Chapitre 10 : Les Trois Terribles


Assis dans son lit, Rainier de Hastam était particulièrement contrarié. Éléazar et Lev étaient en train de le chapitrer sur le fait qu'il ne devait surtout pas bouger de là. A priori, le Mage l'avait maintenu endormi une journée, afin de guérir le trou qu'il avait dans le dos.

Ils étaient donc seuls dans la chambre ducale.

-Est-ce que je peux m'envoyer en l'air, au moins ? demanda-t-il, de mauvaise humeur.

Lev, assit d'un côté du lit, écarquilla les yeux. De l'autre côté, Éléazar haussa un sourcil.

-Normalement, la première chose qu'on me demande après une telle blessure dans le dos, c'est si on peut remarcher un jour.

-Si je ne pouvais pas, vous ne seriez pas là avec vos têtes de cons habituelles. Alors, je peux, ou je peux pas ?

-Non, tu peux pas !

-Comment ça, je peux pas !?

-Bordel de merde ! Ça fait dix ans que tu n'as pas baisé, tu peux attendre quelques jours de plus, non !?

-Je n'ai pas envie d'attendre quelques jours de plus !

-Rainier ! Tu es interdit de fornication pour deux jours encore !

-Putain de merde !

-Comment ça, putain de merde !? Lev, tu as vu comment il me parle !?

-Calmez-vous, calmez-vous, fit le Bouclier.

-Je me calmerais pas ! rugit le Mage. Rainier, tu fais chier ! Dix ans, et faut que tu veuilles baiser pile au moment où tu es gravement blessé !? Pourquoi !?

-Ce n'est pas ça, la vraie question.

Tous deux se tournèrent vers le Duc de Clypeus. Ses yeux violets pétillants de malice, il prit appui sur le lit de son ami, avec un sourire mutin que Rainier sentait mal.

-La vraie question, c'est avec qui tu veux tant t'envoyer en l'air ?

Éléazar fit un « oh » avec sa bouche, avant de sourire d'une oreille à l'autre. Merde, Lev, songea Rainier. Ça, tu vas me le payer !

*

Assise dans les jardins, Dana regarda en direction de la fenêtre du Duc, d'où s'échappaient cris et jurons à tout va.

-Eh ben. Ils sont en forme, les trois terribles, remarqua Véra d'un air atterré.

-Au moins, ça veut dire que notre Rainier est en bonne santé, fit Cara avec un grand sourire, en ébouriffant les cheveux de son fils.

Oui, enfin... Impossible de savoir s'il s'agissait d'une joyeuse conversation ou d'une franche dispute. Peut-être un peu des deux.

Cela rassurait Dana d'entendre autant de vie dans la chambre du Duc. Ces dernières vingt-quatre heures avaient été chargées d'angoisse. Quand ils étaient revenus, au crépuscule, elle avait cru son cœur sur le point de cesser de battre. Autem avait hurlé en voyant son père. Trop grand pour être soutenu par un seul Protecteur, il avait été trainé jusqu'à la chambre par Lev et Cara. Chacun avait passé l'un de ses bras autour de ses épaules, afin d'emmener le colosse ensanglanté.

Retenant Autem, elle avait vu le Duc laisser une trainée sanglante derrière lui, tandis que les deux Protecteurs le conduisaient le plus vite possible jusqu'à son lit. Éléazar avait suivi de près, les traits tirés, l'air inquiet, pendant que Véra finissait de s'occuper des suites des affrontements dans les terres désolées. Par bonheur, Ena ne se trouvait pas là à ce moment-là. La petite se baignait avec une autre domestique. Mais Eorum avait lui aussi assisté à toute la scène. Tétanisé, l'enfant n'avait encore jamais vu de retour en catastrophe de son père.

Et jamais il n'était revenu dans un tel état.

Éléazar avait mis longtemps à le soigner. Assise dans le salon, Autem et Eorum serrés contre elle, Dana avait patienté. Ce furent des heures d'angoisse, passées avec Véra, Cara, Tamir, Flavia et Lev. Le petit garçon du Marteau s'était installé à côté d'Autem, pour lui serrer la main. Jusqu'à ce que le Mage émerge de la chambre ducale.

Il avait chancelé en sortant. Véra l'avait soutenu, les sourcils froncés. Au final, il était allé plus vite que pour Lev la dernière fois, en grande partie parce que les os n'avaient pas été touchés. La griffe du dragon avait déchiré la chair, un rein et sectionné des vaisseaux sanguins importants, mais il avait pu tout réparer.

Rainier de Hastam n'avait pas rouvert les yeux avant le lendemain midi.

Il n'avait pas très bien pris le fait d'être immobilisé au lit, mais il était vivant.

C'était tout ce qui comptait.

Et à présent, ils s'étaient toujours retrouvés dans les jardins, afin que les enfants décompressent un brin. D'ailleurs, le neveu et la nièce d'Éléazar étaient venus dès qu'ils avaient appris la nouvelle. Les jumeaux de Loktar, adorables comme toujours, soutenaient leurs amis en jouant avec eux. À huit ans, ils ne pouvaient pas faire beaucoup plus, mais l'attention touchait profondément Dana. Elle avait eu l'occasion de les garder régulièrement avec les quatre autres petits, aussi savait-elle qu'ils étaient adorables.

-Ce grand con nous a quand même fait peur, soupira Cara. C'est rare qu'il se fasse blesser de la sorte.

-En général, c'est plutôt Lev que l'on retrouve en miettes, approuva Véra.

-Ce n'est pas faux, grimaça Flavia.

L'épouse du Duc de Clypeus n'avait visiblement pas eu le temps d'annoncer sa grossesse à son époux. Avec son ami aux portes de la mort, ce n'était pas le bon moment. Dana regarda Autem et Eorum, qui jouaient avec Tamir et les jumeaux. Les petits n'étaient pas près d'oublier cet épisode.

Soudain, la dispute dans le manoir cessa d'un coup. Suivi d'un « QUOI !? » si fort qu'elle crut que Rainier avait fait trembler jusqu'aux fondations du bâtiment.

Fronçant les sourcils, Dana confia les enfants aux Duchesses, avant de leur dire qu'elle avait deux andouilles à dégager de l'étage. Les trois dames sourirent joyeusement dès qu'elle eut le dos tourné.

Il fallut peu de temps pour parvenir au manoir, monter l'étage, traverser le salon et entrer dans la chambre du Duc. Duc qui cherchait déjà à se relever, alors que Lev et Éléazar le retenaient sans lui faire de mal.

-Vous pouvez me dire ce que vous êtes en train de faire, tous les trois ?

Les bras croisés sous la poitrine, elle les fusillait du regard en tapotant le sol du pied.

Les trois Protecteurs se figèrent, comme des enfants pris en faute.

-Dana ! s'exclama Rainier en se laissant retomber en position assise dans le lit, entrainant les deux andouilles dans sa chute. Il parait que tu es tombée dans les escaliers ! Tout va bien !?

-Que...

Oh bon sang, elle avait oublié cette histoire ! Toussotant, elle pria pour ne pas rougir jusqu'à la racine des cheveux.

-Je... Ce n'est rien comparé à se faire emporter par un dragon, monsieur.

Se rapprochant, elle chassa Éléazar de son tabouret à côté du lit, pour prendre sa place.

-Les échelles de comparaisons ne sont jamais valables quand on parle de nous, les Protecteurs, fit Lev en parvenant à s'extirper du lit. Tomber dans des escaliers c'est grave, Dana.

-Tout à fait ! s'exclama Rainier. Ton dos ? Tout va bien ? Éléazar m'a dit que tu n'avais pas pu t'occuper des enfants tellement tu avais eu mal.

Dana fusilla le Mage du regard, qui lui sourit de toutes ses dents. Il l'avait guéri la veille au soir, donc elle lui était redevable. Mais tout de même !

-Dana ?

La main du Duc se posa sur la sienne, grande et forte. Ce simple contact fit battre son cœur plus vite, et elle échoua à ne pas rougir.

-C'est... Je ne suis pas tombée dans les escaliers, gémit-elle en cachant son visage dans ses mains. C'est pas ça !

-Ce n'est pas ça ? Mais alors que...

Rainier se tut soudain. Entre ses doigts écartés, Dana vit son air soudain gêné, puis le regard en coin qu'il adressa à ses deux amis. Ces derniers sortirent comme si de rien n'était, de grands sourires aux lèvres. Elle ne savait pas ce qu'ils avaient compris, mais elle préférait l'ignorer !

La porte refermée sur eux, le Duc lui prit doucement les mains, pour pouvoir la regarder.

-Dana ? Je t'ai fait si mal que ça ?

-N... Non, bafouilla-t-elle. C'est juste que... Mon corps n'est pas habitué aux... aux efforts intenses.

-Oh...

-Et... Heu... Le plus simple était de dire que j'étais tombée dans les escaliers.

-Oh... Mmmh... Ce n'était pas bête. Mais... pourquoi ne pas avoir dit la vérité ?

Pour le coup, Dana le regarda comme s'il était un parfait abruti.

-Dire que le Duc m'a chevauché toute la nuit au point de me démonter les lombaires ? C'est ça, que j'étais censé dire ?

-Heu... Tourné comme ça, effectivement, ce n'est pas une bonne idée. Mais ce n'était pas de ça dont je voulais parler.

Se rencognant contre ses coussins avec une grimace douloureuse, le Duc tapota la place à côté de lui. Elle haussa un sourcil, mais finit par céder. S'asseyant à ses côtés sur le lit, elle s'adossa elle aussi aux coussins. C'était la première fois qu'elle voyait la chambre du Duc sous cet angle.

-Entre mon départ au combat et mon coma forcé par Éléazar, nous n'avons pas eu le temps de parler. Dana, regrettes-tu notre nuit ?

-Bien sûr que non !

Rainier sourit, de l'air coupable du responsable de son mal de dos.

-Ne culpabilisez pas, souffla-t-elle en lui prenant la main. Sinon, je culpabiliserais aussi en disant qu'à cause de notre nuit blanche, vous étiez si fatigué que c'est de ma faute si vous vous êtes fait attraper par le dragon.

-C'est totalement faux, rétorqua-t-il. Et puis, j'ai un corps taillé pour le combat, Dana. Ce n'est pas ça qui va me mettre à l'amende physiquement et énergiquement parlant.

Oui, forcément. Quand on pouvait passer deux jours de suite à affronter des démons sans s'arrêter, une nuit de folie n'était pas ce qui allait vous empêcher de marcher. Elle était vraiment faible. Mais d'un autre côté, le Duc avait un physique correspondant à son activité.

Musclé, souple, endurant et efficace.

-Dana ?

-Oui ?

-Je ne suis pas celui qui aura à faire face au plus de conséquences, alors je te laisse le choix : veux-tu que nous restions discrets ? Ou veux-tu que nous fassions tout au grand jour ?

Elle le regarda.

L'esprit vide.

Avant que ses pensées n'explosent.

*

En posant cette question, Rainier n'avait pas du tout envisagé que Dana resta totalement silencieusement, avec un vent de panique grandissant dans son regard. Inquiet, il serra ses doigts entre les siens.

-Si... si tu veux que l'on continue, évidemment, ajouta-t-il. Heu... Hum... Dana ?

Ne la voyant toujours pas réagir, il décida de prendre les devants. Se penchant en avant, il embrassa doucement ses lèvres. S'il espérait une réaction, il ne s'attendait pas à ce qu'elle le saisisse par sa chemise, pour lui rendre son baiser de façon tout sauf chaste.

Fermant les yeux, il se laissa aller à cette brève étreinte. Se stabilisant d'une main pour ne pas se faire mal, il passa l'autre bras autour de sa taille. Il ne savait pas ce qui lui valait cette réaction, mais il appréciait.

-Monsieur...

-Rainier... Appelle-moi, Rainier, Dana...

-Rainier...

C'était la première fois, depuis dix ans, qu'il l'attendait prononcer son nom. Sans titre, sans monsieur, sans rien. La renversant sur le lit, il l'aurait probablement possédée, si une décharge de douleur dans son dos ne lui avait pas coupé le souffle.

-Rainier ? Rainier ! Éléazar !

*

En voyant tonton Éléazar partir en courant vers la chambre de son père, à l'étage, Autem sentit son cœur se serrer. Il savait qu'il ne devait pas y aller, car il risquait de déranger le Mage dans ses soins. Néanmoins, il ne pouvait empêcher une peur sourde de nouer ses entrailles.

-Autem ? Ça va ?

Sursautant presque, il se rendit compte qu'il serrait peut-être un peu trop fort la main d'Eléonora. Pourtant, la nièce de sang d'Éléazar lui souriait d'un air interrogateur. Elle avait de grands yeux d'un bleu intense, ainsi qu'une longue chevelure noire. Ses caractéristiques physiques correspondaient exactement à celle de son jumeau, Léonard. Et surtout, ils étaient aussi gentils l'un que l'autre. Ce dernier s'était agenouillé devant Eorum, qui s'était mis lui aussi à paniquer en voyant passer le Mage au pas de course. Merde ! Il ne servait à rien, en tant que grand frère !

-Léonard s'occupe bien de lui, intervint Eléonora, comme si elle lisait dans ses pensées. Ne t'en fais pas.

C'était vrai. Son jumeau, de deux ans plus âgé qu'Eorum, enlevait patiemment les larmes de ses joues, tout en le réconfortant. Eléonora et Léonard étaient les enfants du frère d'Éléazar. De fait, ils étaient le Prince et la Princesse de Gentem. À cause de cela, ils les voyaient rarement, leurs leçons se déroulant au palais royal. Pourtant, Autem sourit à la petite fille.

-Je te remercie, Eléonora. Mais tout va bien.

-Tonton aussi dit ça quand il fait ta tête, répondit-elle.

-Ah ?

-Et pour le réconforter, je lui fais un câlin !

L'enlaçant de toutes ses forces, la petite fille manqua lui couper la respiration. Néanmoins, Autem sourit en lui rendant son étreinte. Il aurait été malpoli de ne pas le faire. Mais surtout, il aimait bien Eléonora. Elle était toujours gentille, même si elle manquait parfois de douceur.

-Moi aussi, je veux un câlin !

Eorum se jeta sur eux, les faisant rire de bon cœur. Léonard, plus circonspect, refusa de prendre part à l'accolade générale. Les bonnes manières commençaient à être fermement ancrées en lui. Mais c'était sans compter Tamir, qui revenait des jardins. Le fils Malleus l'embarqua dans ce câlin collectif, provoquant l'hilarité des enfants.

Éléazar, qui avait déjà fini de soigner Rainier, ne put s'empêcher de sourire à ce spectacle, tout comme tous les domestiques qui y assistèrent.

Qu'ils restent des gamins insouciants le plus longtemps possible. C'était tout ce qu'il demandait pour ses neveux et ses nièces, qu'ils soient de son sang ou non.


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