16 juin
16 juin
Jesse
Non adepte des conversations téléphoniques, je prends mon courage à deux mains et compose le numéro d'Ellen. Seul moyen de la joindre puisqu'elle réside à New Haven à plus d'un milliers de kilomètres vers l'Est. Rousse aux yeux verts, elle est une vraie pile électrique et ne s'embarrasse pas avec mes états d'âme. Si elle veut me prendre dans ses bras pour m'éteindre, elle le fera. Je ne l'ai jamais repoussée cela dit. Son mari Jack est le portrait craché de papa et leur fils Drake – mon cousin – , aussi.
— Ma chérie, je suis contente de t'avoir au téléphone. Je pense souvent à toi. Le grand départ approche ?
— C'est aujourd'hui.
— C'est bien. C'est vite arrivé finalement.
— Le temps file.
Ou pas. Ma vie est au ralenti. Je m'emmerde. Bouger va me faire du bien. J'espère.
Je la laisse me parler de son quotidien à l'hôpital où elle exerce le métier difficile d'infirmière. C'est sa passion, elle ne s'en plaint pas. Un peu de nouvelles des deux hommes de sa vie puis nous raccrochons.
Je fixe l'écran sur lequel apparaît un fond d'écran quelconque pour ne pas me faire penser à Eux. La luminosité faiblit puis la photo disparaît.
Top départ.
Un dernier coup d'œil, tout est nickel, rien ne dépasse. Salon impeccable, la vue qui s'offre à moi au-delà des grandes baies vitrées sur l'extérieur vaut le détour. L'immensité bleue du Lac apaise quelques secondes mon tumulte intérieur, les flots sont à peu près calmes. À cette hauteur, on a l'impression d'être seul au monde grâce aux murs de verre s'étalant le long des pièces.
Je m'arrache à ma contemplation, une longue route m'attend. L'ascenseur m'amène au rez-de-chaussée, la tête baissée au-dessus de mes notes, je manque de rentrer dans quelqu'un.
— Miller, tu pars aujourd'hui ?
Hank, encore lui. Avec son coup du jour. Il ne fait jamais dans les relations suivies. À chaque fois une fille différente. Un défilé constant de poules sans véritable intérêt autre que pour ce qu'il a en tête. Les sauter et les faire crier.
C'est bien un homme.
Elle, elle me regarde en deux fois avec son tailleur chic et ses perles accrochées sur elle comme les décorations sur un sapin de noël.
Mon dieu !
Aucune personnalité ni originalité.
Son regard me juge et me catalogue explicitement garce et salope. Je l'emmerde.
Grognasse.
Elle me juge sans me connaître.
Comme tous les jours, j'ai enfilé mes boots, débardeur avec pantalon et veste de cuir. Un trait fin autour des yeux, mes cheveux tressés. Je ne vois pas ce qui cloche.
— Pourquoi tu as besoin de moi ? je lui lance par-dessus mon épaule sans m'arrêter.
— Bon voyage !
— Toi aussi !
Il ne va pas aller loin avec sa pimbêche, ce n'est pas le genre à faire des folies au lit, même s'il est plutôt doué !
Il dégage quelque chose de mystérieux, de sensible – comme une souffrance. Elles veulent toutes avoir le grand frisson, mais ça ne risque pas beaucoup d'arriver en faisant l'étoile de mer. C'est tout à fait le genre filles coincées et prude. Je ris intérieurement. Enfin je le ferai si j'en étais capable. C'est seulement ironique.
— À la revoyure, Jude, je lui souhaite en passant devant son guichet.
— Bonne route, Mademoiselle Miller.
Je le remercie d'un geste de la main et m'insère dans la chaleur de la rue animée.
J'enfourche ma Harley, enclenche le contact et me mets en route. Quatre mille kilomètres si je respecte la route. Me connaissant, je ne vais rien en faire.
Prête !
Première étape de mon périple : la traversée de l'Illinois.
Tout d'abord, comme tout touriste qui se respecte, je m'arrête chez Lou Mitchell's à cinq minutes de chez moi. L'établissement, présent depuis toujours sur la route 66, est un lieu incontournable.
Le plus gros des touristes ne se pressent pas encore pour entamer le long circuit, mon temps d'attente en est relativement raccourci. Ce ne sera plus le cas dans quelques jours.
Je m'installe au bar, salue la serveuse d'un signe de tête bref. Sûrement son premier jour, elle n'ose pas venir me voir. Ça commence bien. De toute évidence, elle est impressionnée. Faudra qu'elle prenne l'habitude, surtout ici, des bikers elle va en voir toute une palette. Ou alors mon bouclier d'ondes répulsives dissuade les gens partout où je me rends d'engager la conversation. Ce n'est pas improbable.
— Qu'est-ce que vous désirez ? parvient-elle à bafouiller sans fixer son regard sur moi.
— Frites et burger végé.
Elle n'attend pas son reste et file en cuisine. Je fronce les sourcils. Ai-je bien entendu un couinement ? Je ne fais pas autant peur que ça tout de même ? Elle devrait s'estimer heureuse. Je n'ai pas dit une grossièreté ni parler sèchement.
— Jesse ?
Quoi ? Vont pas commencer à m'emmerder ici ? Je cherche des yeux l'abruti qui semble me connaître. Un grand gaillard gauche affublé d'une tenue de cuisine, me fait face. On s'est déjà vus ? Pas entre mes jambes en tout cas.
— Tim, me précise-t-il face à mon absence de réaction.
Non, toujours pas. M'en cogne.
— Le lycée français en terminale.
Ah ! Une époque si lointaine.
— Oh ! Pas reconnu.
— Tu vas bien ?
J'ai l'air de bien aller ? Je ne réponds pas et hausse les épaules. S'il est un minimum observateur, il saura qu'il ne faut pas insister.
La serveuse n'en perd pas une miette, spectatrice malgré elle. Se triturant les doigts, elle ne la ramène pas. Elle semble avoir envie de se pisser dessus. Change de métier !
— Tu restes fidèle à toi-même, toujours aussi charmante.
À sa mimique, je ne perçois aucun jugement et il se rappelle la raison de ma froideur.
— J'ai pas l'intention de changer. Cuisinier ?
— Depuis sept ans. Je ne t'ai jamais vue dans les parages. Tu fais la route 66 ?
Il semble étonné. Habiter dans le coin depuis toujours est une condition pour ne pas avoir le droit de la faire ?
— Ouais.
— Cool, tu verras c'est splendide. Je l'ai fait il y a quelques années.
Je hoche la tête d'un air entendu, ses yeux évitent de trop rester posés sur moi. Au tintement de la clochette, la serveuse bondit sur ses pieds et disparaît en cuisine. Elle refait surface, dépose maladroitement mon assiette et repart aussi vite.
— Merci.
Mais elle ne m'a pas entendue.
— C'est sa première semaine, elle est intimidée. Je comprends mieux son état quand elle est venue en cuisine.
— Elle s'en remettra.
J'ai un nouveau mouvement d'épaules, je m'en fous un peu à vrai dire.
— Je n'en doute pas. Les touristes sont contents de faire la route, ils sourient, se sent-il obligé de justifier.
Sur un dernier regard, il regagne sa cuisine. Enfin tranquille pour manger. J'aurais eu besoin de compagnie, je me serais offert les services d'un connard de gigolo.
Je prends le temps de mâcher tranquillement le repas qui s'avère être plutôt bien cuisiné. Prête à lever le camp, la serveuse m'apporte l'addition avec beaucoup d'hésitation et les mains tremblantes.
Je la remercie, paie et sors sous un soleil écrasant. Lunettes solaires sur le nez et casque sur la tête, je chevauche ma Harley.
Joliet, Pontiac, Bloominghton, lincoln, Springfield.
Les premiers kilomètres puis les villes s'enchaînent tranquille. Je roule à une allure modérée. Je ne suis pas pressée d'arriver au terminus.
Le New Chain of Rocks Bridge – pont d'un peu plus d'un kilomètre et demi – enjambe le Mississippi et sonne presque la fin de ce premier jour de route.
472 kilomètres au total, j'arrive en fin de soirée à Saint-Louis dans le Missouri.
La réticence à me retrouver dans un lieu fréquenté me fait mettre le cap dans un coin reculé, assez désert. Rien dans le ventre depuis mon départ, le premier bar sur mon chemin fera l'affaire. Le lieu idéal est rapidement déniché. Je pousse les portes d'un Dîner et m'installe au comptoir.
— Qu'est-ce que vous voulez, ma jolie ?
Ma jolie ? Elle a de la chance d'être usagée !
— Vous avez quoi ?
— Une préférence ?
— Pas de viande.
— Je vois. J'ai ce qu'il vous faut.
Son pas traînant la fait disparaître derrière les portes battantes. À mon avis, elle a fait toute sa carrière ici, elle est vidée. Puisqu'elle est occupée en cuisine pour un petit moment, j'en profite pour détailler l'endroit. C'est très rétro, les proprios n'ont certainement jamais rénové. Sur le comptoir, les traces de verre s'étalent partout ainsi que sur les tables, témoins de bien des années de service et de beuveries. Ça a dû être beau dans le temps mais plus maintenant.
— Et voilà.
— Et c'est ?
— Burger aux protéines végétales. Idéal pour faire le plein.
— Merci.
— Je vous en prie, le cuisinier aime innover et ça tombe plutôt bien. Ce n'est plus souvent que l'on voit du monde autre que les habitants du coin. Vous faites la route ?
Je hoche la tête pour confirmer. Saisissant le message, elle part s'occuper de ses affaires.
Je mords dans le burger et dès la première bouchée, je trouve ça assez bien. Ça se mange quoi.
— C'est bon, je me sens obligée de dire pour la satisfaire.
— C'est Jim qui sera content. Le cuisinier, précise-t-elle en continuant à astiquer le zinc.
— Vous savez où je peux passer la nuit ici ?
— Oh oui, motel 6 un peu plus loin. C'est spartiate mais propre. Dites que vous venez de la part de Josie.
— OK, merci.
Elle me laisse finir, elle a dû cerner mon besoin d'être seule. Comme d'habitude. Bien que j'ai été polie et loquace ! Un exploit pour moi. Il y a bien longtemps que je n'ai pas fait la conversation à un étranger. Les seules fois où je leur décroche un mot sont pour les remettre à leur place ou les insulter.
Mon festin terminé, je glisse du tabouret et chope mon porte-feuille.
— Combien je vous dois ?
— C'est pour moi. J'insiste, me coupe-t-elle devinant que je vais insister moi aussi.
— Vous n'allez pas faire beaucoup de bénéfices si vous ne faites payer personne.
— Je ne le fais pas à tout le monde. Juste à ceux capables d'inspirer de la sympathie.
Je ricane jaune, si elle savait.
— Vous faites erreur, je ne suis pas cette personne.
— Oh si, plus que ce que vous ne pensez. Il suffit de vous ouvrir. Quand vous serez prête. Ça ne trompe pas tout le monde, votre apparence, réplique-t-elle en s'éloignant. Bonne journée.
Médusée, je la regarde partir nettoyer ses tables. Elle a chopé une insolation ? Ou alors les vapeurs d'alcools bon marché lui sont montées au cerveau ?
Je dépose tout de même dix dollars en sortant. De quoi alléger ma conscience bien assez torturée pour ne pas en rajouter.
Comme présenté par la gérante du Dîner, quelques kilomètres me séparent du motel. La chambre est simple mais propre, je n'en demande pas plus. Le réceptionniste a eu un moment d'hésitation de me voir débarquer comme une sauvage. Bon gars, il s'est abstenu de tout commentaire.
J'envoie un texto groupé à Lana, Ellen et Ruth – les drôles de dames. Les informer de l'endroit où je me trouve avant l'affolement des troupes. À leur rythme, elles me répondent d'un petit mot chacune. Aucune question en retour.
Une douche détend mes muscles raides. Séchée, je tresse mes cheveux et lave mes dents. Ma tenue de combat enfilée, je glisse entre les draps, pose mon bijou sur mes lèvres une poignée de secondes puis la remets à sa place et me laisse envahir par le sommeil.
Des bruits incongrus me sortent d'un rêve débile en plein milieu de la nuit.
Merde, c'est quoi ce bordel ?
Qui joue avec sa vie ?
J'ai cru à un cauchemar sur le coup. Tout à fait réveillée, les coups réguliers contre le mur me font penser à tout autre chose. Le cœur battant sourdement à tout rompre, ma main se pose dessus. Je me redresse. Des grandes inspirations oxygènent mon cerveau. Soudain, le calme. Je retrouve ma position allongée et ferme les yeux.
Le bruit reprend. Juste à côté forcément ! Apparemment une basse-cour s'envoie en l'air. Font chier, ils ne peuvent pas le faire en silence ?
Est-ce que je gueule comme une truie moi ? Le bras sur les yeux, je soupire longuement et leur donne deux minutes avant d'avoir la chance de faire ma rencontre. Je vais vite mettre fin à leur petite sauterie.
Impossible de dormir avec tout leur boucan. Tout le monde parvient à dormir dans ce boui-boui ?
Je suis sidérée. Pourquoi il n'y a que moi que ça gêne ?
Enfermés dans leur truc, ils n'ont pas l'air de se rendre compte du dérangement ni d'avoir l'intention de s'arrêter. J'y vais, je n'ai pas envie d'endurer leur connerie toute la nuit !
De la tranche du poing, je tambourine à la porte. Le silence se fait. Dix secondes plus tard, la porte s'ouvre sur un touriste typé européen.
Mince mon gars, je t'ai dérangé ?
— Vous avez bientôt fini votre délire ?
— Je ne pensais pas que nous faisions autant de bruit. Excusez-nous.
— C'est pas une raison.
— Nous ferons attention.
Vaut mieux pour toi mon bonhomme.
Il me détaille des pieds à la tête, semblant apprécier ce qu'il a devant lui. Je porte un large débardeur qui m'arrive aux genoux, rien de bien seyant. Le regard lubrique dont il me gratifie est intéressé. Pas de mystère, il aimerait que je me joigne à eux ! Aucune originalité ! Si je rentre dans sa piaule, mon intention serait à l'opposé de ses attentes.
— Quand t'auras fini de me reluquer, je pourrais aller dormir. Si toi et ta poupée mettez également une sourdine.
Il a la présence d'esprit de détourner le regard et de s'excuser. Je tourne les talons et regagne mon lit. Au moins, ça porte ses fruits, je n'entends plus rien.
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