qu'ils soient du Nord, du Sud, de l'Ouest ou de l'Est, ils répondirent à son appel.

Car dans les terres désolées, il n'y avait plus de dissension. Il n'y avait plus que la survie.

*

En s'éveillant ce matin-là, Dana se rendit compte de plusieurs choses. Tout d'abord, elle était de retour dans sa chambre, dans son lit, et avec une chemise de nuit propre. Rainier avait insisté pour qu'ils se lavent avant d'aller se coucher. Mais elle se souvenait également qu'au moment où il allait pour s'endormir avec elle, Éléazar l'avait appelé.

Elle-même avait sombré quasiment tout de suite.

Pour se réveiller avec un corps perclus de douleurs.

Allongée dans son lit, les yeux rivés au plafond, elle se demanda si elle arriverait à se lever.

Certes, elle se faisait l'impression d'être une petite joueuse, étant donné que le Duc était parti affronter des démons après une nuit de sexe effréné. Mais elle, elle n'avait pas un corps taillé pour la guerre !

En dépit de tout, elle sourit niaisement en fixant son plafond.

Une nuit de sexe effréné.

Jamais, au grand jamais, elle n'aurait imaginé que le Duc serait si... si... vigoureux ? Endurant ? Et volontaire.

Quand il lui avait dit qu'elle ne savait pas à quoi elle s'engageait, elle comprenait mieux. Lui qui était si doux, si calme et attentionné dans le quotidien, il était une véritable bête au lit. Ou sur un bureau. Ou un canapé. Ou...

Elle ferma les yeux pour s'empêcher de penser de trop.

Il fallait se lever, de toute façon.

Dans tous les cas, si elle parvint à s'occuper des enfants dans son état, ce fut Autem qui appela le médecin de la maison. Elle finit donc avec une bouillotte sur les reins, et une interdiction stricte de porter quoi que ce soit.

Sa « mauvaise chute dans les escaliers » lui avait fracassé les lombaires.

Elle pria pour aller mieux avant le retour du Duc. S'il la voyait dans cet état il allait culpabiliser, alors qu'elle-même se sentait carrément satisfaite d'être à la ramasse ce matin. On vint même l'aider brièvement pour s'occuper d'Ena, car la nouvelle de sa chute avait fait le tour de tout le manoir. Là pour le coup, elle culpabilisa.

Jamais elle ne leur dirait que son mal de dos venait du Duc, et non pas du choc des marches sur son postérieur.

Elle rougissait rien que d'y penser.

-Dana ?

Vautrée sur le ventre sur le canapé du salon des enfants, Ena en train de jouer sur le tapis avec des cubes en bois et un dragon en papier, la nourrice écarquilla les yeux en voyant la Duchesse de Clypeus entrer.

-Bonjour, Ena, bonjour Dana... Oh ! Tu t'es bien fait mal en tombant, dirait-on ! Ça va ?

Surtout, ne pas devenir rouge.

-Heu... Oui.

-Ne bouge pas, reste allongée !

Comment aurait-elle pu rester étalée devant la Duchesse !? Flavia était certes un amour, mais elle ne se permettrait jamais une telle chose ! Se mettant précipitamment en position assise, elle sourit à la jeune femme, qui s'installa sur un fauteuil confortable à côté.

Cette dernière ne portait plus de voilette depuis sa dernière dispute avec le Duc de Clypeus à ce sujet. Le visage barré de profondes cicatrices, Flavia avait été longtemps complexée par son apparence. Heureusement, son mari parvenait, petit à petit, à la faire se sentir belle. L'amour qu'il lui portait était si fort que tout le monde pouvait le voir. Et si elle se cachait encore un peu derrière sa frange, la belle brune souriait de plus en plus.

-Tout va bien, fit Dana en retenant une grimace en sentant ses lombaires se compresser en s'asseyant. Juste, je n'ai pas une forme physique exemplaire et j'en paye les conséquences.

-Dana, tout le monde se serait fait mal au dos en tombant dans les escaliers.

Mais je ne suis pas tombée dans les escaliers, bon sang !

-Ah ah, oui, je suppose... Mais dites-moi, que me vaut le plaisir de votre visite ? J'avais l'impression que Lev vous tenait presque sous clé, ces derniers temps.

Flavia éclata de rire à sa remarque.

-Presque ! C'est juste que nous avons été très... heu... occupés. J'avais besoin de récupérer.

Pour le coup, si le Duc de Clypeus était comme Rainier, Dana pouvait bien comprendre. En une nuit, elle était à plat.

-Dana... Je sais que vous n'avez pas eu d'enfant, mais...

Ah. La nourrice chassa aussitôt du coin de son esprit la seule trace de son passé qu'elle avait. Non, elle n'avait pas eu d'enfant.

-Heu... Je... Vous êtes la seule à qui je peux poser la question. Si je le demande à Cara, elle va vendre la mèche sans faire exprès.

Pas faux. Cara était adorable, mais les secrets, mieux valait éviter de les lui confier. Tout ouïe, Dana regarda mieux la Duchesse de Clypeus. Les joues roses. L'air timide. Mais surtout...

-Dites-moi... Cela aurait-il un rapport avec le fait que vous ayez pris une taille de poitrine et un peu du ventre, par hasard ?

Flavia rougit jusqu'à la racine des cheveux, avant d'éclater d'un rire joyeux. La nourrice ébouriffa les cheveux d'Ena qui arrivait pour lui montrer son dragon, avant de sourire à la Duchesse. Elle semblait soulagée de pouvoir en parler.

-Ça se voit tant que ça ?

-Oh, étant donné que j'ai côtoyé l'ancienne madame de Hastam durant ses trois grossesses, je reconnais certains signes. Vous en êtes à combien de mois ? Trois ?

-Je ne sais pas, avoua Flavia en portant les mains à son ventre.

Autant dire qu'ils pouvaient avoir conçu cet enfant quasiment le jour de leur mariage. Ce qui n'aurait pas plus surpris que ça Dana, étant donné ce que lui avait raconté monsieur. Le Bouclier aurait débarqué sur le champ de bataille le jour de sa nuit de noces, la culotte en dentelle de sa femme dans la poche.

-Vous allez l'annoncer quand ? s'enquit la nourrice, en allant chercher un deuxième dragon en papier pour la petite.

Bon sang, elle ne savait pas qu'il y avait autant de muscles différents, dans ses cuisses ! Comment diable pouvaient-ils être tous douloureux en même temps !?

-Oh, il faudrait déjà que je le dise à Lev.

Dana écarquilla les yeux.

-Il n'est pas au courant ?

-Non. Je ne pense pas. Il a bien remarqué que j'avais pris des seins, mais il attribue ça à ses attentions, et pour mon ventre, il est heureux que j'aie pris du poids.

-Les hommes, soupira la belle rousse en levant les yeux au ciel. S'il n'y a pas de nausées matinales, il ne pense pas un instant à une grossesse. Mais c'est fantastique, Flavia. Toutes mes félicitations.

La Duchesse lui fit un sourire éblouissant.

Oui. Quand on s'aimait et que l'on voulait un enfant, la grossesse était quelque chose de merveilleux.

Avec une pointe de tristesse, Dana se souvint de Gladys de Hastam. Le temps jusqu'à l'accouchement avait été chaque fois atroce. Elle qui n'était jamais là, elle revenait voir son mari que pour implorer son pardon et lui demander de la débarrasser de l'enfant qui grossissait dans son ventre. Puis elle repartait, ils ne savaient où. Laissant son bébé en arrière, ne venant qu'en de rares occasions.

Et après, elle avait osé mal le prendre quand Ena l'avait appelé « mama » devant elle.

*

Depuis combien d'heures se battait-il ?

Rainier aurait été incapable de le dire. En nage sous son armure, couvert de sang, de cervelle et d'esquilles d'os, il parait, attaquait, courrait, attrapait un soldat par le dos, pour le rejeter en arrière afin de lui éviter de se faire couper en deux. Puis il déployait une ligne de Lances pour embrocher les ennemis, avant de se retrouver dos à dos avec Lev.

Ce dernier dévia une attaque contre lui, quand Rainier vit l'ombre au-dessus de lui.

Merde !

-Accroche-toi !

Lev n'eut pas son mot à dire. Le Duc de Hastam le poussa avec une telle force qu'il valdingua plusieurs mètres en arrière, fauchant les jambes d'un adversaire au passage.

Rainier, en revanche, n'eut pas le temps de s'enfuir.

La patte du dragon se referma autour de lui. Il n'eut pas l'occasion de pousser un juron qu'il était arraché au sol, le vent sifflant à ses oreilles. Il devait se dégager avant qu'il ne soit trop haut ! Faisant jaillir sa Lance du néant, il voulut la lancer dans le flanc de l'énorme dragon rouge. Dessus, il n'en doutait pas, un Ittlis tenait les reines !

Si un draconide venait d'arriver, alors des renforts étaient venus pour aider le bataillon qu'ils affrontaient déjà ! Encore une fois !

Mais il n'eut pas le temps de projeter son arme, car le reptile ailé resserra sa patte. Ses énormes griffes firent grincer le métal de son armure, une pointe parvenant à pénétrer entre deux plaques, dans son dos. La douleur explosa. La tête lui tourna, l'extrémité acérée plantée dans les reins. Perçant peau et muscles, déchainant une souffrance insoutenable au moindre mouvement.

Pourtant, il serra les dents.

Ce n'était pas le moment.

Pour lors, il devait régler ce problème. Il devait rentrer chez lui, pour ses enfants. Pour Dana !

Avec un rugissement de rage, il propulsa son arme. Il en appela à son pouvoir intrinsèque, à tout ce que lui avait appris son père sur les Ducs de Hastam. Sa Lance transperça le flanc du dragon dans un trait de lumière. Il emporta le dragonnier au passage, ainsi qu'une partie de l'aile.

Les griffes se relâchèrent. Et de fait, l'énorme plaie dans son dos se retrouva sans compression.

Chutant vers le sol, Rainier poussa un juron, tout en sentant le sang sortir de sa blessure en même temps. Le liquide brulant s'infiltrait sous son armure, alors que certaines gouttelettes rubis remontaient devant lui, qui tombait plus vite qu'elles.

Cette saloperie de dragon l'avait fait monter plus haut que prévu !

-El !

-Besoin d'un coup de main, l'ami ?

Stupéfait, Rainier releva la tête. Il eut juste le temps de voir un dragonnier en armure noire, qui tendait la main vers lui. Juché sur le dos d'un dragon blanc. Que...

Puis il passa le portail ouvert par El.

Celui par lequel il réapparut était en position verticale, de telle sorte qu'il atterrit rudement sur le sol, dans un roulé-boulé douloureux. Merde ! La plaie était assez profonde pour avoir entamé les muscles des lombaires !

Mettant un genou à terre, il se rendit compte qu'il avait perdu son casque. Et qu'Éléazar se tenait à ses côtés. Le Mage posait une main sur son front, tout en hurlant :

-Cara, Véra, Lev ! Rassemblement !

La Lance le savait, il déployait des portails sur le champ de bataille, pour permettre le retour des Protecteurs à ses côtés. Courbé en deux par la douleur, Rainier avait conscience de la magie du Mage se déversant en lui.

-Tiens bon, mon grand !

Les autres arrivèrent, poussèrent un juron en voyant leur ami, un genou au sol. Merde... Il perdait autant de sang qu'il en avait l'impression, c'était ça ?

-Soldats ! tonna Éléazar. Retraite !

Non... Non ! Il savait ce qu'il allait faire ! Il connaissait trop son ami pour le laissait faire une chose pareille ! Il allait encore raccourcir son temps de vie ! Il ne lui en restait plus assez pour qu'il joue au con !

-El... Fais pas ça... gargouilla Rainier en l'attrapant par le poignet.

Le simple fait de parler lui faisait mal. Pourtant le Mage prit le temps de le regarder. Le Duc désigna le ciel. L'autre dragon, là-haut.

-Merde ! Raison de plus pour ...

-Regarde le bataillon ennemi, bordel !

Le Mage vit, alors. Le dragon blanc fondait sur les Ittlis. Le dragonnier en armure noire sauta de son dos... Et Rainier ne vit jamais la suite. L'hémorragie avait eu raison de lui. La dernière chose à laquelle il pensa, ce furent ses enfants, avec Dana.

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