Chapitre 14 : Une Marche Plus Haute que les Autres


Élisa tombait des nues.

Mais les choses s'aggravèrent lorsqu'elle se retrouva soudain en plein milieu d'un escalier. Forcément déstabilisée, elle rata la marche sur laquelle elle apparut, et tomba tête la première sur un Nathaniel aux yeux écarquillés.

Il lâcha rambarde et paquet pour la rattraper, de telle sorte qu'ils dévalèrent les escaliers dans un vacarme assourdissant. Si seuls ses mollets sentirent chacune des marches qu'ils percutèrent, Nathaniel, lui, en prit plein le dos.

S'écrasant donc un étage plus bas dans un pêlemêle de bras et de jambes, il y eut soudain un grand silence, suivit d'un « Nath, ça va ? » provenant d'une voix masculine inconnue.

-Oui, Ambroise, ça va, marmonna le Millicent en relâchant sa prise sur Élisa, qui s'assit aussitôt à califourchon sur lui.

Le masque en biais, les yeux écarquillés, elle regarda autour d'elle d'un air halluciné.

Ce n'était pas le manoir des Millicent. Et vu la mise de Nathaniel, avec sa chemise large sur un pantalon cintré noir, ce n'était pas la bonne époque. Relevant son masque, devenu bien encombrant, elle s'exclama :

-Bon sang de bonsoir, on est où et quand, Nathaniel !?

La voix masculine inconnue fit un « quoi ? » interloqué, mais elle accorda à peine un regard à l'inconnu. Après tout, elle disparaitrait dans peu de temps. À la place, elle considéra l'élément clé du passé, dont le regarda était perdu dans un décolleté un peu trop plongeant.

Interdite, elle considéra son costume de marquise cochonne, emprunté dans la précipitation à Clarabelle. Bordel de merde !

-Heu...

Les mains de Nathaniel s'étaient crispées sur ses cuisses gainées de bas blancs. Et si elle venait tout juste de s'envoyer en l'air avec son lui du présent, elle se sentit soudain très gênée devant l'homme du passé.

-Crois-moi, tu apprécieras, crana-t-elle, non sans voiler sa poitrine derrière ses bras.

-J'apprécie déjà.

Sur quoi il l'empoigna par la nuque, pour un baiser d'une intensité qu'elle n'avait encore jamais ressenti. Un baiser plein de... Sentiments. Des émotions à vif, non dissimulées, non cachées sous une couche de non-dit, de questions, de mensonges.

Du regret. De la tristesse. Du désir. Une passion qui lui fit répondre, malgré la dégringolade dans l'escalier. Essoufflé quand il quitta ses lèvres, Nathaniel posa son front contre le sien.

-Je suis tellement désolé, Élisa. J'aurais dû te croire...

Quoi ?

Confuse, elle considéra le colosse. Était-ce après sa rage contre elle ? Ses envies de meurtres ? À quel moment du passé se trouvait-elle, au juste ?

-Je te promets de tout faire pour te protéger. Je te retrouverais, mon amour.

-QUOI !? s'exclama-t-elle, pour se retrouver catapultée dans son présent.

Chancelante, elle dut s'appuyer contre le mur du couloir dans lequel ils se trouvaient avant son voyage. Bordel de merde ! Elle aurait vraiment aimé rester là-bas un peu plus longtemps ! C'était quoi cette histoire !? C'était quoi ce... ce... Ce baiser, ces sentiments, cette version de Nathaniel qui paraissait écorché, brisé par quelque chose !?

Essoufflée, elle regarda celui de son présent, qui s'était retourné pour la considérer avec un haussement de sourcil narquois.

-Plus de force dans les jambes, mon petit boulet ?

Plissant les paupières, elle le foudroya du regard. Elle allait vraiment devoir lui demander des explications sur leur chronologie commune, bordel !

-La faute à qui ? grommela-t-elle.

Mais soudain, il fronça les sourcils, pour considérer ses genoux. Baissant les yeux, elle vit ses bas déchirés, ainsi qu'un ou deux hématomes en train de se former. Heureusement, elle ne saignait pas.

-Une marche du temps plus haute que les autres, éluda-t-elle.

Néanmoins, Nathaniel resta une seconde de trop à considérer ses bas blancs. Elle eut soudain l'impression qu'il savait exactement à quoi cela les renvoyait, tous les deux. Et le rustre se détourna précipitamment, pour emboiter le pas à la Duchesse de Millicent.

Rêvait-elle, ou il semblait gêné ?

Paupières plissées, elle se dit que finalement, elle finirait par l'épingler grâce à sa tenue de marquise cochonne.

Mais pour l'heure, ils avaient un autre souci.

Ils devaient sortir des geôles de Puresang l'odieux Jamie. Geôles dans lesquelles il avait atterri par sa faute à elle. Comme le monde était ingrat... Comme le destin était un insupportable plaisantin !

Comment ce connard pouvait-il être un allié de sa mère ? D'où se connaissaient-ils ? Et surtout... Pourquoi l'avait-il laissé mourir ?

Néanmoins, ce n'était pas le moment de s'appesantir sur ce sujet ni sur celui de Nathaniel. Même si l'un comme l'autre ne perdait rien pour attendre.

Les geôles de monsieur de Puresang étaient comme dans ses souvenirs. Froides, impersonnelles. Un frisson glacé remonta le long de son dos. Que de mauvaises pensées...

Selon les prédictions de la duchesse, tout le monde était soit en train de cuver, soit en train de s'envoyer en l'air. À croire qu'aucun de ces vampires ne craignait une infiltration au sein même de leurs rangs. Quelle candeur...

Ou presque. Car dans la cellule de Jamie se trouvait la grosse vampire qui voulait s'amuser avec Élisa, il y avait une éternité de cela. Et visiblement, ce n'était pas du ketchup sur les ustensiles de torture.

Ligoté à une chaise, la tête pendant mollement sur son torse, Jamie était couvert de diverses plaies. Seule sa respiration difficile leur indiquait qu'il était vivant. Car le sang s'étendant sous les pieds de la chaise pouvait prêter à confusion.

-Qu'est-ce que... commença la vampire, sans pouvoir finir.

Nathaniel était déjà sur elle, pour fracasser son crâne contre le mur. Ce fut d'une telle violence qu'elle s'évanouit sur le coup, son grand corps s'écroulant sur le sol en une masse inerte. Angèle se trouvait déjà aux côtés de Jamie, tandis qu'Élisa fermait précautionneusement la porte de la cellule.

-Vivant, à peu de choses prés.

-Tu penses qu'il a parlé ? s'enquit Nath.

-Tu as oublié à qui va sa loyauté ?

Les deux Millicent se regardèrent, avant de hocher la tête.

-Je vous embarque, déclara-t-il. Élisa, rapproche-toi, ce sera plus simple.

Pleine de culpabilité, en dépit du fait que Jamie l'avait transformé et fichu dans des embrouilles pas possibles, elle avisa le supplicié. Il ne méritait pas cela, n'est-ce pas ? S'il était un allié de sa mère, alors... Alors... Qu'est-ce que ça voulait dire ?

Nathaniel ne les transporta pas chez lui, ni même dans les bureaux des d'Isria. En vérité, elle ne sut pas à quel endroit de globe ils se trouvaient, mais elle s'en moquait. Pleine de questions, elle avisa la chambre spartiate, mais confortable, dans laquelle ils l'installaient. Jamie connaissait sa mère. Ici, tout le monde connaissait sa mère, mais hormis lui, nul ne se qualifiait d'allié.

Mais s'il était son allié... C'était depuis longtemps. Avant sa mort. Or, Jamie était infiltré parmi les Guerriers de la Pureté. Il connaissait son père. L'assassin de Sapphiros.

Interdite, Élisa considéra le vampire, immobile dans son lit, tandis que Florentin entrait dans la pièce, une fiole de lames de fées dans la main.

Pour la première fois depuis longtemps, elle souhaitait retourner dans le passé.

Il fallait vraiment qu'elle discute avec sa mère.

*

En considérant la maison parisienne des d'Isria, Nathaniel se demanda franchement s'il avait bien fait. De tous les endroits disponibles, pourquoi avait-il choisi celui qu'Élisa avait visité très récemment ? Il en était persuadé, elle avait vu cette scène dans les escaliers, sa chute... Et lui se souvenait très bien, à présent, de cette tenue de marquise cochonne.

Bon sang !

Pas étonnant qu'en la découvrant, sa première pensée fut de... Il ferma brièvement les yeux, un peu honteux d'avoir cédé en pleine infiltration d'une fête vampire, avec sa grand-mère non loin. Même si ladite grand-mère en avait vu d'autres.

Bref, il avait autant envie de la retrouver pour lui arracher sa robe que de l'éviter pour échapper à une confrontation. De ce qu'il se souvenait de l'époque de cette rencontre, il s'était comporté comme un abruti énamouré.

Planqué dans la salle de bain, les mains sur le lavabo et regardant sa tête d'abruti dans le miroir, Nathaniel se demandait bien comment il allait faire. Avec tous ces sauts dans le temps, il ne parvenait pas exactement à savoir où en était Élisa dans leur histoire commune.

-Pour c'est si compliqué ? murmura-t-il en se passant une main sur le visage. De toutes les personnes possibles, pourquoi a-t-il fallu que je tombe sur elle ?

-NATHANIEL ! beugla justement la vampire deux étages plus bas. IL EST OU LE FRIGO !? J'AI SOIF !

Le retour à la réalité le fit se transporter aussitôt à ses côtés. Plantée au bas des escaliers, les poings sur les hanches, Élisa fit un bond de côté, une main sur sa belle poitrine. Débardeur, jogging, rien de bien excitant. Et pourtant. Il savait ce qu'il y avait en dessous.

-Tu as soif ? fit-il en haussant un sourcil, les bras croisés sur le torse.

-Oui. Pourquoi ? Ce n'est pas un crime, que je sache.

La voir autant sur la défensive l'intrigua, mais il ne posa pas de questions. Car une interrogation risquait d'en entrainer d'autres, et il se retrouverait tout seul dans la panade.

-Suis-moi, fit-il en s'engouffrant dans les couloirs.

Le domicile parisien de la Marquise Sanglante appartenait aujourd'hui à Armand, ce qui était somme toute logique. Néanmoins, l'ancien vampire le leur prêtait gracieusement, en grande partie parce qu'il ne voulait plus en entendre parler.

Quoi de plus normal ? Ici, il avait en partie découvert que Monsieur Justin, l'assassin de sa sœur Isabelle, avait couché avec cette dernière et avec lui, les dupant de concert sur bien d'autres sujets.

Bref, la cuisine était plus loin dans le bâtiment datant de l'ère des domestiques. Là, Élisa but une bouteille d'eau d'une traite. Nath la considéra avec des sourcils froncés.

-Désaltérée ?

-Pas vraiment, marmonna-t-elle. Je suis vannée, je vais aller me coucher.

Elle eut un instant d'hésitation. Adossé à un mur de la cuisine, les bras croisés, Nathaniel eu un sourire canaille.

-Tu veux de la compagnie, mon petit boulet ?

-Nan.

-Bien. Parce que tu as besoin de te reposer, fit-il avec un clin d'œil. Or, si je viens, je vais t'enlever ta petite culotte avec les dents.

Elle ouvrit la bouche, les joues légèrement rougies, mais elle parut se raviser. Puis elle partit en grommelant un « comme si j'en avais envie » pas franchement convaincant. Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas la suivre.

Bon sang, cette femme le rendait fou.

-Tu comptes le lui dire quand ?

Pour le coup, ce fut lui qui sursauta. Le fantôme d'Isabelle d'Isria venait d'apparaitre juste à côté de lui, le surprenant dans ses pensées peu catholiques.

-De quoi tu veux parler ?

La Marquise Sanglante lui coula un regard entendu, ce qui lui valut un juron de sa part.

-Elle n'a pas à le savoir. De toute façon, ça n'a pas encore dû se passer, vu qu'elle ne m'en a pas parlé.

-Cette jeune femme est complètement perdue, Nathaniel. Je pense qu'elle aurait besoin de savoir qui vous êtes l'un pour l'autre.

-Je ne suis encore personne pour elle.

Si elle n'avait pas été inconsistante, Isabelle lui aurait probablement donné une tape sur l'arrière de la tête, un geste de « tu es stupide ou quoi ? ».

-Morbleu ! s'exclama-t-elle à la place, en levant les bras au ciel. Avec tout ce que vous avez déjà vécu de son point de vue à elle, dans cette temporalité-ci, ça fait déjà assez pour que tu sois quelqu'un à ses yeux. Et en plus vous couchez ensemble !

-Nous ne sommes plus à l'époque où le sexe signifie quelque chose, la Marquise !

-Ça veut dire quoi, ça ? râla-t-elle, les poings sur les hanches. Je te signale que j'ai couché des années avec mon majordome avant de le tuer !

-Mais enfin, tu avais des sentiments pour Justin !

-Pour ce fils de chienne ? Jamais !

Même depuis tant d'années, elle refusait de l'avouer. Ce qui n'avait rien de vraiment surprenant, en fait. Lui-même avait gouté à la trahison, même si...

-Je suis la mieux placée pour pouvoir dire que parfois, il faut oublier les manigances, Nathaniel. Si j'avais laissé ma haine de côté, j'aurais pu aimer Lysandre plus longtemps.

Sa voix se brisa. Puis son fantôme s'évanouit dans les airs, ne laissant que regrets et tristesse derrière lui. Silencieux, le Millicent resta un long moment seul dans la cuisine, avant de monter dans son bureau. Il avait du travail.

Et malheureusement pour lui, son histoire ne concernait pas que lui. Il ne pouvait pas juste se contenter de rejoindre Élisa et de lui faire l'amour jusqu'à oublier son propre nom.

C'était l'avenir du monde surnaturel qui était en jeu.

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