Chapitre 13 : Crise au Café Mondain


Ce soir-là, Rainier avait décidé de se faufiler dans les cuisines. L'entreprise était risquée s'il ne voulait pas se faire prendre, mais il avait très envie d'une bouteille de vin et des dernières fraises de la saison. Or, il ne pouvait pas demander deux verres à cette heure-ci, sans que cela provoque un scandale.

D'ailleurs, la majorité des personnes du manoir dormaient.

Pieds nus, silencieux comme une ombre en sa propre demeure, Rainier avait conscience qu'il sentait le sexe et Dana. Néanmoins, il en était plutôt fier, aussi ne mentirait-il pas si on lui posait des questions. Il mettait un point d'honneur à ne pas mentir. Mais s'il se faisait prendre, c'était Dana qui allait lui faire la tête. Elle n'avait aucune envie de devoir se justifier devant toute la maisonnée.

Par ailleurs, l'aspect clandestin de leur relation avait un petit quelque chose d'excitant fort agréable.

Mais il avait conscience que la situation ne durerait pas longtemps. Déjà parce qu'ils avaient un mal de chien à être discrets avec les enfants à côté, comme ce soir. Et parce que c'était encore pire quand ils n'étaient pas là. Rainier se demandait franchement comment la maisonnée avait fait pour ne pas les entendre, hier soir.

Bref, il se trouvait torse et pieds nus dans le hall du manoir plongé dans le noir, lorsqu'un portail bleuté apparut devant lui. Surpris, il se figea. Pourquoi Éléazar ouvrait-il un portail ici ? À cette heure-ci ?

Il s'attendait à le voir sortir, tout guilleret et passablement éméché, comme ça pouvait lui arriver. Mais ce n'est pas ce qui se passa.

Un bras retomba mollement au sol, au travers du disque bleu mouvant. Stupéfait, Rainier regarda la main à la peau pâle. Avant de pousser un juron. Posant bouteille et verres sur la première console à sa portée, il se jeta à genoux à côté du portail, qui commençait déjà à se refermer. Merde !

-Éléazar ! cria-t-il en se saisissant du bras, pour tirer son ami au travers du disque de magie.

En le découvrant inconscient, il ne pensa même pas à une beuverie trop poussée. Ce n'était pas le genre du magicien.

L'allongeant au sol, il appuya sur la bague de communication à sa main.

-El est blessé, fit-il tout en découvrant l'auréole ensanglantée qui s'agrandissait sur le ventre de son ami. Il est chez moi. Prenez un mage pour le soigner !

Déchirant ses vêtements, Rainier vit du coin de l'œil Dana, en haut des escaliers. Elle avait dû l'entendre crier. Il n'eut pas l'occasion de lui parler, car déjà elle tournait les talons.

Le torse pâle d'Éléazar était couvert de son sang. Une plaie déchirait son ventre, signe qu'on l'avait poignardé. Merde ! Merde, merde, merde ! Saisissant les vêtements déchirés, le Duc chercha à endiguer le saignement. Pouvait-il appuyer ? Y avait-il encore quelque chose dans la plaie ?

-Rainier, laisse-moi faire.

Dana était revenue avec des linges propres, de l'alcool à désinfecter et des bandages. Il admirait son calme. Mais il la laissa faire, tout en rugissant :

-Phil !

Le chevalier était de garde à l'entrée du manoir, cette nuit, avec Aglaée. Ils arrivèrent en courant, parfaitement alertes, en uniforme.

-Réveillez tous les autres, ordonna-t-il. Deux avec mes enfants, le reste, sécurisez le manoir. Allez me chercher Taki !

Phil partit en courant, tandis que sa collègue se plaçait en défense devant le Duc, le Mage et la nourrice. Rainier fit de son mieux pour aider Dana, qui désinfectait la plaie, tout en jetant des coups d'œil anxieux au visage exsangue d'Éléazar.

Cara, Flavia et Véra furent les premières à arriver. À moitié habillées, les deux duchesses poussèrent des jurons en découvrant leur ami au sol. Toute la maisonnée fut bientôt réveillée. Cara remplaça Dana, qui devait aller rassurer les enfants, éveillés par le remue-ménage. Flavia partit l'aider, du mieux qu'elle pouvait.

Lev arriva bientôt, en trainant à sa suite un mage à moitié comateux. Qui poussa un cri d'épouvante en découvrant son maitre poignardé.

Les soins d'urgence commencèrent réellement. Et la nuit fut longue. Très longue. Véra et Lev firent des allées et venues pour aller chercher ce qu'il fallait pour soigner El à la Tour. Nul ne voulait avoir trop de monde, et le mage sur place fut très clairement menacé des pires représailles s'il parlait de quoi que ce soit.

À l'aube, l'état d'Éléazar était suffisamment stabilisé pour que Lev et Rainier puissent le transférer sur une civière, avant de le monter dans l'une des chambres, le plus délicatement possible. Il fut lavé, changé, et mis au lit. Épuisés, les deux Ducs et les deux Duchesses se laissèrent tomber à son chevet, livides. Le mage qui œuvrait depuis le début de la nuit s'écroula en ronflant dans la pièce voisine, ayant vidé toute son énergie pour sauver son maitre.

-Qui a bien pu le poignarder ?

La fureur faisait trembler la voix de Cara.

-Un alcoolique ?

-Une conquête déçue qu'il ne lui déclare pas de grand amour ?

-On n'en sait rien, soupira Rainier en se passant une main lasse dans les cheveux. Tant qu'il ne sera pas réveillé, on ne saura rien.

Un silence de plomb tomba sur la pièce.

-On va devoir l'annoncer au roi.

-Putain, lâcha Lev, les poings serrés. Pourquoi il a fallu que ça arrive à El !?

Rainier, lui, regarda Véra. La Duchesse, au chevet du Mage, lui tenait la main. Sobrement, sans rien dire. De profondes cernes sous les yeux. Celle qui devait le plus en souffrir, c'était elle.

-Il faut déjà que l'on aille chercher des affaires de rechanges pour lui, fit l'Épée. Rainier, tu le gardes ici ?

-Ouais. Je le protègerais, ne t'en fais pas.

Elle hocha la tête. Elle faisait peine à voir.

-Je viens avec toi, déclara Cara alors qu'elle se levait, faible sur ses jambes. On va prendre ce qu'il faut. Allez, viens.

Les deux femmes parties, Lev se leva à son tour.

-Je vais m'occuper du roi.

-Je peux m'en charger, soupira Rainier. Je sais plus y mettre les formes que toi.

Le Bouclier secoua la tête.

-Non. Toi, tu as tes enfants. Je me charge d'Oktar.

Seul avec Éléazar, Rainier resta un long moment sans bouger, exténué. C'était la première fois qu'El se faisait blesser. Pour cause. Ils avaient toujours tout fait pour qu'il n'ait rien. Ils ne voulaient pas qu'il lui arrive quoi que ce soit. Sa vie était déjà assez dure comme ça. Mais là... Qui ? Qui avait bien pu faire cela ?

Qui avait bien pu poignarder leur ami ?

Quand la main de Dana se posa sur son épaule, il l'embrassa doucement. La nourrice passa ses doigts dans ses cheveux, avant de le prendre dans ses bras. Ce geste, si simple, si doux, le fit l'enlacer. Ils restèrent un moment dans cette position, trouvant du réconfort dans la chaleur de l'autre.

-Je vais avoir besoin de toi, souffla-t-il contre ses cheveux. Les prochains jours vont être durs.

Dana hocha la tête contre son torse, tout en resserrant les bras autour de sa taille.

-Fais ce que tu as à faire, Rainier. Je m'occupe des enfants et d'El.

Avoir quelqu'un sur qui compter.

Le Duc lui embrassa le front, tout en comprenant mieux ce que Lev lui disait, depuis son mariage avec Flavia. Avoir quelqu'un sur qui se reposer, à qui confier sa maison et son avenir, cela n'avait pas de prix. Sa confiance, il la donnait entièrement à Dana.

En vérité...

Il avait toujours pu compter sur elle. Depuis dix ans, elle avait toujours été là, aide silencieuse et efficace, personne de confiance à qui laisser ses trois enfants et son domicile. Quelqu'un qui s'assurait qu'à son retour, aucun problème ne l'attendait sur le pas de sa porte.

Quelqu'un qui faisait tant partie de sa vie qu'il ne saurait plus comment respirer sans elle.

*

-Je crois que papa et Dana sont ensemble.

Une cuillère de flanc dans la bouche, Tamir manqua s'étouffer.

Ils se trouvaient dans l'un des cafés huppés de la capitale. Tante Cara avait insisté pour les emmener, afin de leur changer les idées. Cela permettait aussi d'alléger le travail de Dana, qu'Eorum et Ena ne voulaient pas lâcher. Une façon d'exprimer leur angoisse d'enfant, de ceux qui ne comprennent pas tout ce qui se passe, mais qui transmettent leur mal-être ainsi.

Eorum était encore jeune. Ils avaient peut-être quatre ans à peine d'écart, mais la différence se faisait ressentir dans ce genre de moments.

-Qu'est-ce qui te fait dire ça ? lui demanda Tamir.

Les yeux rouges brillant de curiosité, son ami de toujours ne semblait pas angoissé. Lui aussi avait été réveillé en pleine nuit, à l'appel sur les pierres de communication. Il avait été là pour soutenir les enfants Hastam, tandis que lui-même se demandait si tonton Éléazar allait survivre. Il voyait bien les cernes sous les yeux de sa mère. Mais Tamir ne disait rien, se contentant d'être là, mettant ses propres angoisses de côté.

Il était mature pour son âge. Autem l'avait toujours pensé.

D'un autre côté, Tamir disait la même chose de lui.

-Je les ai vus s'embrasser dans la chambre de tonton Éléazar.

Son ami fit un « oh » surprit de la douche, avant de prendre un air de conspirateur. Tante Cara se trouvait au comptoir, pour commander les prochains gâteaux qu'ils allaient manger. Et le café très fort dont elle avait besoin pour se remonter de leur épouvantable nuit.

Le café était bondé, et la présence du Marteau, de son fils et d'Autem ne passait pas inaperçue. Mais en habitués de ce genre de situation, aucun des trois ne prêtait attention aux commérages de la noblesse comme des roturiers autour d'eux.

-Je savais qu'ils étaient amoureux ! souffla Tamir.

-Comment tu pouvais en être sur ? s'étonna Autem.

-Ton père regarde Dana comme tonton Lev regarde Flavia.

-Mince, comment ça se fait que je ne l'aie pas vu ?

Les deux enfants prirent le temps de réfléchir.

-Je crois qu'ils essaient de vous le cacher pour vous protéger, fini par dire Tamir.

-Ça ressemble bien à mon père, ça, soupira Autem. Lui qui refusait de divorcer pour nous épargner...

-Ouais, enfin, Dana est géniale, contrairement à ta mère.

-Ça, c'est clair. Quand on voit jusqu'où c'est allé pour qu'il finisse par... oh mince, en parlant du loup...

Tamir regarda par-dessus son épaule, pour voir ce qui venait de gêner Autem. Mince. L'ancienne duchesse de Hastam venait d'entrer dans le café, avec une dame de compagnie. Le petit blond se demanda comment faire pour disparaitre. Mais il était trop tard. Sa mère l'avait vu.

Sous les yeux des commères autour d'eux, Gladys s'avança droit vers eux, un faux sourire aux lèvres.

-Autem, mon chéri !

Mon chéri ? Bon sang, elle ne manque pas de culot.

-Mère, fit-il en se levant pour la saluer. Vous voir deux fois en une semaine, c'est étonnant. Comme quoi je vous croise plus souvent depuis que père et vous êtes divorcés.

L'affront était évident. S'il était jeune, Autem maitrisait plutôt bien les codes verbaux de la bonne société.

-Tu es toujours aussi en forme, à ce que je vois.

-Tout à fait, mère. Dana s'occupe bien de moi.

Tamir gloussa en avalant sa dernière cuillère de flanc.

-Pouvez-vous me dire en quoi c'est drôle, Tamir de Malleus ? cingla Gladys en le fusillant du regard. Décidément, votre éducation laisse à désirer.

-Mon éducation ? Mais madame, je ne suis pas celui qui bafoue l'étiquette en m'adressant la parole sans y être invité, la contra Tamir avec un sourire condescendant. Je suis le prochain Duc de Malleus. Et vous, vous êtes... Vous n'êtes plus Duchesse, qu'êtes-vous donc, maintenant ?

Le rouge monta aux joues de la mère d'Autem. C'était vrai. Par son rôle de futur Protecteur, Tamir avait un statut bien plus élevé que le sien. De fait, c'était elle qui lui devait le respect.

-Vous êtes la future femme de Hubert de Medica, n'est-ce pas, mère ?

Gladys regarda son fils, qui souriait froidement.

-Oui. J'ai appris la nouvelle de vos fiançailles grâce à tonton Éléazar. Il est plutôt bien au courant de tout ce qui se passe dans la noblesse. Aussi humble soit-elle.

-Fais attention à tes paroles, Autem. Tu parles de ton père.

-Mon père est le Duc de Hastam.

-Tu...

-Gladys.

Les trois se tournèrent vers Cara. La Duchesse de Malleus, une tasse de café dans une main et une assiette de pâtisseries dans l'autre, adressa un froid sourire à la mère des enfants de Rainier. D'humeur pourtant toujours joviale, elle ne l'était pas, en cet instant.

-Comment allez-vous, depuis votre divorce ? s'enquit-elle.

Tout autour d'eux, les oreilles étaient tendues. Pas un seul des clients ou des employés du café ne pensaient à faire semblant de ne pas écouter la joute verbale.

-Bien, je vous remercie. C'est un soulagement d'être séparée d'un homme si froid.

-Rainier, un homme froid ?

Cara ricana en posant l'assiette de gâteaux devant Autem et Tamir, dont les yeux brillèrent de convoitise.

-Écoutez-moi bien, Gladys. Avec tout le mal que vous lui avez fait, vous n'avez aucun droit de lui en vouloir pour ce divorce.

-Oh ! Vous qui n'avez jamais été mariée et avez eu un enfant du péché, vous ne pouvez pas comprendre !

-L'enfant du péché, ici, ce n'est certainement pas Tamir, cingla Autem. Mère, vous savez exactement qui a fait trois erreurs, ici.

La Duchesse de Malleus eut mal en l'entendant dire cela.

-Maintenant, je vous prierais de partir. Car si vous parlez encore mal de mon père le Duc, de tatie Cara ou de Tamir, je crains d'avoir des paroles malheureuses qui ruineraient à jamais votre réputation, mère.

Le rouge aux joues, humiliée par un fils plus vif d'esprit qu'elle, Gladys quitta le café telle une tornade. Cara avait toujours été surprise par l'intelligence d'Autem. Non pas qu'elle pensa à mal, mais étant donné la mère et le père qu'il avait... Il était parfois difficile de croire qu'il n'ait pas le sang de Rainier dans les veines.

Comme quoi, l'éducation était primordiale.

Ébouriffant les cheveux du petit, elle fit un clin d'œil à son propre fils, qui lui sourit de toutes ses dents. Il en avait perdu une il y avait deux jours de cela, ce qui lui faisait un magnifique sourire qu'elle adorait. Tamir aussi avait l'esprit vif.

Peut-être un peu trop, même.

-Alors comme ça, tu es un petit Duc ? fit-elle en s'asseyant à table, sa tasse de café à la main.

-Beuh... Elle m'a énervé.

-Quand tu parles comme ça j'ai l'impression d'entendre Lev.

-Bah c'est une bonne chose ! Tonton est super impressionnant !

Cara gloussa un buvant une gorgée de café. Décidément, son fils prenait vraiment exemple sur les trois figures masculines qui l'entouraient. Rainier, Lev et Éléazar. Elle espérait juste qu'il serait un peu moins coureur que ce dernier. Songer au Mage l'emplit d'angoisse. Pourtant, elle sourit aux deux enfants. Son rôle était de leur changer les idées. Quel dommage que cette garce de Gladys soit arrivée juste à ce moment-là !

Mais les choses ne s'arrangèrent pas, lorsque son bracelet de communication brilla à son poignet. Non... Une attaque de démons, maintenant ?

Merde...

-Les enfants, ça vous dit d'aller voir Flavia et Dana ? Pour une super soirée pyjama !

Sauf que ce ne fut pas qu'une soirée pyjama. Trois jours plus tard, Cara n'était toujours pas revenue.


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