14 juin (suite)

14 juin

15 heures

Jesse

Une heure à surveiller le bonhomme. Il a fallu que ça tombe sur lui. À la seconde où j'ai pénétré dans ce garage, les autres se sont barrés. La première visite, je n'avais pas vingt ans et l'un d'eux s'est cru malin. Sûr de lui, il m'a proposé d'être payé en nature. Il a fait la connaissance de mon poing. Ça l'a calmé.

Obligée de venir la faire réviser à plus de vingt kilomètres de chez moi, je patiente dans leur salle d'attente pourrie, les pieds sur la table basse. Bras croisés et yeux fixés, aucun de ses gestes ne m'échappe. Pas la peine de perdre mon temps à contempler la pièce. Des sièges usés, des murs blanc jauni, des magazines d'un ancien temps, des posters de grosses cochonnes dénudées... Rien ne donne envie de venir et pourtant !

Complètement paradoxal, aucun garage n'est implanté au départ de la route 66. Le mécano retourne derrière son comptoir, il a terminé. Je saute sur mes pieds et me poste devant lui.

— Tout est OK ?

— J'ai tout vérifié. Elle est comme neuve tellement vous en prenez bien soin. Aucun doute là-dessus.

— OK, merci.

Je règle la note, une bonne chose de faite. Mon bijou vient de passer le contrôle technique sans difficulté, pour ne pas avoir de mauvaise surprise en route. Ça serait bête. Quelques notions de mécanique de base, elle est bichonnée tous les jours. C'est la prunelle de mes yeux. Les vibrations entre mes jambes, elle a le don de me faire sentir vivante.

La première acquisition à ma majorité – délai légal pour toucher mon assurance vie – était l'ancienne version. J'ai bien évidemment passé mon permis juste avant. Je l'ai eu haut la main du premier coup. Une furieuse envie d'être indépendante a été ma principale motivation. Celle-ci est ma propriété depuis trois ans en remplacement, elle ne m'a jamais fait faux bond. Vu mon petit gabarit, mon choix s'est porté sur la Street 750. Du noir mat et du chrome. Une pure merveille.

Je fais un petit tour pour vérifier la bonne tenue de route comme me l'a certifié le mécanicien.

Je retourne chez moi et peaufine la liste de tout ce que je dois embarquer pour mon road trip. Je la relis plusieurs fois et coche chaque point. Rien ne semble manquer. Tout est ok. Me reste juste les vêtements à préparer.

Dans le néant de mon appartement, mon portable s'anime et me fait sursauter. Toutefois, ce n'est pas difficile de deviner l'identité de mon appelant. Seuls quatre numéros sont enregistrés dans mon répertoire. La majeure partie du temps, il est en mode silencieux.

Qui est le chanceux ?

J'ai le choix entre mes tantes Ruth ou Ellen, le Bludfire ou ma meilleure amie.

Lana.

C'est elle !

— Salut, Jesse. Je peux passer ?

— Ouais.

— Je suis là d'ici dix minutes.

Elle raccroche sans attendre ma réponse, habituée de mes silences et de ma non loquacité. Je pense avec nostalgie à notre amitié. Elle fait partie de ma vie depuis... la crèche.

On en a vu et fait ensemble. Vingt-cinq ans à se connaître et qu'elle me supporte, sans jamais m'avoir jugée. Elle a toujours été là. Dans les très bons comme dans les pires moments.

Il n'y a plus jamais eu de bons moments.

Néanmoins, elle va me manquer pendant ces six mois même si je ne lui en fait pas part. Bien évidemment. L'étalage de mes émotions est proscrit.

L'interphone m'avertit de son arrivée. Figurant sur la liste de mes visiteurs, les concierges ont l'habitude de la voir et la laisser monter.

Je suis dans ma chambre en train de fourrer les derniers vêtements dans mon sac lorsque j'entends sa clef tourner dans la serrure.

— Bonjour, Jesse, fait-elle de sa petite voix en fermant doucement la porte.

Je sors de ma tanière. Elle est belle. Ses cheveux bruns lui tombent maintenant en cascades jusqu'en bas de son dos. Ses yeux verts s'illuminent en se posant sur moi.

Je dois lever les miens pour pouvoir la regarder de près puisqu'elle me dépasse d'une tête. Elle est si mince. Elle est une énigme à elle toute seule. Comment réussit-elle l'exploit de ne s'être jamais envolée avec le vent légendaire de Chicago ?

Je ne suis pas objective. À côté d'elle, je fais petite crevette. Ce qui nous différencie, c'est qu'avec ses épaules voûtées, elle a l'air étrangère à son corps, sur le point de s'excuser de chaque mouvement.

Alors qu'elle ne m'en a jamais parlé, je la soupçonne d'avoir quelqu'un. Probablement pour ne pas me faire de peine ou tout simplement parce que ce n'est pas le bon. Je ne lui demande pas ce qu'il en est. Il suffirait de cette intrusion dans sa vie pour qu'elle s'empourpre. C'est personnel et je la connais trop bien. Si elle ne m'en a pas fait part, c'est qu'elle veut le garder pour elle. Pour le moment.

Elle est adorable et d'une timidité maladive. Un peu moins que lors de notre jeunesse ce qui fait encore trop.

— Tu vas bien ?

— Oui, triste que tu t'en ailles aussi longtemps. Désolée je ne pense qu'à moi, se reprend-elle en me voyant froncer les sourcils. Tu vas faire un super voyage, je suis contente pour toi.

Je ne veux pas qu'elle s'inquiète. Je sais me débrouiller seule.

— Merci Lana. Je suis impatiente de prendre la route.

— Tu m'enverras des textos de temps en temps ?

— Compte sur moi. Tu verras ce que tu rates.

— J'aurai aimé le voir de mes yeux mais je ne peux pas me permettre de partir aussi longtemps. Mon patron a besoin de moi en ce moment. C'est l'effervescence.

Une longue phrase. Une !

— Je sais. Un jour peut-être ?

Depuis notre adolescence, nous avons ce rêve un peu fou. Nous le ferons un jour, j'ai bon espoir.

— Avec plaisir. Tu as tout pris ?

J'énumère en comptant sur mes doigts, permis, assurance, argent, papiers, carte de crédit et plan de la route 66 ainsi qu'un sac à dos rempli de vêtements et nécessaire de toilette.

Je la vois se tripoter les doigts, elle est nerveuse...

Rien d'étonnant en soi. Juste un cran supplémentaire qui m'interpelle.

— Quoi ?

— Je peux te demander quelque chose ?

Si sérieuse. Je crains le pire. Elle ne va pas me demander de l'appeler tous les jours ?

— Tout dépend, mais vas-y pose ta question.

— Oh rien de grave ne t'inquiète pas...

Indécise et réservée, on a touché le jackpot avec Lana.

— Accouche Lana, je la presse gentiment.

— Tu te souviens de mon cousin Calvin ?

La bombe est lâchée et provoque une apocalypse.

Le temps se suspend.

Je ne m'y attendais pas. Mon cœur s'emballe et cogne. Il y a bien longtemps que je n'ai pas entendu ce prénom bien aimé. Depuis son départ à l'autre bout du pays, il n'a plus été évoqué. Il n'est jamais revenu.

Qui ne se souviendrait pas de Calvin ?

Mon premier et dernier baiser. Chassant ces souvenirs dont je ne veux plus savoir à quelles émotions je dois les attribuer, je reviens au moment présent.

Je ne vois pas le rapport avec mon départ.

— Ouais, vaguement. Pourquoi ?

— Quand tu le verras, tu pourras lui faire le bonjour de ma part et lui dire qu'il nous manque ?

Une longue phrase sans bégayer pour une demande qui lui tient manifestement à cœur. Je pourrais presque applaudir sa performance si je n'étais pas intérieurement perturbée.

— Qu'est-ce qui te fait dire que je le croiserai ?

— Il est souvent sur la 66 aux dernières nouvelles. Toujours dans le même coin, vers l'Oklahoma.

Des palpitations m'embrouillent le cerveau. Pour ne pas foutre en l'air le restant de ma santé mentale, je note à moi-même de ne pas m'attarder dans cette région. Et pourquoi pas, rayer cet État de mon itinéraire ?

Sage décision.

— Je verrai ça.

— Merci, Jesse

— J'ai encore rien fait, calme-toi.

Elle s'empourpre. Facile de lui faire perdre les moyens.

Puis elle sourit. Comme je disais, elle ne me juge pas, toujours égale à elle-même. Elle ne me tient pas rigueur de toujours tout envoyer promener. Elle sait et comprend.

Il fut un temps où nous étions très complices, un seul regard nous suffisait pour nous comprendre et communiquer silencieusement. Mais ça c'était avant.

Pour ce qui est de Calvin, je n'ai aucune envie de le croiser. Je ne veux pas ressentir quoi que ce soit. Avec les années passées, sûrement qu'il m'a oubliée. Et c'est tant mieux. Pas de complications dans ma vie organisée.

— Tu penses aller voir Ruth et Karl avant de partir ?

— Ça fait deux questions.

— Désolée.

Je lui fais un clin d'œil, qu'elle se détende. J'aime bien la faire marcher.

— Bien sûr, je vais aller les voir. Ils m'ont toujours soutenue.

— Ils seront contents. Tu as une date limite pour ton retour ?

Trois questions ! C'est le jour du laisser-aller ?

— Non pas vraiment.

Oui, j'ai une date butoir. Le seize novembre, je dois changer mon stérilet, je ne manquerai ça pour rien au monde. Ça ne regarde personne, je garde l'information pour moi. Ma principale motivation est que je ne veux surtout pas de comité d'accueil à mon retour. Rester dans le vague limite cette éventualité.

— Ok, tu veux que je t'aide pour quelque chose ?

Où est sa liste de questions ? Elle se surpasse !

Je lui montre mes deux sacs.

— J'ai fini, tout est là. Tu viendras t'assurer que tout va bien ?

— Bien sûr, tu peux compter sur moi. Une fois tous les quinze jours ?

— C'est très bien.

Nous nous interrogeons du regard. À priori, elle a l'air d'aller bien. Je ne lui pose jamais la question, pas que ça ne m'intéresse pas mais je vois à son regard que tout va pour le mieux et je n'ai pas envie de m'étendre.

Elle essaye de chercher dans le mien si tout va bien, mais mes yeux sont éteints. Elle n'insiste pas. Quoi dire ? Les mots sont inutiles.

— Je vais aux toilettes. Prends soin de toi.

— Prends soin de toi aussi.

Je déteste les au-revoir. Cette excuse signifie simplement qu'elle s'éclipse. Elle voudrait me prendre dans les bras de temps en temps, comme une amie. Je ne peux pas, je panique.

Ce qui est bien avec Lana, c'est qu'elle ne ferait pas un geste de trop ou insisterait.

Quoi qu'il en soit, elle reste l'une des rares personnes avec qui j'ai le plus de conversation.

J'entends la porte claquer, signe qu'elle est partie.

Je souffle, révoltée contre moi-même de ne pas être normale. Depuis onze putains d'années ! C'est quoi tous ces TOC, franchement ? Qu'est-ce qu'on va faire de toi ma vieille ? J'ai beau avoir vingt-six ans, je me sens plus proche de la fin qu'autre chose.

J'arrête de ruminer et me décide à me mettre un truc vite fait sous la dent. N'importe quoi fera l'affaire, du moment que ça se mange. De toute façon, tout me paraît presque fade quoi que j'avale. Je mangerais le même repas tous les jours que je m'en apercevrais sûrement pas.

Par habitude, je saisis la croix entre mes seins et la porte à mes lèvres. Je pense à Eux. La gorge nouée, je leur parle quelques instants en silence puis embrasse le métal.

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