Chapitre 12 : Les Évadés de la Salle de Bain


-Ah, Taki, te voilà enfin !

Le chevalier muet leva les yeux vers le Duc de Hastam. Le Protecteur, propre et frais sur lui, lui souriait gaiement. Il ne savait pas ce qui se passait avec le maitre, mais ces derniers temps, il souriait beaucoup plus. À croire que le divorce lui avait été plus que profitable. Néanmoins, Taki, qui le connaissait bien, se doutait que ce n'était pas là l'unique raison. Son mariage n'avait jamais eu d'influence particulière sur son caractère. Pourquoi un divorce changerait-il cet aspect des choses ?

-Si tu avais demandé un portail, je serais arrivé plus vite.

-Comme si j'allais demander à El de faire ça sans véritable motif ! Et puis, ça a permis à nos recrues de découvrir le duché. Comment ça va, tout le monde ?

Rainier et Taki regardèrent les chevaliers. Ils observaient les alentours avec émerveillement. Leur paquetage accroché aux selles de chevaux, ils portaient l'uniforme à merveille. Aux couleurs de la maison des Hastam, noir et gris, ce dernier était sobre. Rien à voir avec ceux des chevaliers de Lev. Et encore, Flavia avait réussi à le faire céder. Les vêtements étaient d'un gris clair avec les détails en violets, et non pas l'inverse.

-Nous sommes ravis de pouvoir prendre nos fonctions, monsieur le Duc !

-Ah ah, parfait, alors ! Laissez vos paquetages ici, on va vous les emmener à vos baraquements.

-Ils peuvent le faire, signa Taki.

Secouant la tête, le Duc lui sourit.

-Pas besoin. Et puis, ça va me permettre de vous présenter tout le monde avant la reprise des cours des petits.

-Ah oui. Il y aura Tamir, aussi ?

-Bien sûr. Son tuteur est le même qu'Autem et Eorum.

-Ça fait bien trois mois que je n'ai pas entrainé les petits.

-C'est vrai. Tu vas être surpris, ils ont bien grandi tous les trois. Et tu verrais Ena ! Une vraie petite fille, désormais !

Ce que Taki avait toujours apprécié avec le Duc, c'était sa faculté d'adaptation. Quand il avait découvert que nul ne voulait d'un soldat privé de sa voix par une mauvaise blessure à la gorge, il l'avait pris sous son aile. Il avait même appris la langue des signes juste pour pouvoir communiquer avec lui, et le lui avait enseigné au passage. Blessé depuis quelques mois avant leur rencontre, nul n'avait pris le temps de le renseigner sur ce mode de communication.

Cette rencontre lui avait sauvé la vie.

Le Duc de Hastam fit personnellement visiter la propriété à sa nouvelle garde d'élite. Il leur expliqua qu'il s'en remettait à eux pour la protection de sa maison et de sa famille. De fait, ils n'avaient de compte à rendre qu'à lui, et à Taki qui restait leur supérieur. Le chef des chevaliers avait beau être muet, il n'en restait pas moins très respecté de ses soldats. Chacun avait appris le langage des signes pour pouvoir communiquer avec lui. Si cela les avait déconcertés au début, ils avaient vite compris les avantages d'une telle méthode.

Des chevaliers de Gentem, Taki était le seul à être muet. De fait, nul outre ses hommes et lui ne connaissait les signes correspondant aux ordres qu'il donnait. Dans une guerre silencieuse, cela permettait d'agir vite. D'aucuns diraient que cela ne pourrait jamais combler la rapidité de la parole. Rainier leur répondrait d'un sourire condescendant.

-Monsieur le Duc, votre demeure est immense ! s'exclama un jeune adolescent.

Rainier le regarda par-dessus son épaule. Il devait avoir quinze ans, tout au plus. Il faisait partie des orphelins de Hastam, et avait survécu des années durant grâce aux subventions apportées par le Duc au village destiné aux enfants sans parents, aux conjoints ayant perdu leur mari et aux blessés de guerre.

-Phil, tu vas avoir besoin d'un plan, je pense. Toi qui te perds en permanence...

-Ah... Je vais tout mémoriser, ne vous en faites pas !

-Oh, je ne m'en fais pas.

-Il trouvera le chemin des cuisines, pas de soucis, signa Taki, rieur.

Rainier rit doucement, avant de finir de leur présenter le personnel. Les domestiques commencèrent tout de suite à minauder devant les jeunes chevaliers, tandis que les gardes voyaient arriver cette élite d'un œil anxieux. Ils pouvaient. Avec leurs deux dernières erreurs, Rainier ne laissait plus rien passer.

-Oh, il y a même des femmes, souffla le majordome Léon.

Ah, lui. Le Duc le considéra en passant, avant de froncer les sourcils. Il devait persuader Dana de rendre leur relation officielle. S'il le voyait tourner autour d'elle, il risquait de...

Chevaliers et Duc s'arrêtèrent net dans le couloir de l'étage, à l'instant où une petite fille toute nue passait devant eux en courant, les bras en l'air, sa chevelure blonde au vent. Hilare. Suivie d'Eorum, à peine vêtu d'un caleçon, qui regardait derrière lui tout en courant.

-Tu nous attraperas pas ! cria le petit de six ans.

-Eorum de Hastam, reviens ici tout de suite !

Ena, qui vit la première son père, poussa un cri de ravissement tout en se précipitant vers lui. Posant un genou à terre, le Duc réceptionna la petite glissante, encore pleine de savon et d'eau, tandis qu'Eorum se figeait en le voyant.

Médusés par la scène, les chevaliers ne bougeaient plus.

-Ah ah !

Un demi-sourire aux lèvres, Rainier vit Dana surgir de la salle de bain, d'où les enfants s'étaient échappés. Les cheveux réunis en un vague chignon, elle avait tout le devant de son corsage trempé, et elle tenait une serviette dans ses mains. Autem apparut derrière elle, en train de boutonner son pantalon, avec un Tamir tout aussi débraillé et humide.

-Ah, monsieur ! s'exclama-t-elle. Attrapez-moi ce garnement !

Eorum et Rainier se défièrent du regard. Puis il partit en courant avec un cri de joie, tandis que, Ena dans les bras, son père partait à sa poursuite dans le salon de jeu. Les chevaliers le virent revenir un instant plus tard, ses deux enfants sous le bras. Échevelée, Dana vint sécher tout ce beau monde avec sa serviette, avant de demander à Tamir et Autem d'aller chercher les affaires des deux fuyards.

-Excusez-moi, fit Rainier en regardant les chevaliers. On en a pour cinq minutes.

Ils hochèrent la tête dans un bel ensemble, tandis que le Duc, l'un des hommes les plus puissants du royaume, tenait sa fille à bout de bras pour aider sa nourrice à lui enfiler culotte et collants.

-Bonjour, messieurs-dames, lança la nourrice en question en leur adressant un sourire. Ah, je dois lui mettre sa robe, monsieur.

Rainier changea sa prise sur sa fille, pour lui permettre de lui passer le vêtement par-dessus sa tête. Eorum chercha bien à s'enfuir, mais Tamir l'avait ligoté avec la serviette, tandis qu'Autem tentait de comprendre par quoi il était censé commencer pour habiller son petit frère.

Un tableau de famille que l'on ne retrouvait pour ainsi dire jamais dans l'aristocratie.

Normalement, les parents de la noblesse ne prenaient pas la peine d'éduquer eux-mêmes leur progéniture. Des rumeurs courraient sur l'attitude du Duc vis-à-vis de ses enfants, mais jamais les chevaliers n'auraient cru qu'il agirait de façon aussi... normale ?

-Ça y est, ils sont présentables, déclara la nourrice avec un air de franche satisfaction. Vous pouvez y aller !

-Merci, Dana.

Elle sourit au Duc, qui le lui rendit bien.

Sur quoi il présenta ses trois enfants et Tamir, le fils du Marteau. Dana en profita pour s'éclipser, car sa place ne se trouvait pas là. Néanmoins, Autem la rattrapa par la main.

-Et il y a Dana aussi. C'est notre nourrice !

Les chevaliers la virent rougir comme une pivoine en jetant un coup d'œil au Duc. Ce dernier était bien content que son fils l'ait retenue.

-Dana fait partie des personnes à protéger en priorité, confirma-t-il aux chevaliers. Au même titre que mes enfants. S'il se passe quoi que ce soit, pensez d'abord à eux. Et à Tamir quand il est là. Pas vrai, mon grand ?

-Bah, je peux me protéger tout seul, déclara le petit garçon en posant les mains sur ses hanches.

-Oh, je n'en doute pas. Mais ta mère me tuerait s'il t'arrivait quoi que ce soit.

-Ah... Alors j'accepte, juste parce que je ne veux pas que tu meures, tonton.

-Je te remercie. Maintenant, allez-y les enfants. Taki ne vous a pas vu depuis longtemps.

Les trois petits garçons sautèrent sur le chef des chevaliers avec des cris de joie. Ce dernier s'y attendait un peu, mais il riait déjà de la tête de ses recrues. Rainier confia Ena à Dana, tout en lui glissant un mot à l'oreille. La nourrice lui sourit avec un regard doux, avant de partir avec la petite.

Si tous remarquèrent la façon dont le Duc la regarda remonter le couloir, nul ne pipa mot.

*

Combler le vide d'un cœur n'était jamais chose aisée.

Assis dans la taverne, Éléazar chantait avec le reste des convives, sa chope levée. Il aimait ces ambiances festives. Il aimait se sentir entouré de vie, de gaieté, d'avenir. Cela lui permettait, fugacement, d'oublier que lui-même n'en avait plus.

Et ce soir, il était épuisé.

Épuisé de tout.

Garder cette façade souriante était fatigant.

Occupé à chanter, il souriait pourtant de toutes ses dents. Ses cheveux blancs le rendaient reconnaissable entre tous. Tous savaient qui il était, ici. Mais aucun ne savait qu'il allait mourir trop jeune. En ayant gâché sa vie personnelle. En ayant tout donné pour le royaume et ses amis.

Il ne le regrettait pas. Il ne le regretterait jamais. De toute façon, il n'avait plus le temps pour ça.

Mais il faisait tout ce qu'il pouvait pour arriver à tout faire avant la fin. Se renseigner le plus possible. Protéger Lev, Cara, Véra, Rainier et les petits. Leur assurer un avenir radieux, si ce n'était exempt de tout combat, de toute peur.

Il ne savait pas qui prendrait sa suite en tant que Mage. Le nouveau n'avait pas encore été choisi par la Magie, signe que sa mort n'était pas encore pour tout de suite. Il espérait juste que ce serait une personne qu'il ne connaissait pas, et qui souffrirait moins que lui. Qui serait moins puissant que lui, de telle sorte qu'il pourrait vivre plus longtemps.

Sa mort approchait à grands pas à cause de sa force.

Au plus la Magie le possédait, au plus elle consumait vite sa vie.

Lui, le fils ainé du roi, destiné à devenir le prochain monarque de Gentem, avait tout perdu le jour où la Magie l'avait désigné comme Mage.

Mais il avait aussi gagné toute sa vie actuelle. Ses amis, qu'il considérait comme sa famille plus encore que son père ou son frère. Car eux, ils savaient ce que c'était que de se sacrifier jour après jour pour protéger un peuple qui n'en avait rien à foutre.

Ah...

La chanson s'acheva. Éléazar baissa les yeux sur sa chope de bière.

S'il devenait maussade, alors mieux valait rentrer. Ce soir, il n'avait pas envie d'une conquête qui chercherait à le retenir chez elle, le lendemain matin.

Quittant la taverne, il laissa deux pièces d'or à la serveuse, qui minauda. Il savait avoir déjà couché avec elle, mais il aurait été incapable de dire quand. Il s'était perdu entre tant de bras qu'il ne se souvenait pas de toutes ses maitresses.

Il aurait pu ouvrir un portail pour rentrer à la Tour, mais il décida de marcher.

Lev était un peu plus heureux chaque jour avec Flavia. C'était fou, sauf quand on savait que ce couple marié presque par hasard correspondait par lettres depuis des années. Cara était heureuse avec son fils, et ne cherchait pas de relation amoureuse. Rainier était... Rainier était au début de sa relation avec Dana.

Les mains dans les poches, Éléazar regarda le ciel étoilé, au-dessus de la capitale.

Dire que ce grand con était amoureux d'elle depuis des années, et elle aussi, mais qu'ils ne se l'étaient jamais dit. Bah. Du moment qu'ils étaient heureux ensemble et maintenant, c'était l'essentiel. Il sourit malgré lui. La veille, il avait annoncé à Rainier qu'il était guéri.

Sa première réaction avait été de demander à Cara si elle voulait bien garder les petits la nuit même. Autant dire qu'à son départ, le Marteau et lui avaient parié sur le fait que Dana serait de nouveau « tombée dans les escaliers » le lendemain matin.

Gloussant tout seul, il fit de son mieux pour ne pas penser plus loin.

Malheureusement, l'alcool le rendait souvent triste.

L'image de Véra s'imposa à lui.

Son visage en larmes. Sa colère tandis qu'il lui disait que c'était impossible. Sa gifle, alors qu'elle lui reprochait de ne pas se battre pour sa propre vie.

Se battre pour sa propre vie ?

Ah... C'était si cruel de dire cela à un homme qui savait depuis son adolescence quand il allait mourir.

Mais si le problème de Lev et de Rainier était réglé, il ne pourrait pas s'occuper de celui de Véra. Il ne pourrait jamais la rendre heureuse avant de partir. Il n'était pas le bon.

Fermant les yeux sur la lune, Éléazar prit une profonde inspiration tremblante.

Il aimait ses amis, plus que tout au monde.

Mais en cet instant, il se sentait seul... Tellement seul...

Son désespoir, même momentané, l'empêcha d'entendre les pas devant lui. Ou plutôt, il n'y prêta pas attention. Après tout, entre sa tête et ses cheveux, tous savaient qui il était, quel était son rôle. Nul ne s'en prendrait à lui.

C'était présomptueux de sa part.


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