Chapitre 17 : Le Réveil du Mage
Éléazar s'était réveillé moins d'une minute. Rainier avait tout juste eu le temps de prendre sa main, de voir ses yeux bleus plongés dans le flou. Le Mage lui avait souri faiblement, en levant le bras au-dessus de lui.
La déflagration de pouvoir avait ébranlé le Duc jusqu'aux os. Le fait de toucher la peau d'El, en cet instant, fit passer la Magie en lui, le secouant jusqu'à l'âme. Mais cela ne fit que passer, lui comprimant le corps, lui obscurcissant la vision, lui coupant la respiration avec une telle force qu'il en tomba à genoux. Il eut l'impression d'être englouti dans l'esprit du Mage. De plonger dans une cage fragmentée, fissurée de toute part, hurlant de souffrance. Puis il réintégra d'un coup son corps, désorienté. Le temps qu'il parvienne à reprendre son souffle, le blessé avait de nouveau plongé dans l'inconscience.
Non... Non !
-Ce con a restauré la barrière ! rugissait Rainier dix minutes plus tard, avec Lev et Cara.
-Bordel, c'est la première chose qu'il a faite en ouvrant les yeux ? gémit Lev en se prenant la tête entre les mains. Lui et sa putain de conscience professionnelle !
-Il n'est pas près de reprendre connaissance, soupira Cara, de profondes cernes sous les yeux.
Ça, c'était certain. Pour avoir éprouvé la force de la magie qui habitait Éléazar, le Duc de Hastam se demandait même comment ce dernier avait fait pour rester en vie toutes ces années. C'était comme une chose qui enflait sous votre peau, poussant, tirant, mordant pour tenter de s'échapper de votre enveloppe. Chaque seconde, chaque souffle, chaque moment était consumé par la lutte interne contre un pouvoir qui dépassait l'entendement.
Et il était ainsi depuis ses dix ans.
C'était un miracle qu'El soit toujours en vie.
Découvrir la douleur qui l'habitait en permanence déchirait le cœur de Rainier. Son ami avait passé une vie de souffrance et de combat constant, bien plus dure que tout ce qui se passait dans les terres désolées.
-Par ailleurs, comment ça se fait que Véra ne soit pas là ?
Le Duc releva la tête. Ils se trouvaient dans la chambre du Mage, au manoir des Hastam. Il avait personnellement contacté ses amis par le biais des pierres de communication, mais...
-Je n'ai pas réussi à l'avoir.
Lev fronça les sourcils.
-Comment ça ? Elle ne se sépare jamais de sa boucle d'oreille.
Ils se regardèrent. Putain !
Courant vers la salle des portails sous le manoir, ils empruntèrent celui menant directement au duché de l'Ouest. Là, ils furent soulagés de découvrir qu'il n'y avait pas la moindre trace de lutte. Néanmoins, les domestiques les informèrent que leur Duchesse ne se trouvait pas là. Rainier tenta de nouveau de la contacter, en vain.
Dans la chambre de Véra, tout était en ordre. Sauf une chose.
Sur la table de chevet, ils découvrirent la boucle d'oreille de communication. Avec un mot épinglé dans le bois à l'aide d'une dague.
« Occupez-vous d'El en mon absence ».
Avec la signature de Véra.
Merde... Elle était partie ? Mais pour où ? Pourquoi sans le leur dire ? Pourquoi sans sa boucle d'oreille !? Les trois Protecteurs se regardèrent, incertains. Ce type de missive était tout à fait le genre de l'Épée. Simple, sans superflu. Et la dague aussi était bien un signe qu'elle était l'auteure de ces quelques mots.
-Qu'est-ce qu'elle nous fait, là ? souffla Cara en relisant encore et encore la ligne de texte.
-Elle disparait dans un moment pareil ? Mais pourquoi !?
-C'est Véra, fit Rainier en sentant un poids supplémentaire s'ajouter sur ses épaules. Elle doit avoir une bonne raison. Ce doit étre en rapport avec Éléazar.
Lev et Cara le regardèrent, avant de hocher la tête.
-Tu crois qu'elle cherche les auteurs de l'attaque sur ton manoir ?
-Peut-être. Comment savoir, avec elle ? Mais dans tous les cas, ayons foi en elle.
Oui. Avoir foi en Véra.
Mais comment annoncer la disparition de sa sœur à Flavia ?
*
-Donc, pour faire croire que tout va bien aux gens qui nous ont attaqués, on doit assister à l'inauguration du bateau ?
Dans la calèche, Autem semblait franchement réfléchir à la situation. Il s'approchait de ses onze ans, et sa compréhension du monde qui l'entourait se faisait de plus en plus fine. Dana était particulièrement fière de lui.
-C'est tout à fait ça, lui répondit Rainier. Apparaitre en bonne santé et assuré en de telles circonstances envoie un message fort à ceux qui ont attenté à vos vies. Ça veut dire « je ne tremble pas devant vous, et je vous trouverais ».
-Trop classe !
-Mais évidemment, il ne faut pas le dire à voix haute.
-Ah, d'accord.
Dana sourit en regardant père et fils échanger. Si le Duc était mal à l'aise dans les calèches en raison de sa grande taille, il appréciait toujours ces moments d'intimité, où il pouvait discuter tranquillement avec ses enfants. Eorum écoutait lui aussi avec attention. Lui aussi s'était remis à une vitesse surprenante des évènements sanglants. Le matin même, il était venu voir Rainier, en lui disant « Je veux apprendre à me battre, papa. Je veux pouvoir défendre tout le monde, comme toi et Autem ».
Le Duc était alors fort occupé. Pourtant, il avait pris le temps d'accompagner son fils à la salle d'entrainement, où les chevaliers qui n'étaient pas de garde effectuaient leurs échauffements. Jusqu'à présent, Eorum n'avait jamais manié d'épée, se contentant de regarder Autem et Tamir s'entrainer. Sa première vraie leçon avait donc été donnée par son père.
De fait, le petit garçon était épuisé, mais ravi.
Quant à Ena, elle poussa des cris de joie en découvrant le bateau.
Il s'agissait là d'un des nouveaux navires commerciaux du duché de Hastam. Il servirait à faire la liaison entre le Nord et l'Est. Pour ce faire, il avait été renforcé afin de pouvoir briser la glace qui encombrait la plupart du temps le fleuve, du côté des Clypeus.
Le temps de construction étant important, l'inauguration d'un nouveau bâtiment était un évènement auquel la haute société du territoire Hastam voulait assister. La place étant réduite sur un bateau, les festivités s'étendaient également sur les quais.
L'ambiance était à la fête. Des chanteurs, des danseurs, des musiciens et des vendeurs de nourriture se trouvaient là. Cara et Tamir aussi. Les trois petits furent heureux de se retrouver, et partirent voir les cracheurs de feu qui illuminaient la nuit de leur spectacle. La Duchesse de Malleus et le Duc de Hastam étant sollicité en permanence, ils ne pouvaient pas garder en permanence un œil sur eux.
De fait, une Ena désireuse de tout voir dans les bras, Dana suivit les trois garnements. Cette inauguration était une bonne façon de changer les idées de tout le monde. Entre Éléazar toujours inconscient, le manoir sous haute surveillance par les chevaliers, Véra qui avait disparu, le démon en armure noire et le roi Oktar qui était fou de rage, une ambiance plus légère faisait du bien.
D'ailleurs, Dana décida d'ignorer ostensiblement les regards des nobles posés sur eux. Ici, l'aristocratie, les artisans, les marins et tous ceux du village qui hébergeait les quais étaient invités. C'était l'occasion idéale pour éviter les langues de vipères.
Les trois petits, après les cracheurs de feu, entrainèrent Dana et Ena vers des lutteurs, qui faisaient une démonstration de leurs talents à mains nues. Puis ils les conduisirent à un bal improvisé, pour les gens du village. Les nobles ne voulaient pas y participer, de peur de se mélanger à la plèbe.
La nourrice était heureuse qu'aucun des enfants ne soit comme ça.
Eorum prit sa petite sœur pour danser, tandis qu'Autem invitait de façon très chevaleresque Dana. Tamir trouva une villageoise joyeuse qui accepta d'être sa partenaire. Ils dansèrent sans arrière-pensée, sur la musique entrainante des musiciens qui accélérèrent la cadence. Dana changea de partenaire, pour virevolter avec Eorum, avant de se retrouver avec Tamir. Les enfants prenaient Ena à tour de rôle, qui s'amusait comme une petite folle.
Quand soudain, Dana eut la surprise de voir le Duc de Hastam prendre la place de son partenaire enfantin. La musique s'accéléra encore. Riant aux éclats, elle dansa dans les bras de Rainier, oublieuse de ce qui l'entourait. Les villageois les regardaient en les encourageant, heureux de voir le maitre du duché s'amuser. Et si cela se passait également sous le regard mauvais des femmes de la noblesse qui voulaient devenir la nouvelle Duchesse de Hastam, Dana s'en fichait.
Les derniers jours avaient été trop durs pour ne pas profiter de cet instant, dans les bras de Rainier, qui lui souriait avec cet air malicieux qu'elle aimait tant.
*
-Dana va être notre nouvelle maman, alors ? fit Eorum, tout excité.
Les deux têtes blondes et Tamir avaient choisi d'aller chercher de quoi boire, sous l'oeil vigilant, mais distant, de Cara qui gardait Ena. Toute cette danse les avait creusés !
-J'en ai bien l'impression, fit Autem en ébouriffant les cheveux de son frère. C'est génial, non ? Papa et elle s'aiment fort.
-Oui !
-Au moins, cette fois-ci, vous pourrez l'appeler maman sans crainte, ajouta Tamir.
Les joues d'Eorum rosirent à cette perspective, tout en acceptant le verre d'eau que son ainé lui donna. Son frère, lui, n'oubliait pas ce qui avait conduit son père à divorcer. Mais comment penser qu'une telle chose serait arrivée, pour une telle raison ? Il espérait vraiment pouvoir appeler Dana « maman ». Après tout, elle était la leur depuis le début, pour eux...
-Il serait temps que tu réalises la vérité, Autem.
L'enfant fronça les sourcils en se retournant. Il ne connaissait pas cette voix. Néanmoins, l'homme blond aux yeux bleus qui se dressait devant lui, il savait de qui il s'agissait, étant donné qu'il avait eu le culot de venir au manoir. Hubert de Medica. Autem serra les dents, tandis que Tamir attrapait la main d'Eorum pour l'attirer à lui. Le petit s'accrocha à sa chemise, ne cherchant même pas à dissimuler son angoisse.
-De quelle vérité parlez-vous, monsieur ?
-Tu dois arrêter d'appeler Rainier « papa ». Je suis ton seul et unique père.
Prenant exemple sur tout ce qu'il avait observé, Autem prit le temps de boire une gorgée de son verre d'eau avant de répondre, une main dans la poche de son pantalon. Tout autour d'eux, les rapaces de la bonne société se ressemblaient déjà. La récente confrontation entre lui et sa mère au café, une dizaine de jours plus tôt, avait largement fait le tour de ce beau monde.
-Vous, mon père ? C'est étrange, nous ne devons pas avoir la même définition de ce qu'est un père, monsieur.
-Je suis ton géniteur !
-Et donc ? cingla Autem. Votre seul mérite est d'avoir engrossé ma mère au cours d'une relation adultérine, et vous osez m'en parler ici, devant tout le monde ?
La répartie de l'enfant de dix ans, qui ne comprenait pas la vulgarité de certains des termes employés, laissèrent pantois les nobles de l'assistance.
-Je vais vous dire ce qu'est un père, monsieur Hubert de Medica. Un père, c'est quelqu'un qui vous prend dans ses bras quand ça ne va pas. C'est celui qui vous aime, quelle que soit votre naissance. C'est celui qui se lève en pleine nuit pour vous réconforter quand vous faites un cauchemar, c'est celui qui partage vos joies et vos peines. C'est celui qui vous élève, vous donne un toit, vous donne à manger, vous apprend ce que c'est que d'aimer et d'être aimé. C'est celui qui donnerait sa vie pour vous protéger.
Autem fit un sourire presque doux à l'homme qui lui avait donné la vie, mais qui n'en avait jamais pris soin.
-Le seul père que j'ai, c'est Rainier de Hastam. Vous, vous n'êtes rien.
La gifle, Autem l'avait prévue. Pourtant, il refusa de bouger, plantant son regard dans celui de son géniteur, en signe de défi. Ce qu'il avait moins envisagé, c'était de voir la main de son père surgir de derrière lui, pour stopper net celle de Hubert.
-On ne touche pas à mon fils, gronda le Duc, d'une voix vibrante de rage que ses enfants n'avaient encore jamais entendue.
La seconde suivante, son poing fracassa la mâchoire de Hubert, avant qu'il ne le projette à terre d'un coup derrière les genoux. Le grand blond tomba au sol comme une masse, pour s'y figer, la botte de Rainier de Hastam en travers de sa gorge.
-J'ai été très patient avec toi, Hubert, mais ça, c'était la chose à ne pas faire, gronda-t-il, ses yeux gris brillant de fureur.
Le Duc fit un signe de main. Deux des chevaliers qui les avaient escortés se saisirent de monsieur de Medica, pour le relever sans ménagement. En le regardant, sanguinolent, Autem se dit que cela ne lui faisait même pas de la peine.
-Tu seras jugé pour haute trahison.
-Haute trahison !? Mais...
-Menacer mon fils revient à me menacer moi, ton Duc, la Lance de l'Est, Protecteur de Gentem, cingla Rainier en le saisissant par la mâchoire, pour le forcer à le regarder. Il est grand temps que tu te souviennes de ta place, vassal.
Un silence plomb n'eut pas le temps de s'abattre sur l'assistance. Car un brusque bruit d'eau, accompagné de plusieurs hurlements, leur fit regarder vers l'autre extrémité du quai.
-Dana !
*
Parmi les jeunes femmes qui poussèrent des cris face à la scène, aucune d'entre elles ne s'attendait à ce que le Duc passe comme une flèche devant elles. Il arriva avant tout le monde, pour plonger sans la moindre hésitation dans les eaux noires du quai.
La nuit transformait le fleuve en une chose opaque et quasi insondable.
Pourtant, le Duc vit clairement la chevelure rousse de Dana dans ces ténèbres. Son expression de terreur tandis qu'elle coulait, empêtrée dans sa robe corsetée. Nageant à toute vitesse, il lutta pour atteindre la main de la jeune femme. Le poids de ses vêtements la faisait couler trop vite. Merde !
Se débattant contre ses jupons, elle tentait de le rejoindre, la main tendue vers lui. Non... Non ! Jamais l'eau n'avait été aussi oppressante autour de lui, jamais le noir de ses profondeurs ne l'avait autant angoissé. Il devait atteindre Dana ! Il devait...
Ses doigts se refermèrent sur les siens. L'attirant à lui, il se retourna dans l'eau, vers la surface. Faisant apparaitre sa Lance, il la projeta de toutes ses forces, avant de s'accrocher à la hampe au dernier moment.
Ils fendirent l'eau à toute vitesse, pour crever la surface une seconde plus tard. Entrainé par la puissance de son tir, Rainier dépassa les quais. Dématérialisant son arme, Dana dans ses bras, il atterrit au milieu de la foule stupéfaite.
Trempé, il ignora totalement les gestes de sollicitude autour de lui. Car la jeune femme dans ses bras ne respirait plus. Manquant d'air au dernier moment, elle avait dû inspirer de l'eau ! La couchant au sol, il saisit le poignard dissimulé dans sa botte, plus par habitude que par nécessité.
La lame trancha le devant du corsage de Dana, qui prit brusquement une grande inspiration, avant de se tourner sur le côté en recrachant le liquide contenu dans ses poumons.
Le soulagement qu'éprouva Rainier à la voir rouler sur le dos, essoufflée, n'avait pas de nom.
-Par la magie, tu m'as fait peur, souffla-t-il en posant une main sur sa joue.
Arborant un faible sourire, la belle rousse lui embrassa la paume.
-Tu m'as sauvé la vie, Rainier.
-Morte coulée par ses propres vêtements, c'est dommage, non ?
-Sauvée par un beau brun, c'est mieux, approuva-t-elle en gloussant.
Cela fit remonter le reste d'eau en elle. Pendant qu'elle recrachait ce qui lui brulait les bronches, le Duc se débarrassa de sa veste détrempée et de sa chemise, tout en regardant où se trouvaient les enfants. Ils étaient tous avec Cara, qui regardait derrière lui sans sourire. Que se passait-il, encore ?
Un coup d'œil en arrière lui permit de voir Hubert de Medica, évanoui avec un Marteau planté dans le sol juste à côté de lui, et deux chevaliers livides. Pas besoin d'être devin pour comprendre qu'il avait tenté d'en profiter pour s'enfuir. C'était sans compter la colère de la Duchesse de Malleus.
De là à croire que l'on avait poussé Dana pour créer une diversion...
-Bien, je te ramène à la maison, déclara-t-il en prenant sa belle rousse dans ses bras.
-Quoi... Heu, attends !
Elle devint toute rouge en réalisant que, petit un, tout le monde les regardait, petit deux, il était torse nu, humide et luisant, et petit trois, ses cheveux trempés rejetés en arrière lui donnaient une allure bigrement sexuelle.
Houla... La noyade n'avait pas du tout altéré sa libido.
Quand il haussa un sourcil face à ses protestations, elle eut soudain très chaud.
-D'accord, ramène-moi à la maison, bafouilla-t-elle.
-Bien, rit-il en lui embrassant le front. Cara, Tamir, les enfants, on rentre ! Messieurs dames... je vous laisse à vos commérages.
Étrangement, ce soir-là, Cara proposa aux petits de venir dormir chez elle. Tout excité d'aller là-bas, aucun ne chercha à comprendre pourquoi. Et ni Rainier ni Dana ne s'opposèrent à cette décision aussi inattendue que bienvenue.
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